L'imitation de Jésus Christ
L’IMITATION DE JESUS-CHRIST
Cette version française de L’Imitation de Jésus-Christ a été traduite du latin par Lamennais en 1824.
Le texte original date du quinzième siècle et est attribué à Thomas a Kempis (1380-1471), moine au Mont-Sainte-Agnès à Zwolle.
Traduction de l’Abbé Félicité de Lamennais avec des réflexions à la fin de chaque chapitre
Table des matières
Livre premier – Avis utiles pour entrer dans la vie intérieure
1 Qu’il faut imiter Jésus-Christ, et mépriser toutes les vanités du monde
2 Avoir d’humbles sentiments de soi-même
3 De la doctrine de la vérité
4 De la prévoyance dans les actions
5 De la lecture de l’Ecriture sainte
6 Des affections déréglées
7 Qu’il faut fuir l’orgueil et les vaines espérances
8 Eviter la trop grande familiarité
9 De l’obéissance et du renoncement à son propre sens
10 Qu’il faut éviter les entretiens inutiles
11 Des moyens d’acquérir la paix intérieure, et du soin d’avancer dans la vertu
12 De l’avantage de l’adversité
13 De la résistance aux tentations
14 Eviter les jugements téméraires, et ne se point rechercher soi-même
15 Des œuvres de charité
16 Qu’il faut supporter les défauts d’autrui
17 De la vie religieuse
18 De l’exemple des saints
19 Des exercices d’un bon religieux
20 De l’amour de la solitude et du silence
21 De la componction du cœur
22 De la considération de la misère humaine
23 De la méditation de la mort
24 Du jugement et des peines des pécheurs
25 Qu’il faut travailler avec ferveur à l’amendement de sa vie
Livre deuxième – Instruction pour avancer dans la vie intérieure
1 De la conversation intérieure
2 Qu’il faut s’abandonner à Dieu en esprit d’humilité
3 De l’homme pacifique
4 De la pureté d’esprit et de la droiture d’intention
5 De la considération de soi-même
6 De la joie d’une bonne conscience
7 Qu’il faut aimer Jésus-Christ par-dessus toutes choses
8 De la familiarité que l’amour établit entre Jésus et l’âme fidèle
9 De la privation de toute consolation
10 De la reconnaissance pour la grâce de Dieu
11 Du petit nombre de ceux qui aiment la Croix de Jésus-Christ
12 De la sainte voie de la Croix
Livre troisième – De la vie intérieure
1 Des entretiens intérieurs de Jésus-Christ avec l’âme fidèle
2 La vérité parle au dedans de nous sans aucun bruit de paroles
3 Qu’il faut écouter la parole de Dieu avec humilité, et que plusieurs ne la reçoivent pas comme ils le devraient
4 Qu’il faut marcher en présence de Dieu dans la vérité et l’humilité
5 Des merveilleux effets de l’amour divin
6 De l’épreuve du véritable amour
7 Qu’il faut cacher humblement les grâces que Dieu nous fait
8 Qu’il faut s’anéantir soi-même devant Dieu
9 Qu’il faut rapporter tout à Dieu comme à notre dernière fin
10 Qu’il est doux de servir Dieu et de mépriser le monde
11 Qu’il faut examiner et modérer les désirs du cœur
12 Qu’il faut s’exercer à la patience, et lutter contre ses passions
13 Qu’il faut obéir humblement, à l’exemple de Jésus-Christ
14 Qu’il faut considérer les secrets jugements de Dieu pour ne pas s’enorgueillir du bien qu’on fait
15 De ce que nous devons être et faire quand il s’élève quelque désir en nous
16 Qu’on ne doit chercher qu’en Dieu la vraie consolation
17 Qu’il faut remettre à Dieu le soin de ce qui nous regarde
18 Qu’il faut souffrir avec constance les misères de cette vie à l’exemple de Jésus-Christ
19 De la souffrance des injures, et de la véritable patience
20 De l’aveu de son infirmité, et des misères de cette vie
21 Qu’il faut établir son repos en Dieu, plutôt que dans tous les autres biens
22 Du souvenir des bienfaits de Dieu
23 De quatre choses importantes pour conserver la paix
24 Qu’il ne faut pas s’enquérir curieusement de la conduite des autres
25 En quoi consiste la vraie paix et le véritable progrès de l’âme
26 De la liberté du cœur, qui s’acquiert plutôt par la prière que par la lecture
27 Que l’amour de soi est le plus grand obstacle qui empêche l’homme de parvenir au souverain bien
28 Qu’il faut mépriser les jugements humains
29 Comment il faut invoquer et bénir Dieu dans l’affliction
30 Qu’il faut implorer le secours de Dieu, et attendre avec confiance le retour de sa grâce
31 Qu’il faut oublier toutes les créatures pour trouver le Créateur
32 De l’abnégation de soi-même
33 De l’inconstance du cœur, et que nous devons tout rapporter à Dieu comme à notre dernière fin
34 Qu’on ne saurait goûter que Dieu seul, et qu’on le goûte en toutes choses, quand on l’aime véritablement
35 Qu’on est toujours, durant cette vie, exposé à la tentation
36 Contre les vains jugements des hommes
37 Qu’il faut renoncer entièrement à soi-même pour obtenir la liberté du cœur
38 Comment il faut se conduire dans les choses extérieures, et recourir à Dieu dans les périls
39 Qu’il faut éviter l’empressement dans les affaires
40 Que l’homme n’a rien de bon de lui-même, et ne peut se glorifier de rien
41 Du mépris de tous les honneurs du temps
42 Qu’il ne faut pas que notre paix dépende des hommes
43 Contre la vaine science du siècle
44 Qu’il ne faut point s’embarrasser dans les choses extérieures
45 Qu’il ne faut pas croire tout le monde, et qu’il est difficile de garder une sage mesure dans ses paroles
45 Qu’il faut mettre sa confiance en Dieu, lorsqu’on est assailli de paroles injurieuses
47 Qu’il faut être prêt à souffrir pour la vie éternelle tout ce qu’il y a de plus pénible
48 De l’éternité bienheureuse et des misères de cette vie
49 Du désir de la vie éternelle, et des grands biens promis à ceux qui combattent courageusement
50 Comment un homme dans l’affliction doit s’abandonner entre les mains de Dieu
51 Qu’il faut s’occuper d’œuvres extérieures, quand l’âme est fatiguée des exercices spirituels
52 Que l’homme ne doit pas se juger digne des consolations de Dieu, mais plutôt de châtiment
53 Que la grâce ne fructifie point en ceux qui ont le goût des choses de la terre
54 Des divers mouvements de la nature et de la grâce
55 De la corruption de la nature, et de l’efficace de la grâce divine
56 Que nous devons nous renoncer nous-mêmes et imiter Jésus-Christ en portant la Croix
57 Qu’on ne doit pas se laisser trop abattre quand on tombe en quelques fautes
58 Qu’il ne faut pas chercher à pénétrer ce qui est au-dessus de nous, ni sonder les secrets jugements de Dieu
59 Qu’on doit mettre toute son espérance et toute sa confiance en Dieu seul
Livre quatrième – Du sacrement de l’Eucharistie
1 Avec quel respect il faut recevoir Jésus
2 Combien Dieu manifeste à l’homme sa bonté et son amour dans le Sacrement de l’Eucharistie
3 Qu’il est utile de communier souvent
4 Que Dieu répand des grâces abondantes en ceux qui communient dignement
5 De l’excellence du Sacrement de l’Autel, et de la dignité du Sacerdoce
6 Prière du chrétien avant la Communion
7 De l’examen de conscience, et de la résolution de se corriger
8 De l’oblation de Jésus-Christ sur la Croix et de la résignation de soi-même
9 Que nous devons nous offrir à Dieu avec tout ce qui est à nous, et prier pour tous
10 Qu’on ne doit pas facilement s’éloigner de la sainte Communion
11 Que le Corps de Jésus-Christ et l’Ecriture sainte sont très nécessaires à l’âme fidèle
12 Qu’on doit se préparer avec un grand soin à la sainte Communion
13 Que le fidèle doit désirer de tout son cœur de s’unir à Jésus-Christ dans la Communion
14 Du désir ardent que quelques âmes saintes ont de recevoir le Corps de Jésus-Christ
15 Que la grâce de la dévotion s’acquiert par l’humilité et l’abnégation de soi-même
16 Qu’il faut dans la Communion, exposer ses besoins à Jésus-Christ, et lui demander sa grâce
17 Du désir ardent de recevoir Jésus-Christ
18 Qu’on ne doit pas chercher à pénétrer le mystère de l’Eucharistie, mais qu’il faut soumettre ses sens à la Foi.
Livre premier – Avis utiles pour entrer dans la vie intérieure
1. Qu’il faut imiter Jésus-Christ, et mépriser toutes les vanités du monde
Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, dit le Seigneur. Ce sont les paroles de Jésus-Christ, par lesquelles il nous exhorte à imiter sa conduite et sa vie, si nous voulons être vraiment éclairés et délivrés de tout aveuglement du cœur. Que notre principale étude soit donc de méditer la vie de Jésus-Christ. La doctrine de Jésus-Christ surpasse toute doctrine des Saints: et qui posséderait son esprit y trouverait la manne cachée. Mais il arrive que plusieurs, à force d’entendre l’Evangile, n’en sont que peu touchés, parce qu’ils n’ont point l’esprit de Jésus-Christ. Voulez-vous comprendre parfaitement et goûter les paroles de Jésus-Christ? Appliquez-vous à conformer toute votre vie à la sienne. Que vous sert de raisonner profondément sur la Trinité, si vous n’êtes pas humble, et que par-là vous déplaisez à la Trinité? Certes, les discours sublimes ne font pas l’homme juste et saint, mais une vie pure rend cher à Dieu. J’aime mieux sentir la componction que d’en savoir la définition. Quand vous sauriez toute la Bible par coeur et toutes les sentences des philosophes, que vous servirait tout cela sans la grâce et la charité? Vanité des vanités, tout n’est que vanité, hors aimer Dieu et le servir lui seul. La souveraine richesse est de tendre au royaume du ciel par le mépris du monde. Vanité donc, d’amasser des richesses périssables et d’espérer en elles. Vanité, d’aspirer aux honneurs et de s’élever à ce qu’il y a de plus haut. Vanité, de suivre les désirs de la chair et de rechercher ce dont il faudra bientôt être rigoureusement puni. Vanité, de souhaiter une longue vie et de ne pas se soucier de bien vivre. Vanité, de ne penser qu’à la vie présente et de ne pas prévoir ce qui la suivra. Vanité, de s’attacher à ce qui passe si vite et de ne pas se hâter vers la joie qui ne finit point. Rappelez-vous souvent cette parole du Sage: L’oeil n’est pas rassasié de ce qu’il voit, ni l’oreille remplie de ce qu’elle entend. Appliquez-vous donc à détacher votre coeur de l’amour des choses visibles, pour le porter tout entier vers les invisibles, car ceux qui suivent l’attrait de leurs sens souillent leur âme et perdent la grâce de Dieu.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 1
Nous n’avons ici-bas qu’un intérêt, celui de notre salut, et nul ne peut être sauvé qu’en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. La foi en sa parole, l’obéissance à ses commandements, l’imitation de ses vertus, voilà la vie, il n’y en a point d’autre: tout le reste est vanité, et j’ai vu, dit le Sage, que l’homme n’a rien de plus de tous les travaux dont il se consume sous le soleil: richesses, plaisirs, grandeurs, qu’est ce que cela, lorsqu’on jette le corps dans la fosse, et que l’âme s’en va dans son éternité? Pensez-y dès aujourd’hui, dès ce moment même: car demain peut-être il ne sera plus temps. Travaillez pendant que le jour luit: hâtez-vous d’amasser un trésor qui ne périsse point: la nuit vient où on ne peut rien faire. De stériles désirs ne vous sauveront pas: ce sont des œuvres que Dieu veut. Or donc imitez Jésus, si vous voulez vivre éternellement avec Jésus.
2. Avoir d’humbles sentiments de soi-même
Tout homme désire naturellement de savoir; mais la science sans la crainte de Dieu, que vaut-elle? Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus du philosophe superbe qui, se négligeant lui-même, considère le cours des astres. Celui qui se connaît bien se méprise, et ne se plaît point aux louanges des hommes. Quand j’aurais toute la science du monde, si je n’ai pas la charité, à quoi cela me servirait-il devant Dieu, qui me jugera sur mes oeuvres? Modérez le désir trop vif de savoir; on ne trouvera là qu’une grande dissipation et une grande illusion. Les savants sont bien aise de paraître et de passer pour habiles. Il y a beaucoup de choses qu’il importe peu ou qu’il n’importe point à l’âme de connaître; et celui-là est bien insensé qui s’occupe d’autre chose que de ce qui intéresse son salut. La multitude des paroles ne rassasie point l’âme; mais une vie sainte rafraîchit l’esprit et une conscience pure donne une grande confiance près de Dieu. Plus et mieux vous savez, plus vous serez sévèrement jugé, si vous n’en vivez pas plus saintement. Quelque art et quelque science que vous possédiez, n’en tirez donc point de vanité; craignez plutôt à cause des lumières qui vous ont été données. Si vous croyez beaucoup savoir, et être perspicace, souvenez-vous que c’est peu de chose près de ce que vous ignorez. Ne vous élevez point en vous-même, avouez plutôt votre ignorance. Comment pouvez-vous songer à vous préférer à quelqu’un, tandis qu’il y en a tant de plus doctes que vous, et de plus instruits en la loi de Dieu? Voulez-vous apprendre et savoir quelque chose qui vous serve? Aimez à vivre inconnu et à n’être compté pour rien. La science la plus haute et la plus utile est la connaissance exacte et le mépris de soi-même. Ne rien s’attribuer et penser favorablement des autres, c’est une grande sagesse et une grande perfection. Quand vous verriez votre frère commettre ouvertement une faute, même une faute très grave, ne pensez pas cependant être meilleur que lui; car vous ignorez combien de temps vous persévérerez dans le bien. Nous sommes tous fragiles, mais croyez que personne n’est plus fragile que vous.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 2
L’orgueil a perdu l’homme, l’humilité le relève et le rétablit en grâce avec Dieu: son mérite n’est pas dans ce qu’il sait mais dans ce qu’il fait. La science sans les œuvres ne le justifiera point au tribunal suprême, elle aggravera plutôt son jugement. Ce n’est pas que la science n’ait ses avantages, puisqu’elle vient de Dieu: mais elle cache un grand piège et une grande tentation. Elle enfle, dit l’Apôtre: elle nourrit le superbe, elle inspire une secrète préférence de soi, préférence criminelle et folle en même temps, car la science la plus étendue n’est qu’un autre genre d’ignorance, et la vraie perfection consiste uniquement dans les dispositions du coeur. N’oublions jamais que nous ne sommes rien, que nous ne possédons en propre que le péché, que la justice veut que nous nous abaissions au-dessous de toutes les créatures, et que dans le royaume de Jésus-Christ, les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers.
L’Imitation de Jésus-Christ Livre premier-Avis utiles pour entrer dans la vie intérieure
3. De la doctrine de la vérité
Heureux celui que la vérité instruit elle-même, non par des figures et des paroles qui passent, mais en se montrant telle qu’elle est. Notre raison et nos sens voient peu, et nous trompent souvent. A quoi servent ces disputes subtiles sur des choses cachées et obscures, qu’au jugement de Dieu on ne vous reprochera point d’avoir ignorées? C’est une grande folie de négliger ce qui est utile et nécessaire pour s’appliquer au contraire curieusement à ce qui nuit. Nous avons des yeux, et nous ne voyons point. Que nous importe ce qu’on dit sur les genres et sur les espèces? Celui à qui parle le Verbe éternel est délivré de bien des opinions. Tout vient de ce Verbe unique, de lui procède toute parole, il en est le principe, et c’est lui qui parle en dedans de nous. Sans lui nulle intelligence, sans lui nul jugement n’est droit. Celui pour qui une seule chose est tout, qui rappelle tout à cette unique chose, et voit tout en elle, ne sera point ébranlé, et son coeur demeurera dans la paix de Dieu. O Vérité, qui êtes Dieu, faites que je sois un avec vous dans un amour éternel! Souvent j’éprouve un grand ennui à force de lire et d’entendre; en vous est tout ce que je désire, tout ce que je veux. Que tous les docteurs se taisent, que toutes les créatures soient dans le silence devant vous: parlez-moi vous seul. Plus un homme est recueilli en lui-même, et dégagé des choses extérieures, plus son esprit s’étend et s’élève sans aucun travail, parce qu’il reçoit d’en haut la lumière de l’intelligence. Une âme pure, simple, formée dans le bien, n’est jamais dissipée au milieu même des plus nombreuses occupations, parce qu’elle fait tout pour honorer Dieu, et que, tranquille en elle-même, elle tâche de ne se rechercher en rien. Qu’est-ce qui vous fatigue et vous trouble, si ce n’est les affections immortifiées de votre coeur? L’homme bon et vraiment pieux dispose d’abord au-dedans de lui tout ce qu’il doit faire au-dehors; il ne se laisse point entraîner, dans ses actions, au désir d’une inclination vicieuse, mais il les soumet à la règle d’une droite raison. Qui a un plus rude combat à soutenir que celui qui travaille à se vaincre? C’est là ce qui devrait nous occuper uniquement: combattre contre nous-mêmes, devenir chaque jour plus forts contre nous, chaque jour faire quelques progrès dans le bien. Toute perfection, dans cette vie, est mêlée de quelque imperfection: et nous ne voyons rien qu’à travers je ne sais quelle fumée. L’humble connaissance de vous-même est une voie plus sûre pour aller à Dieu que les recherches profondes de la science. Ce n’est pas qu’il faille blâmer la science, ni la simple connaissance d’aucune chose; car elle est bonne en soi, et dans l’ordre de Dieu; seulement on doit préférer toujours une conscience pure et une vie sainte. Mais, parce que plusieurs s’occupent davantage de savoir que de bien vivre, ils s’égarent souvent, et ne retirent que peu ou point de fruit de leur travail. Oh! s’ils avaient autant d’ardeur pour extirper leurs vices et pour cultiver la vertu que pour remuer de vaines questions, on ne verrait pas tant de maux et de scandales dans le peuple, ni tant de relâchement dans les monastères. Certes, au jour du jugement on ne nous demandera point ce que nous avons lu, mais ce que nous avons fait; ni si nous avons bien parlé, mais si nous avons bien vécu. Dites-moi où sont maintenant ces maîtres et ces docteurs que vous avez connus lorsqu’ils vivaient encore, et lorsqu’ils florissaient dans leur science? D’autres occupent à présent leur place, et je ne sais s’ils pensent seulement à eux. Ils semblaient, pendant leur vie, être quelque chose, et maintenant on n’en parle plus. Oh! que la gloire du monde passe vite! Plût à Dieu que leur vie eût répondu à leur science! Ils auraient lu alors et étudié avec fruit. Qu’il y en a qui se perdent dans le siècle par une vaine science, et par l’oubli du service de Dieu. Et, parce qu’ils aiment mieux être grands que d’être humbles, ils s’évanouissent dans leurs pensées. Celui-là est vraiment grand, qui a une grande charité. Celui-là est vraiment grand, qui est petit à ses propres yeux, et pour qui la plus grande gloire n’est qu’un pur néant. Celui-là est vraiment sage, qui, pour gagner Jésus-Christ, regarde comme de l’ordure, du fumier toutes les choses de la terre. Celui-là possède la vraie science, qui fait la volonté de Dieu et renonce à la sienne.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 3
Il y a deux doctrines, mais il n’y a qu’une vérité. Il y a deux doctrines: l’une de Dieu, immuable comme lui, l’autre de l’homme, changeante comme lui. La Sagesse incréée, le Verbe divin, répand la première dans les âmes préparées à la recevoir. Et la lumière qu’elle leur communique est une partie d’elle-même, de la vérité substantielle et toujours vivante. Offerte à tous, elle est donnée avec plus d’abondance à l’humble de coeur. Et comme elle ne vient pas de lui, qu’elle peut à chaque instant lui être retirée, qu’elle ne dépend en aucune façon de l’intelligence qu’elle éclaire, il la possède sans être tenté de vaine complaisance dans sa possession. La doctrine de l’homme, au contraire, flatte son orgueil, parce qu’il en est le père: "Cette idée m’appartient, j’ai dit cela le premier, on ne savait rien là-dessus avant moi." Esprit superbe, voilà ton langage. Mais bientôt on conteste à cette puissante raison ce qui fait sa joie; on rit de ses idées fausses qu’elle a crues vraies, de ses découvertes imaginaires. Le lendemain on n’y pense plus, et le temps emporte jusqu’au nom de l’insensé qui ne vécut que pour être immortel sur la terre. O Jésus, daignez mettre en moi votre vérité sainte, et qu’elle me préserve à jamais des égarements de mon propre esprit!
4. De la prévoyance dans les actions
Il ne faut pas croire à toute parole, ni obéir à tout mouvement intérieur, mais peser chaque chose selon Dieu, avec prudence et avec une longue attention. Hélas! nous croyons et nous disons plus facilement des autres le mal que le bien, tant nous sommes faibles. Mais les parfaits n’ajoutent pas foi aisément à tout ce qu’ils entendent, parce qu’ils connaissent l’infirmité de l’homme, enclin au mal et léger dans ses paroles. C’est une grande sagesse que de ne point agir avec précipitation, et de ne pas s’attacher obstinément à son propre sens. Il est encore de la sagesse de ne pas croire indistinctement tout ce que les hommes disent, et ce qu’on a entendu et cru, de ne point aller aussitôt le rapporter aux autres. Prenez conseil d’un homme sage et de conscience; et laissez-vous guider par un autre qui vaille mieux que vous, plutôt que de suivre vos propres pensées. Une bonne vie rend l’homme sage selon Dieu, et lui donne une grande expérience. Plus on sera humble et soumis à Dieu, plus on aura de sagesse et de paix en toutes choses.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 4
Dieu devant être la dernière fin de nos actions comme de nos désirs, il est nécessaire qu’en agissant nous évitions de nous abandonner aux mouvements précipités de la nature, dont le penchant est de tout rapporter à soi. Et comme nul ne se connaît lui-même, et ne peut dès lors être son propre guide, la sagesse veut que nous ne hasardions aucune démarche de quelque importance avant d’avoir pris conseil, en esprit de soumission et d’humilité. Cette juste défiance de soi prévient les chutes et purifie le coeur.
Le conseil vous gardera, dit l’Ecriture.
5. De la lecture de l’Ecriture sainte
Il faut chercher la vérité dans l’Ecriture sainte et non l’éloquence. Toute l’Ecriture doit être lue dans le même esprit qui l’a dictée. Nous devons y chercher l’utilité plutôt que la délicatesse du langage. Nous devons lire aussi volontiers des livres simples et pieux que les livres profonds et sublimes. Ne vous prévenez point contre l’auteur; mais, sans vous inquiéter s’il a peu ou beaucoup de science, que le pur amour de la vérité vous porte à le lire. Considérez ce qu’on vous dit, sans chercher qui le dit. Les hommes passent, mais la vérité du Seigneur demeure éternellement. Dieu nous parle en diverses manières, et par des personnes très diverses. Dans la lecture de l’Ecriture sainte, souvent notre curiosité nous nuit, voulant examiner et comprendre lorsqu’il faudrait passer simplement. Si vous voulez en retirer du fruit, lisez avec humilité, avec simplicité, avec foi, et ne cherchez jamais à passer pour habile. Aimez à interroger; écoutez en silence les paroles des saints, et ne méprisez point les sentences des vieillards, car elles ne sont pas proférées en vain.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 5
Qu’est-ce que la raison comprend? Presque rien: mais la foi embrasse l’infini. Celui qui croit est donc bien au-dessus de celui qui raisonne, et la simplicité de cœur bien préférable à la science qui nourrit l’orgueil. C’est le désir de savoir qui perdit le premier homme: il cherchait la science, il trouva la mort. Dieu, qui nous parle dans l’Ecriture, n’a pas voulu satisfaire notre vaine curiosité, mais nous éclairer sur nos devoirs, exercer notre foi, purifier et nourrir notre âme par l’amour des vrais biens, qui sont tous renfermés en lui. L’humilité d’esprit est donc la disposition la plus nécessaire pour lire avec fruit les livres saints, et c’est déjà avoir profité beaucoup que de comprendre combien ils sont au-dessus de notre raison faible et bornée.
6. Des affections déréglées
Dès que l’homme commence à désirer quelque chose de manière désordonnée, aussitôt il devient inquiet en lui-même. Le superbe et l’avare n’ont jamais de repos, mais le pauvre et l’humble d’esprit vivent dans l’abondance de la paix. L’homme qui n’est pas encore parfaitement mort à lui-même est bien vite tenté, et il succombe dans les plus petites choses. Celui dont l’esprit est encore infirme, appesanti par la chair et incliné vers les choses sensibles, a grand-peine à se détacher entièrement des désirs terrestres. C’est pourquoi, lorsqu’il se refuse à les satisfaire, souvent il éprouve de la tristesse, et il est disposé à l’impatience quand on lui résiste. Que, s’il a obtenu ce qu’il convoitait, aussitôt le remords de la conscience pèse sur lui, parce qu’il a suivi sa passion, qui ne sert de rien pour la paix qu’il cherchait. C’est en résistant aux passions, et non en leur cédant, qu’on trouve la véritable paix du coeur. Point de paix donc dans le cœur de l’homme charnel, de l’homme livré aux choses extérieures: la paix est le partage de l’homme fervent et spirituel.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 6
Un joug pesant accable les enfants d’Adam, fatigués sans relâche par les convoitises de la nature corrompue. Succombent-ils, la tristesse, le trouble, l’amertume, le remords, s’emparent aussitôt de leur âme. "Superbe encore au fond de l’ignominie, inquiet et las de moi-même," dit saint Augustin en racontant les désordres de sa jeunesse, "je m’en allais loin de vous, ô mon Dieu, à travers des voies toutes semées de stériles douleurs." Il en coûte plus à l’homme de céder à ses penchants que de les vaincre; et si le combat contre les passions est dur, une paix ineffable en est le fruit. Appelons le Seigneur à notre aide dans ce saint combat; n’en craignons point le travail, il sera court: aujourd’hui, demain, et puis le repos éternel!
7. Qu’il faut fuir l’orgueil et les vaines espérances
Insensé celui qui met son espérance dans les hommes ou dans quelque créature que ce soit. N’ayez point de honte de servir les autres, et de paraître pauvre en ce monde pour l’amour de Jésus-Christ. Ne vous appuyez point sur vous-même, et ne vous reposez que sur Dieu seul. Faites ce qui est en vous, et Dieu secondera votre bonne volonté. Ne vous confiez point en votre science, ni dans l’habileté d’aucune créature, mais plutôt dans la grâce de Dieu qui aide les humbles et qui humilie les présomptueux. Ne vous glorifiez point dans les richesses que vous pouvez avoir, ni dans la puissance de vos amis, mais en Dieu, qui donne tout, et qui, par-dessus tout, désire encore se donner lui-même. Ne vous élevez point à cause de la force ou de la beauté de votre corps, qu’une légère infirmité abat et flétrit. N’ayez point de complaisance en vous-même à cause de votre esprit ou de votre habileté, de peur de déplaire à Dieu, de qui vient tout ce que vous avez reçu de bon de la nature. Ne vous estimez pas meilleur que les autres; peut-être êtes-vous pire aux yeux de Dieu, qui sait ce qu’il y a dans l’homme. Ne vous enorgueillissez pas de vos bonnes œuvres, car les jugements de Dieu sont autres que ceux des hommes, et ce qui plaît aux hommes, souvent lui déplaît. S’il y a quelque bien en vous, croyez qu’il y en a plus dans les autres, afin de conserver l’humilité. Vous ne hasardez rien à vous mettre au-dessous de tous, mais il vous serait très nuisible de vous préférer à un seul. L’homme humble jouit d’une paix inaltérable, la colère et l’envie troublent le cœur du superbe.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 7
En considérant la faiblesse de l’homme, la fragilité de sa vie, les souffrances dont il est assailli de toutes parts, les ténèbres de sa raison, les incertitudes de sa volonté inclinée au mal dès l’enfance, on s’étonne qu’un seul mouvement d’orgueil puisse s’élever dans une créature si misérable, et cependant l’orgueil est le fond même de notre nature dégradée. Selon la pensée d’un Père, "il nous sépare de la sagesse, il fait que nous voulons être nous-mêmes notre bien, comme Dieu lui-même est son bien" tant il y a de folie dans le crime! C’est alors que l’homme se recherche et s’admire dans tout ce qui le distingue des autres et l’agrandit à ses propres yeux, dans les avantages du corps, de l’esprit, de la naissance, de la fortune, de la grâce même, abusant ainsi à la fois des dons du Créateur et du Rédempteur. Oh! que ce désordre est effrayant, et combien nous devons trembler lorsque nous découvrons en nous un sentiment de vaine complaisance, ou qu’il nous arrive de nous préférer à l’un de nos frères. Rappelons-nous souvent le pharisien de l’Evangile, sa fausse piété si contente d’elle-même et si coupable devant Dieu, son mépris pour le publicain qui s’en alla justifié à cause de l’humble aveu de sa misère, et disons au fond du coeur avec celui-ci: Mon Dieu! ayez pitié de moi pauvre pécheur.
8. Eviter la trop grande familiarité
N’ouvrez pas votre cœur à tous indistinctement; mais confiez ce qui vous touche à l’homme sage et craignant Dieu. Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du monde. Ne flattez point les riches, et ne désirez point de paraître devant les grands. Recherchez les humbles, les simples, les personnes de piété et de bonnes mœurs, et ne vous entretenez que de choses édifiantes. N’ayez de familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu toutes celles qui sont vertueuses. Ne souhaitez d’être familier qu’avec Dieu et les anges, et évitez d’être connu des hommes. Il faut avoir de la charité pour tout le monde, mais la familiarité ne convient point. Il arrive que, sans la connaître, on estime une personne sur sa bonne réputation, mais, en se montrant, elle détruit l’opinion qu’on avait d’elle. Nous nous imaginons quelquefois plaire aux autres par nos assiduités, et c’est plutôt alors que nous commençons à leur déplaire par les défauts qu’ils découvrent en nous.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 8
Il faut se prêter aux hommes, et ne se donner qu’à Dieu. Un commerce trop étroit avec la créature partage l’âme et l’affaiblit: elle doit viser plus haut. Notre conversation est dans le ciel, dit l’Apôtre.
9. De l’obéissance et du renoncement à son propre sens
C’est quelque chose de bien grand que de vivre sous un supérieur, dans l’obéissance, et de ne pas dépendre de soi-même. Il est beaucoup plus sûr d’obéir que de commander. Quelques-uns obéissent plutôt par nécessité que par amour, et ceux-là, toujours souffrants, sont portés au murmure. Jamais ils ne posséderont la liberté d’esprit, à moins qu’ils ne se soumettent de tout leur cœur, à la cause de Dieu. Allez où vous voudrez, vous ne trouverez de repos que dans une humble soumission à la conduite d’un supérieur. Plusieurs s’imaginant qu’ils seraient meilleurs en d’autres lieux, ont été trompés par cette idée de changement. Il est vrai que chacun aime à suivre son propre sens, et a plus d’inclination pour ceux qui pensent comme lui. Mais si Dieu est au milieu de nous, il est quelquefois nécessaire de renoncer à notre sentiment pour le bien de la paix. Quel est l’homme si éclairé qu’il sache tout parfaitement? Ne vous fiez donc pas trop à votre sentiment, mais écoutez aussi volontiers celui des autres. Si votre sentiment est bon, et qu’à cause de Dieu vous l’abandonniez pour en suivre un autre, vous en retirerez plus d’avantage. J’ai souvent ouï dire qu’il est plus sûr d’écouter et de recevoir un conseil que de le donner. Car il peut arriver que le sentiment de chacun soit bon; mais ne vouloir pas céder aux autres, lorsque l’occasion ou la raison le demande, c’est la marque d’un esprit superbe et opiniâtre.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 9
Le Christ s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix.
Qui oserait après cela refuser d’obéir? Nul ordre dans le monde, nulle vie que par l’obéissance: elle est le lien des hommes entre eux et avec leur auteur, le fondement de la paix et le principe de l’harmonie universelle. La famille, la cité, l’Eglise ou la grande société des intelligences ne subsistent que par elle et la perfection la plus haute n’est, pour les créatures, qu’une plus parfaite obéissance; elle seule nous garantit de l’erreur et du péché. Qu’est-ce-que l’erreur? La pensée d’un esprit faillible, qui ne reconnaît point de maître et n’obéit qu’à soi. Qu’est-ce-que le péché? L’acte d’une volonté corrompue, qui ne reconnaît point de maître et n’obéit qu’à soi. Mais à qui devons-nous obéir? A un homme comme nous? Non, non; l’homme n’a sur l’homme aucun légitime empire; son pouvoir n’est que la force, et quand il commande en son propre nom, il usurpe insolemment un droit qui ne lui appartient en aucune manière. Dieu est l’unique monarque, et toute autorité légitime est un écoulement, une participation de sa puissance éternelle, infinie. Ainsi, comme l’enseigne l’Apôtre, tout pouvoir vient de Dieu, et il est soumis à une règle divine, aussi bien dans l’ordre temporel que dans l’ordre religieux; de sorte qu’en obéissant au pontife, au prince, au père, à quiconque est réellement le ministre de Dieu pour le bien, c’est à Dieu seul qu’on obéit. Heureux celui qui comprend cette céleste doctrine. Délivré de la servitude de l’erreur et des passions, de la servitude de l’homme, il jouit de la vraie liberté des enfants de Dieu.
10. Qu’il faut éviter les entretiens inutiles
Evitez autant que vous pourrez le tumulte du monde, car il y a du danger à s’entretenir des choses du siècle, même avec une intention pure. Bientôt la vanité souille l’âme et la captive. Je voudrais plus souvent m’être tu, et ne m’être point trouvé avec les hommes. D’où vient que nous aimions tant à parler et à converser lorsque si rarement il arrive que nous rentrions dans le silence avec une conscience qui ne soit point blessée? C’est que nous cherchons dans ces entretiens une consolation mutuelle et un soulagement pour notre cœur fatigué de pensées contradictoires. Nous nous plaisons à parler, à occuper notre esprit de ce que nous aimons, de ce que nous souhaitons, de ce qui contrarie nos désirs. Mais souvent, hélas! bien vainement; car cette consolation extérieure n’est pas un médiocre obstacle à la consolation que Dieu donne intérieurement. Il faut donc veiller et prier, afin que le temps ne se passe pas sans fruit. S’il est permis, s’il convient de parler, parlez de ce qui peut édifier. La mauvaise habitude et le peu de soin de notre avancement nous empêchent d’observer notre langue. Cependant de pieuses conférences sur les choses spirituelles, entre des personnes unies selon Dieu et animées d’un même esprit, servent beaucoup au progrès dans la perfection.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 10
Il est écrit que nous rendrons compte, au jour du jugement, même d’une parole oiseuse. Ne nous étonnons pas de tant de rigueur; tout est sérieux dans la vie humaine, dont chaque moment peut avoir de si formidables conséquences. Ce temps, que vous dissipez en des entretiens inutiles, vous était donné pour gagner le ciel. Comparez la fin pour laquelle vous l’avez reçu avec l’usage que vous en faites. Et cependant, que savez-vous s’il vous sera seulement accordé une heure de plus?
11. Des moyens d’acquérir la paix intérieure, et du soin d’avancer dans la vertu
Nous pourrions jouir d’une grande paix, si nous voulions ne nous point occuper de ce que disent et de ce que font les autres et de ce dont nous ne sommes point chargés. Comment peut-il être longtemps en paix, celui qui s’embarrasse de soins étrangers, qui cherche à se répandre au-dehors, et ne se recueille que peu ou rarement en lui-même? Heureux les simples, parce qu’ils posséderont une grande paix! Comment quelques saints se sont-ils élevés à un si haut degré de vertu et de contemplation? C’est qu’ils se sont efforcés de mourir à tous les désirs de la terre, et qu’ils ont pu ainsi s’unir à Dieu par le fond le plus intime de leur cœur, et s’occuper librement d’eux-mêmes. Pour nous, nous sommes trop à nos passions, et trop inquiets de ce qui se passe. Rarement nous surmontons parfaitement un seul vice, nous n’avons point d’ardeur pour faire chaque jour quelques progrès, et ainsi nous restons tièdes et froids. Si nous étions tout à fait morts à nous-mêmes et moins préoccupés au-dedans de nous, alors nous pourrions aussi goûter les choses de Dieu et acquérir quelque expérience de la céleste contemplation. Le plus grand, l’unique obstacle, c’est qu’asservis à nos passions et à nos convoitises, nous ne faisons aucun effort pour entrer dans la voie parfaite des saints. Et, s’il arrive que nous éprouvions quelque légère adversité, nous nous laissons aussitôt abattre, et nous recourons aux consolations humaines. Si tels que des soldats généreux, nous demeurions fermes dans le combat, nous verrions certainement le secours de Dieu descendre sur nous du ciel. Car il est toujours prêt à aider ceux qui résistent et qui espèrent en sa grâce, et c’est lui qui nous donne des occasions de combattre, afin de nous rendre victorieux. Si nous plaçons uniquement le progrès de la vie chrétienne dans les observances extérieures, notre dévotion sera de peu de durée. Mettons donc la cognée à la racine de l’arbre, afin que dégagés des passions, nous possédions notre âme en paix. Si nous déracinions chaque année un seul vice, bientôt nous serions parfaits. Mais nous sentons souvent, au contraire, que nous étions meilleurs et que notre vie était plus pure, lorsque nous quittâmes le siècle, qu’après plusieurs années de profession. Nous devrions croître chaque jour en ferveur et en vertu, et maintenant on compte pour beaucoup d’avoir conservé une partie de sa ferveur. Si nous nous faisions d’abord un peu de violence, nous pourrions tout faire ensuite aisément et avec joie. Il est dur de renoncer à ses habitudes, mais il est plus dur encore de courber sa propre volonté. Cependant, si vous ne savez pas vous vaincre en des choses légères, comment remporterez-vous des victoires plus difficiles? Résistez dès le commencement à votre inclination, rompez sans aucun retard toute habitude mauvaise, de peur que peu à peu elle ne vous engage dans de plus grandes difficultés. Oh! si vous considériez quelle paix ce serait pour vous, quelle joie pour les autres, en vivant comme vous le devez, vous auriez, je crois, plus d’ardeur pour votre avancement spirituel.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 11
Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix, non comme le monde la donne. Quelle aimable douceur! quel touchant amour dans ces paroles de Jésus-Christ et en même temps quelle instruction profonde! Tous les hommes souhaitent la paix: mais il y a deux paix: la paix de Jésus-Christ, et la paix du monde. Le monde dit à l’ambitieux: "Le désir des grandeurs te trouble et t’agite, monte, élève-toi." Il dit à l’avare: "L’envie des richesses te dévore, amasse, amasse sans t’arrêter jamais." Il dit au mondain tourmenté de ses convoitises: "Enivre-toi de tous les plaisirs". Il dit enfin à chaque passion: "Jouis, et tu auras la paix." Promesse menteuse! les soucis, la tristesse, l’inquiétude, le dégoût, les remords, voilà la paix du monde! Jésus dit: "Triomphez de vous-même, combattez vos désirs, domptez vos convoitises, brisez vos passions." Et l’âme docile à ses commandements repose dans un calme ineffable. Les peines de la vie, les souffrances, les injustices, les persécutions, rien n’altère sa paix. Et cette céleste paix, qui surpasse tout sentiment, l’accompagne au dernier passage, et la suit jusqu’au ciel, où se consommera sa félicité.
12. De l’avantage de l’adversité
Il nous est bon d’avoir quelquefois des peines et des traverses, parce que souvent elles rappellent l’homme à son cœur, et lui font sentir qu’il est en exil, et qu’il ne doit mettre son espérance en aucune chose du monde. Il nous est bon de souffrir quelquefois des contradictions, et qu’on pense mal ou peu favorablement de nous, quelques bonnes que soient nos actions et nos intentions. Souvent cela sert à nous prémunir contre la vaine gloire. Car nous avons plus d’empressement à chercher Dieu, qui voit le fond du cœur, quand les hommes au-dehors nous rabaissent et pensent mal de nous. C’est pourquoi l’homme devrait s’affermir tellement en Dieu, qu’il n’eût pas besoin de chercher tant de consolations humaines. Lorsque, avec une volonté droite, l’homme est troublé, tenté, affligé de mauvaises pensées, il reconnaît alors combien Dieu lui est nécessaire, et qu’il n’est capable d’aucun bien sans lui. Alors il s’attriste, il gémit, il prie à cause des maux qu’il souffre. Alors il s’ennuie de vivre plus longtemps, et il souhaite que la mort arrive, afin que, délivré de ses liens, il soit avec Jésus-Christ. Alors aussi il comprend bien qu’une sécurité parfaite, une pleine paix, ne sont point de ce monde.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 12
C’est dans l’adversité que chacun de nous apprend à connaître ce qu’il est réellement. Celui qui n’a pas été éprouvé, que sait-il? L’homme à qui tout prospère, est exposé à un grand danger. Il est bien à craindre que son âme ne s’assoupisse d’un sommeil pesant, et qu’à l’heure du réveil on ne lui dise:
Souvenez-vous que vous avez reçu vos biens sur la terre. Ici-bas les souffrances sont une grâce de prédilection, elles nous exercent à la vertu, elles nous fournissent de nouvelles occasions de mérite et nous rendent conformes au Fils de Dieu, dont il est écrit: Il a fallu que le Christ souffrît et qu’il entrât ainsi dans la gloire.
13. De la résistance aux tentations
Tant que nous vivons ici-bas, nous ne pouvons être exempts de tribulations et d’épreuves. C’est pourquoi il est écrit au livre de Job: La tentation est la vie de l’homme sur la terre. Chacun devrait donc être toujours en garde contre les tentations qui l’assiègent, et veiller et prier pour ne point laisser lieu aux surprises du démon, qui ne dort jamais, et qui tourne de tous côtés, cherchant quelqu’un pour le dévorer. Il n’est point d’homme si parfait et si saint qui n’ait quelquefois des tentations, et nous ne pouvons en être entièrement affranchis. Mais, quoique importunes et pénibles, elles ne laissent pas d’être souvent très utiles à l’homme parce qu’elles l’humilient, le purifient et l’instruisent. Tous les saints ont passé par beaucoup de tentations et de souffrances, et c’est par cette voie qu’ils ont avancé; mais ceux qui n’ont pu soutenir ces épreuves, Dieu les a réprouvés, et ils ont défailli dans la route du salut. Il n’y a point d’ordre si saint, ni de lieu si secret, où l’on ne trouve des peines et des tentations. L’homme, tant qu’il vit, n’est jamais entièrement à l’abri des tentations, car nous en portons le germe en nous, à cause de la concupiscence dans laquelle nous sommes nés. L’une succède à l’autre; et nous aurons toujours quelque chose à souffrir, parce que nous avons perdu le bien et la félicité primitive. Plusieurs cherchent à fuir pour n’être point tentés, et ils y tombent plus gravement. Il ne suffit pas de fuir pour vaincre, mais la patience et la véritable humilité nous rendent plus fort que tous nos ennemis. Celui qui, sans arracher la racine du mal, évite seulement les occasions extérieures, avancera peu; au contraire, les tentations reviennent à lui plus promptement et plus violentes. Vous vaincrez plus sûrement peu à peu et par une longue patience, aidé du secours de Dieu, que par une rude et inquiète opiniâtreté. Prenez souvent conseil dans la tentation, et ne traitez point durement celui qui est tenté, mais secourez-le comme vous voudriez qu’on vous secourût vous-même. Le commencement de toutes les tentations est l’inconstance de l’esprit et le peu de confiance en Dieu. Car, comme un vaisseau sans gouvernail est poussé çà et là par les flots, ainsi l’homme faible et changeant qui abandonne ses résolutions est agité par des tentations diverses. Le feu éprouve le fer, et la tentation, l’homme juste. Nous ne savons souvent ce que nous pouvons, mais la tentation montre ce que nous sommes. Il faut veiller cependant, surtout au commencement de la tentation, car on triomphe beaucoup plus facilement de l’ennemi, si on ne le laisse point pénétrer dans l’âme, et si on le repousse à l’instant même où il se présente pour entrer. C’est ce qui a fait dire à un ancien: Arrêtez le mal dès son origine; le remède vient trop tard quand le mal s’est accru par de longs délais. D’abord une simple pensée s’offre à l’esprit, puis une vive imagination, ensuite le plaisir et le mouvement déréglé, et le consentement. Ainsi peu à peu l’ennemi envahit toute l’âme, lorsqu’on ne lui résiste pas dès le commencement. Plus on met de retard et de langueur à le repousser, plus on s’affaiblit chaque jour, et plus l’ennemi devient fort contre nous. Plusieurs sont affligés de tentations plus violentes au commencement de leur conversion; d’autres, à la fin; il y en a qui souffrent presque toute leur vie. Quelques-uns sont tentés assez légèrement, selon l’ordre de la sagesse et de la justice de Dieu qui connaît l’état des hommes, pèse leurs mérites, et dispose tout pour le salut de ses élus. C’est pourquoi, quand nous sommes tentés, nous ne devons point perdre l’espérance, mais prier Dieu avec plus de ferveur, afin qu’il daigne nous secourir dans toutes nos tribulations; car, selon la parole de l’Apôtre, il nous fera tirer avantage de la tentation même, de sorte que nous puissions la surmonter. Humilions donc nos âmes sous la main de Dieu, dans toutes nos tentations, dans toutes nos peines, parce qu’il sauvera et relèvera les humbles d’esprit. Dans les tentations et les traverses, on reconnaît combien l’homme a fait de progrès. Le mérite est plus grand, et la vertu paraît davantage. Il est peu difficile d’être pieux et fervent lorsque l’on n’éprouve rien de pénible; mais celui qui se soutient avec patience au temps de l’adversité donne l’espoir d’un grand avancement. Quelques-uns surmontent les grandes tentations et succombent tous les jours aux petites, afin qu’humiliés d’être si faibles dans les moindres occasions, ils ne présument jamais d’eux-mêmes dans les grandes.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 13
Nul homme n’est exempt de tentations. Elles nous purifient, nous éprouvent, nous instruisent, nous humilient. Ce n’est pas seulement par la fuite ou par une résistance violente qu’on en triomphe, mais par une patience tranquille et un confiant abandon entre les mains de Dieu. Veillons cependant, selon le précepte de Jésus-Christ, veillons et prions. On surmonte aisément la tentation naissante. Mais si on la laisse croître et se fortifier, on porte, en succombant, la peine de sa négligence ou de sa présomption. Voulez-vous réellement vaincre? repoussez l’ennemi dès sa première attaque. Voulez-vous retirer du combat l’avantage en vue duquel Dieu permet que nous soyons tentés? reconnaissez votre misère, votre faiblesse, votre impuissance et humiliez-vous de plus en plus. L’humilité est le fondement de notre sûreté, de notre paix et de toute perfection.
14. Eviter les jugements téméraires, et ne se point rechercher soi-même
Tournez les yeux sur vous-même, et gardez-vous de juger les actions des autres. En jugeant les autres, l’homme se fatigue vainement; il se trompe le plus souvent, et commet beaucoup de fautes; mais en s’examinant et se jugeant lui-même, il travaille toujours avec fruit. D’ordinaire nous jugeons les choses selon l’inclination de notre cœur, car l’amour-propre altère aisément en nous la droiture du jugement. Si nous n’avions jamais en vue que Dieu seul, nous serions moins troublés quand on résiste à notre sentiment. Mais souvent il y a quelque chose hors de nous, ou de caché en nous, qui nous entraîne. Plusieurs se recherchent secrètement eux-mêmes dans ce qu’ils font, et ils l’ignorent. Ils semblent affermis dans la paix lorsque tout va selon leurs désirs; mais éprouvent-ils des contradictions, aussitôt ils s’émeuvent et tombent dans la tristesse. La diversité des opinions produit souvent des discussions entre les citoyens, et même entre les religieux et les personnes dévotes. On quitte difficilement une vieille habitude, et nul ne se laisse volontiers conduire au-delà de ce qu’il voit. Si vous vous appuyez sur votre esprit et sur votre pénétration plus que sur la soumission dont Jésus-Christ nous a donné l’exemple, vous serez très peu et très tard éclairé sur la vie spirituelle: car Dieu veut que nous lui soyons parfaitement soumis, et que nous nous élevions au-dessus de toute raison par un ardent amour.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 14
Il y a en nous une secrète malice qui se complaît à découvrir les imperfections de nos frères, et voilà pourquoi nous sommes si prompts à les juger, oubliant qu’à Dieu seul appartient le jugement des coeurs. Au lieu de scruter si curieusement la conscience d’autrui, descendons dans la nôtre! nous y trouverons assez de motifs d’être indulgents envers le prochain et de trembler pour nous-mêmes. Vous n’êtes chargé que de vous, vous ne répondrez que de vous. Ne jugez donc point, afin que vous ne soyez point jugé.
15. Des œuvres de charité
Pour nulle chose au monde ni pour l’amour d’aucun homme, on ne doit faire le moindre mal; on peut quelquefois cependant, pour rendre un service dans le besoin, différer une bonne œuvre ou lui en substituer une meilleure; car alors le bien n’est pas détruit mais il se change en un plus grand. Aucune œuvre extérieure ne sert sans la charité; mais tout ce qui est fait par la charité, quelque petit ou quelque vil qu’il soit, produit des fruits abondants. Car Dieu regarde moins à l’action qu’au motif qui fait agir. Celui-là fait beaucoup qui aime beaucoup. Celui-là fait beaucoup, qui fait bien ce qu’il fait, et il fait bien lorsqu’il subordonne sa volonté à l’utilité publique. Ce qu’on prend pour la charité souvent n’est que la convoitise; car il est rare que l’inclination, la volonté propre, l’espoir de la récompense ou la vue de quelque avantage particulier n’influe pas sur nos actions. Celui qui possède la charité véritable et parfaite ne se recherche en rien; mais son unique désir est que la gloire de Dieu s’opère en toutes choses. Il ne porte envie à personne, parce qu’il ne souhaite aucune faveur particulière, ne met point sa joie en lui-même, et que, dédaignant tous les autres biens, il ne cherche qu’en Dieu son bonheur. Il n’attribue jamais aucun bien à la créature; il les rapporte tous à Dieu, de qui ils découlent comme de leur source, et dans la jouissance duquel tous les saints se reposent à jamais comme dans leur fin dernière. Oh! qui aurait une étincelle de la vraie charité, que toutes les choses de la terre lui paraîtraient vaines!
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 15
Presque toutes les actions des hommes partent d’un principe vicié, de cette triste concupiscence dont parle saint Jean, et contre laquelle la vie chrétienne n’est qu’un perpétuel combat. L’amour déréglé de soi, si difficile à vaincre entièrement, corrompt trop souvent les œuvres même en apparence les plus pures. Que de travaux, que d’aumônes, que de pénitences dans lesquels on se confie peut-être, seront stériles pour le ciel! Dieu ne se donne qu’à ceux qui l’aiment. Il est le prix de la charité, de cet amour inénarrable, sans bornes et sans mesure, qui, tandis que tout le reste passe, demeure éternellement, dit saint Paul. Amour qui seul faites les Saints, amour qui êtes Dieu même, pénétrez, possédez, transformez en vous toutes les puissances de mon âme. Soyez ma vie, mon unique vie, maintenant et à jamais, dans les siècles des siècles.
16. Qu’il faut supporter les défauts d’autrui
Ce que l’homme ne peut corriger en soi ou dans les autres, il doit le supporter avec patience, jusqu’à ce que Dieu en ordonne autrement. Songez qu’il est peut-être mieux qu’il en soit ainsi, pour vous éprouver dans la patience, sans laquelle nos mérites sont peu de chose. Vous devez cependant prier Dieu de vous aider à vaincre ces obstacles, ou à les supporter avec douceur. Si quelqu’un, averti une ou deux fois, ne se rend point, ne contestez point avec lui; mais confiez tout à Dieu, qui sait tirer le bien du mal, afin que sa volonté s’accomplisse et qu’il soit glorifié dans tous ses serviteurs. Appliquez-vous à supporter patiemment les défauts et les infirmités des autres, quelles qu’ils soient, parce qu’il y a aussi bien des choses en vous que les autres ont à supporter. Si vous ne pouvez vous rendre tel que vous voudriez, comment pourrez-vous faire que les autres soient selon votre gré? Nous aimons que les autres soient exempts de défauts, et nous ne corrigeons point les nôtres. Nous voulons qu’on reprenne les autres sévèrement, et nous ne voulons pas être repris nous-mêmes. Nous sommes choqués qu’on leur laisse une trop grande liberté, et nous ne voulons pas qu’on nous refuse rien. Nous voulons qu’on les retienne par des règlements, et nous ne souffrons pas qu’on nous contraigne en la moindre chose. Par-là on voit clairement combien il est rare que nous usions de la même mesure pour nous et pour les autres. Si tous étaient parfaits, qu’aurions-nous de leur part à souffrir pour Dieu? Or Dieu l’a ainsi ordonné afin que nous apprenions à porter le fardeau les uns des autres, car chacun a son fardeau; personne n’est sans défauts, nul ne se suffit à soi-même; nul n’est assez sage pour se conduire seul; mais il faut nous supporter, nous consoler, nous aider, nous instruire, nous avertir mutuellement. C’est dans l’adversité qu’on voit le mieux ce que chacun a de vertus. Car les occasions ne rendent pas l’homme fragile, mais elles montrent ce qu’il est.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 16
Vous ne sauriez, dites-vous, supporter tels ou tels défauts, puissant motif de vous humilier! Car Dieu, qui est la perfection même, les supporte, et de beaucoup plus grands. Ce qui vous rend si susceptible, ce n’est pas le zèle du prochain, mais un amour-propre difficile, irritable, ombrageux. Tournez vos regards sur vous-même, et voyez si vos frères n’ont rien à souffrir de vous. La vraie piété est douce et patiente, parce qu’elle éclaire sur ce que l’on est. Celui qui se sent faible et qui en gémit, ne se choque pas aisément des faiblesses des autres. Il sait que nous avons besoin de support, d’indulgence et de miséricorde. Il excuse, il compatit, il pardonne, et conserve ainsi la paix au dedans de soi, et au dehors la charité.
17. De la vie religieuse
Il faut que vous appreniez à vous briser en beaucoup de choses, si vous voulez conserver la paix et la concorde avec les autres. Ce n’est pas peu de chose de vivre dans un monastère ou dans une congrégation, de n’y être jamais une occasion de plainte et d’y persévérer fidèlement jusqu’à la mort. Heureux celui qui, après une vie sainte, y a heureusement consommé sa course! Si vous voulez être affermi et croître dans la vertu, regardez-vous comme exilé et comme étranger sur la terre. Il faut, pour l’amour de Jésus-Christ, devenir insensé selon le monde, si vous voulez vivre en religieux. L’habit et la tonsure servent peu; c’est le changement de mœurs et la mortification entière des passions qui font le vrai religieux. Celui qui cherche autre chose que Dieu seul et le salut de son âme ne trouvera que tribulation et douleur. Celui-là ne saurait non plus demeurer longtemps en paix qui ne s’efforce point d’être le dernier de tous et soumis à tous. Vous êtes venus pour servir et non pour dominer; sachez que vous êtes appelés pour souffrir et pour travailler, et non pour discourir dans une vaine oisiveté. Ici donc les hommes sont éprouvés, comme l’or dans la fournaise. Ici nul ne peut vivre s’il ne veut s’humilier de tout son cœur à la cause de Dieu.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 17
Qu’est-ce qu’un bon religieux? C’est un chrétien toujours occupé à tendre à la perfection. La vie religieuse n’est donc qu’une vie, pour ainsi dire, plus chrétienne, et l’abnégation de soi-même est l’abrégé de tous les devoirs qu’elle impose. Or ces devoirs sont aussi les nôtres, puisque ce n’est pas seulement à quelques-uns, mais à tous, que Jésus-Christ a dit: Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. Pour remplir cette grande vocation, renonçons à nous-mêmes. Unissons-nous pleinement au sacrifice de notre divin chef. Aimons surtout la dépendance, les humiliations, les mépris. Le salut est un édifice qui ne s’élève que sur les ruines de l’orgueil.
18. De l’exemple des saints
Contemplez les exemples des saints Pères, en qui reluisait la vraie perfection de la vie religieuse, et vous verrez combien peu est ce que nous faisons, et presque rien. Hélas! qu’est-ce que notre vie comparée à la leur? Les saints et les amis de Jésus-Christ ont servi Dieu dans la faim et dans la soif, dans le froid et dans la nudité, dans le travail et dans la fatigue, dans les veilles et dans les jeûnes, dans les prières et dans les saintes méditations, dans une infinité de persécutions et d’opprobres. Oh! que de pesantes tribulations ont souffertes les apôtres, les martyrs, les confesseurs, les vierges et tous ceux qui ont voulu suivre les traces de Jésus-Christ! Ils ont haï leur âme en ce monde, pour la posséder dans l’éternité. Oh! quelle vie de renoncements et d’austérités, que celle des saints dans le désert! quelles longues et dures tentations ils ont essuyées! que de fois ils ont été tourmentés par l’ennemi! que de fréquentes et ferventes prières ils ont offertes à Dieu! quelles rigoureuses abstinences ils ont pratiquées! quel zèle, quelle ardeur pour leur avancement spirituel! quelle forte guerre contre leurs passions! quelle intention pure et droite toujours dirigée vers Dieu! Ils travaillaient pendant le jour, et passaient la nuit en prière; et même durant le travail, ils ne cessaient point de prier en esprit. Tout leur temps avait un emploi utile. Les heures qu’ils donnaient à Dieu leur semblaient courtes, et ils trouvaient tant de douceur dans la contemplation, qu’ils en oubliaient les besoins du corps. Ils renonçaient aux richesses, aux dignités, aux honneurs, à leurs amis, à leurs parents; ils ne voulaient rien du monde; ils prenaient à peine ce qui était nécessaire pour la vie; s’occuper du corps, même dans la nécessité, leur était une affliction. Ils étaient pauvres des choses de la terre, mais ils étaient riches en grâce et en vertus. Au-dehors tout leur manquait, mais Dieu les fortifiait au-dedans par sa grâce et par ses consolations. Ils étaient étrangers au monde, mais unis à Dieu et à ses amis familiers. Ils se regardaient comme un pur néant, et le monde les méprisait; mais ils étaient chéris de Dieu, et précieux devant lui. Ils vivaient dans une sincère humilité, dans une obéissance simple, dans la charité, dans la patience, et devenaient ainsi chaque jour plus parfaits et plus agréables à Dieu. Ils ont été donnés en exemple à tous ceux qui professent la vraie religion, et ils doivent nous exciter plus à avancer dans la perfection, que la multitude des tièdes ne nous porte au relâchement. Oh! quelle ferveur en tous les religieux au commencement de leur sainte institution! quelle ardeur pour la prière! quelle émulation de vertu! quelle sévère discipline! que de soumission ils montraient tous pour la règle de leur fondateur! Ce qui nous reste d’eux atteste encore la sainteté et la perfection de ces hommes qui, en combattant généreusement, foulèrent aux pieds le monde. Aujourd’hui on compte pour beaucoup qu’un religieux ne viole point sa règle, et qu’il porte patiemment le joug dont il s’est chargé. O tiédeur, ô négligence de notre état qui a si vite éteint parmi nous l’ancienne ferveur! Maintenant tout fatigue notre lâcheté, jusqu’à nous rendre la vie ennuyeuse. Plût à Dieu qu’après avoir vu tant d’exemples d’homme vraiment pieux, vous ne laissiez pas entièrement s’assoupir en vous le désir d’avancer dans la vertu!
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 18
A la vue des exemples admirables que nous ont laissés tant de disciples fervents de Jésus-Christ, rougissons de notre lâcheté, et animons-nous à marcher courageusement sur leurs traces. Répétons souvent ces paroles d’un saint: Quoi! Je ne pourrais pas ce qu’ont pu tels et tels! Et ajoutons avec l’Apôtre: De moi-même ne peux rien, mais je puis tout en Celui qui me fortifie. Toute notre force consiste à sentir notre faiblesse et à en connaître le remède, qui est la grâce du médiateur.
19. Des exercices d’un bon religieux
La vie d’un vrai religieux doit briller de toutes les vertus, de sorte qu’il soit tel intérieurement qu’il paraît devant les hommes. Et certes il doit être encore bien plus parfait au-dedans qu’il ne le semble au-dehors, parce que Dieu nous regarde, et que nous devons partout où nous sommes le révérer profondément et marcher en sa présence purs comme des anges. Nous devons chaque jour renouveler notre résolution, nous exciter à la ferveur, comme si notre conversion commençait aujourd’hui seulement, et dire: Aidez-moi, Seigneur, dans mes saintes résolutions et dans votre service; donnez-moi de bien commencer maintenant car ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien. La fermeté de notre résolution est la mesure de notre progrès, et une grande attention est nécessaire à celui qui veut avancer. Si celui qui forme les résolutions les plus fortes se relâche souvent, que sera-ce de celui qui n’en prend que rarement ou n’en prend que de faibles? Toutefois nous abandonnons nos résolutions de diverses manières et la moindre omission dans nos exercices a presque toujours une suite fâcheuse. Les justes, dans leurs résolutions, comptent bien plus sur la grâce de Dieu que sur leur propre sagesse; et quelque chose qu’ils entreprennent, c’est en lui seul qu’ils mettent leur confiance. Car l’homme propose et Dieu dispose, et la voie de l’homme n’est pas en lui. Si nous omettons quelquefois nos exercices ordinaires par quelque motif pieux ou pour l’utilité de nos frères, il nous sera facile ensuite de réparer cette omission. Mais si nous les abandonnons sans sujet, par ennui ou par négligence, c’est une faute grave et qui nous sera funeste. Faisons tous nos efforts, et nous tomberons encore aisément en beaucoup de fautes. On doit cependant toujours se proposer quelque chose de fixe, surtout à l’égard de ce qui forme le plus grand obstacle à notre avancement. Il faut examiner et régler également notre intérieur et notre extérieur, parce que l’un et l’autre servent à nos progrès. Ne pouvez-vous continuellement vous recueillir, recueillez-vous au moins de temps en temps, au moins une fois le jour, le matin ou le soir. Le matin, formez vos résolutions; le soir, examinez votre conduite, ce que vous avez été dans vos paroles, vos actions, vos pensées; car peut-être en cela avez-vous souvent offensé Dieu et le prochain. Tel qu’un soldat plein de courage, armez-vous contre les attaques du démon. Réprimez l’intempérance, et vous réprimerez plus aisément les autres désirs de la chair. Ne soyez jamais tout à fait oisif, mais lisez, ou écrivez, ou priez, ou méditez, ou travaillez à quelque chose d’utile à la communauté. Il ne faut cependant s’appliquer qu’avec discrétion aux exercices du corps, et ils ne conviennent pas également à tous. Ce qui sort des pratiques communes ne doit point paraître au-dehors; il est plus sûr de remplir en secret ses exercices particuliers. Prenez garde cependant de négliger les exercices communs pour ceux de votre choix. Mais après avoir accompli fidèlement et pleinement les devoirs prescrits, s’il vous reste du temps, rendez-vous à vous-même selon le mouvement de votre dévotion. Tous ne sauraient suivre les mêmes exercices: l’un convient mieux à celui-ci, l’autre à celui-là. On aime même à les diversifier selon les temps; il y en a qu’on goûte plus aux jours de fêtes, et d’autres aux jours ordinaires. Les uns nous sont nécessaires au temps de la tentation, les autres au temps de la paix et du repos. Autres sont les pensées qui nous plaisent dans la tristesse, ou quand nous éprouvons de la joie en Dieu. Il faut, vers l’époque des grandes fêtes, renouveler nos pieux exercices et implorer avec plus de ferveur les suffrages des saints. Proposons-nous de vivre d’une fête à l’autre comme si nous devions alors sortir de ce monde, et entrer dans l’éternelle fête. Et pour cela préparons-nous avec soin dans ces saints temps par une vie plus pieuse, par une plus sévère observance des règles, comme devant bientôt recevoir de Dieu le prix de notre travail. Et si ce moment est différé, croyons que nous ne sommes pas encore bien préparés ni dignes de cette gloire immense qui nous sera découverte en son temps, et redoublons d’efforts pour nous mieux disposer à ce passage. Heureux le serviteur, dit Saint Luc, que le Seigneur, quand il viendra, trouvera veillant. Je vous dis en vérité qu’il l’établira sur tous ses biens.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 19
La vie de l’homme sur la terre est un combat perpétuel contre le démon, contre le monde et contre lui-même. Les uns se retirent dans le cloître pour résister plus aisément, les autres demeurent au milieu du siècle. Mais tous ne peuvent vaincre que par l’exercice d’une continuelle vigilance. L’habitude du recueillement, l’amour de la retraite, une attention constante sur ses paroles, ses pensées, ses sentiments, la fidélité aux plus légers devoirs et aux plus humbles pratiques, préservent de grandes tentations et attirent les grâces du Ciel. Celui qui néglige les petites choses tombera peu à peu, dit l’Esprit-Saint.
20. De l’amour de la solitude et du silence
Cherchez un temps propre à vous occuper de vous-même et pensez souvent aux bienfaits de Dieu. Laissez là ce qui ne sert qu’à nourrir la curiosité. Lisez plutôt ce qui touche le coeur que ce qui amuse l’esprit. Retranchez les discours superflus, les courses inutiles; fermez l’oreille aux vains bruits du monde, et vous trouverez assez de loisir pour les saintes méditations. Les plus grands saints évitaient autant qu’il leur était possible le commerce des hommes et préféraient vivre en secret avec Dieu. Un ancien a dit: Toutes les fois que j’ai été dans la compagnie des hommes, j’en suis revenu moins homme que je n’étais. C’est ce que nous éprouvons souvent lorsque nous nous livrons à de longs entretiens. Il est plus aisé de se taire que de ne point excéder dans ses paroles. Il est plus aisé de se tenir chez soi que de se garder de soi-même suffisamment au-dehors. Celui donc qui aspire à la vie intérieure et spirituelle doit de retirer de la foule avec Jésus. Nul ne se montre sans péril s’il n’aime à demeurer caché. Nul ne parle avec mesure s’il ne se tait volontiers. Nul n’est en sûreté dans les premières places s’il n’aime les dernières. Nul ne commande sans danger s’il n’a pas appris à bien obéir. Nul ne se réjouit avec sécurité s’il ne possède en lui-même le témoignage d’une bonne conscience. Cependant la confiance des saints a toujours été pleine de la crainte de Dieu: quel que fût l’éclat de leurs vertus, quelque abondantes que fussent leurs grâces, ils n’en étaient ni moins humbles ni moins vigilants. L’assurance des méchants naît, au contraire, de l’orgueil et de la présomption, et finit par l’aveuglement. Ne vous promettez point de sûreté en cette vie, quoique vous paraissiez être un saint religieux ou un pieux solitaire. Souvent les meilleurs dans l’estime des hommes ont couru les plus grands dangers à cause de leur trop de confiance. Il est donc utile à plusieurs de n’être pas entièrement délivré des tentations et de souffrir des attaques fréquentes, de peur que, tranquilles sur eux-mêmes, ils ne s’élèvent avec orgueil ou qu’ils ne se livrent trop aux consolations du dehors. Oh! si l’on ne recherchait jamais les joies qui passent, si jamais l’on ne s’occupait du monde, qu’on posséderait une conscience pure! Oh! qui retrancherait toute sollicitude vaine, ne pensant qu’au salut et à Dieu, et plaçant en lui toute son espérance, de quelle paix et de quel repos il jouirait! Nul n’est digne des consolations célestes s’il ne s’est exercé longtemps dans la sainte componction. Si vous désirez la vraie componction du coeur, entrez dans votre cellule et bannissez-en le bruit du monde; selon qu’il est écrit: Même sur votre couche, que votre coeur soit plein de componction. Vous trouverez dans votre cellule ce que souvent vous perdrez au-dehors. La cellule qu’on quitte peu devient douce; fréquemment délaissée, elle engendre l’ennui. Si dès le premier moment où vous sortez du siècle, vous êtes fidèle à la garder, elle vous deviendra comme une amie chère et sera votre consolation la plus douce. Dans le silence et le repos, l’âme pieuse fait de grands progrès et pénètre ce qu’il y a de caché dans l’Ecriture. Là elle trouve la source des larmes dont elle se lave et se purifie toutes les nuits, et elle s’unit d’autant plus familièrement à son Créateur qu’elle vit plus éloignée du tumulte du monde. Celui donc qui se sépare de ses connaissances et de ses amis, Dieu s’approchera de lui avec les saints anges. Il vaut mieux être caché et prendre soin de son âme, que de faire des miracles et de s’oublier soi-même Il est louable dans un religieux de sortir rarement et de n’aimer ni à voir les hommes ni à être vu d’eux. Pourquoi voulez-vous voir ce qui ne vous est point permis d’avoir? Le monde passe, et sa concupiscence. Les désirs des sens entraînent çà et là; mais l’heure passée, que rapportez-vous, qu’une conscience pesante et un coeur dissipé? Parce qu’on est sorti dans la joie, souvent on revient dans la tristesse; et la veille joyeuse du soir attriste le matin. Ainsi toute joie des sens s’insinue avec douceur; mais à la fin elle blesse et tue. Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes? Voilà le ciel, la terre, les éléments; or c’est d’eux que tout est fait. Où que vous alliez, que verrez-vous qui soit stable sous le soleil? Vous croyez peut-être vous rassasier; mais vous n’y parviendrez jamais. Quand vous verriez toutes les choses à la fois, que serait-ce qu’une vision vaine? Levez les yeux en haut vers Dieu et priez pour vos péchés et vos négligences. Laissez aux hommes vains les choses vaines; pour vous, ne vous occupez que de ce que Dieu vous commande. Fermez sur vous votre porte et appelez à vous Jésus, votre bien-aimé. Demeurez avec lui dans votre cellule: car vous ne trouverez nulle part autant de paix. Si vous n’étiez pas sorti et que vous n’eussiez pas entendu quelque bruit du monde, vous seriez demeuré dans cette douce paix: mais parce que vous aimez à entendre des choses nouvelles, il vous faut supporter ensuite le trouble du coeur.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 20 Que cherchez-vous dans le monde? le bonheur? Il n’y est pas. Ecoutez ce cri de détresse, cette plainte lamentable qui s’élève de tous les points de la terre, et se prolonge de siècle en siècle. C’est la voix du monde. Qu’y cherchez-vous encore? des lumières, des consolations, pour accomplir en paix votre pèlerinage? Le monde est livré à l’esprit de ténèbres, à toutes les convoitises qu’il inspire, à tous les crimes et à tous les maux dont il est le principe, et c’est pourquoi le prophète s’écriait: Je me suis éloigné, j’ai fui, et j’ai demeuré dans la solitude. Là, dans le silence des créatures, Dieu parle au cœur, et sa parole est si merveilleuse, si douce et si ravissante, que l’âme ne veut plus entendre que lui, jusqu’au jour où, tous les voiles étant déchirés, elle le contemplera face à face. Le christianisme a peuplé le désert de ces âmes choisies qui, se dérobant au monde, et foulant aux
pieds ses plaisirs, ses honneurs, ses trésors, et la chair, et le sang, nous offrent dans la pureté de leur vie une image de la vie des Anges. Cependant, les Chrétiens ne sont pas tous appelés à ce sublime état de perfection. Mais au milieu du bruit et du tumulte de la société, tous doivent se créer au fond de leur cœur une solitude où ils puissent se retirer pour converser avec Jésus-Christ et se recueillir en sa présence. C’est ainsi que, ramenés des pensées du temps à la pensée des choses éternelles, ils auront à dégoût celles qui passent, et seront dans le monde comme n’en étant pas: heureux état ou s’accomplit pour le fidèle ce que dit l’Apôtre: Notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
21. De la componction du cœur
Si vous voulez faire quelque progrès, conservez-vous dans la crainte de Dieu et ne soyez point trop libre; mais soumettez vos sens à une sévère discipline et ne vous livrez pas aux joies insensées. Disposez votre cœur à la componction et vous trouverez la vraie piété. La componction produit beaucoup de bien, qu’on perd bientôt en s’abandonnant aux vains mouvements de son cœur. Chose étrange, qu’un homme en cette vie puisse se reposer pleinement dans la joie, lorsqu’il considère son exil, et à combien de périls est exposée son âme! A cause de la légèreté de notre cœur et de l’oubli de nos défauts, nous ne sentons pas les maux de notre âme, et souvent nous rions vainement quand nous devrions bien plutôt pleurer. Il n’y a de vraie liberté et de joie solide que dans la crainte de Dieu et la bonne conscience. Heureux qui peut éloigner tout ce qui le distrait et l’arrête, pour se recueillir tout entier dans une sainte componction. Heureux qui rejette tout ce qui peut souiller sa conscience ou l’appesantir. Combattez généreusement: on triomphe d’une habitude par une autre habitude. Si vous savez laisser là les hommes, ils vous laisseront bientôt faire ce que vous voudrez. N’attirez pas à vous les affaires d’autrui et ne vous embarrassez point dans celles des grands. Que votre œil soit ouvert sur vous d’abord; et avant de reprendre vos amis, ayez soin de vous reprendre vous-même. Si vous n’avez point la faveur des hommes, ne vous en attristez point; mais que votre peine soit de ne pas vivre aussi bien et avec autant de vigilance que le devrait un serviteur de Dieu et un bon religieux. Il est plus souvent utile et plus sûr de n’avoir pas beaucoup de consolations dans cette vie, et surtout de consolations sensibles. Cependant, si nous sommes privés de consolations divines, ou si nous ne les éprouvons que rarement, la faute en est à nous, parce que nous ne cherchons point la componction du cœur et que nous ne rejetons pas entièrement les vaines consolations du dehors. Reconnaissez que vous êtes indignes des consolations célestes et que vous méritez plutôt de grandes tribulations. Quand l’homme est pénétré d’une parfaite componction, le monde entier lui est alors amer et insupportable. Le juste trouve toujours assez de sujets de s’affliger et de pleurer. Car en considérant soit lui-même, soit les autres, il sait que nul ici-bas n’est sans tribulations; et plus il se regarde attentivement, plus profonde est sa douleur. Le sujet d’une juste affliction et d’une grande tristesse intérieure, ce sont nos péchés et nos vices, dans lesquels nous sommes tellement ensevelis, que rarement pouvons-nous contempler les choses du ciel. Si vous pensez plus souvent à votre mort qu’à la longueur de la vie, nul doute que vous n’auriez plus d’ardeur pour vous corriger. Et si vous réfléchissiez sérieusement aux peines de l’enfer et au purgatoire, je crois que vous supporteriez volontiers le travail et la douleur, et que vous ne redouteriez aucune austérité. Mais parce que ces vérités ne pénètrent point jusqu’au cœur, et que nous aimons encore ce qui nous flatte, nous demeurons froids et négligents. Souvent c’est langueur de l’âme, et notre chair misérable se plaint si aisément. Priez donc humblement le Seigneur qu’il vous donne l’esprit de componction, et dites avec le prophète: Nourrissez-moi, Seigneur, du pain des larmes; abreuvez-moi du calice des pleurs.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 21
La douleur est le fond de la vie humaine. Souffrances du corps, maladies de l’âme, inquiétudes, afflictions, péchés, tel est l’accablant fardeau qu’il nous faut porter depuis notre naissance jusqu’à la tombe. Et cependant, à force de travail, l’homme parvient à découvrir au milieu de ses misères je ne sais quelles joies insensées dont il s’enivre avidement. Fuyons ces folles joies du monde. Arrêtons notre pensée sur le châtiment qui doit suivre, sur nos fautes si multipliées. Et demandons à Dieu, avec la componction du cœur, ce repentir plein d’amour, ces heureuses larmes que Jésus a bénies par ces consolantes paroles: Beaucoup de péchés vous seront remis, parce que vous avez beaucoup aimé.
22. De la considération de la misère humaine
En quelque lieu que vous soyez, de quelque côté que Vous-vous tourniez, vous serez misérable si vous ne revenez vers Dieu. Pourquoi vous troublez-vous de ce que rien n’arrive comme vous le désirez et comme vous le voulez? A qui est-ce que tout succède selon sa volonté? Ni à vous, ni à moi, ni à aucun homme sur la terre. Nul en ce monde, fût-il roi ou pape, n’est exempt d’angoisses et de tribulations. Qui donc a le meilleur sort? Celui, certes, qui sait souffrir quelque chose pour Dieu. Dans leur faiblesse et leur peu de lumière, plusieurs disent: Que cet homme a une heureuse vie! qu’il est riche, grand, puissant, élevé! Mais considérez les biens du ciel, et vous verrez que tous ces biens du temps ne sont rien; que toujours très incertains, ils sont plutôt un poids qui fatigue, parce qu’on ne les possède jamais sans défiance et sans crainte. Avoir en abondance les biens du temps, ce n’est pas là le bonheur de l’homme: la médiocrité lui suffit. C’est vraiment une grande misère de vivre sur la terre. Plus un homme veut avancer dans les voies spirituelles, plus la vie présente lui devient amère, parce qu’il sent mieux et voit plus clairement l’infirmité de la nature humaine et sa corruption. Manger, boire, veiller, dormir, se reposer, travailler, être assujetti à toutes les nécessités de la nature, c’est vraiment une grande misère et une grande affliction pour l’homme pieux qui voudrait être dégagé de ses liens terrestres, et délivré de tout péché. Car l’homme intérieur est en ce monde étrangement appesanti par les nécessités du corps. Et c’est pourquoi le prophète demandait avec d’ardentes prières d’en être affranchi, disant: Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités. Malheur donc à ceux qui ne connaissent point leur misère! et malheur encore plus à ceux qui aiment cette misère et cette vie périssable! Car il y en a qui l’embrassent si avidement, leur misère, qu’ayant à peine le nécessaire en travaillant ou en mendiant, ils n’éprouveraient aucun souci du royaume de Dieu s’ils pouvaient toujours vivre ici-bas. O coeurs insensés et infidèles, si profondément enfoncés dans les choses de la terre qu’ils ne goûtent rien que ce qui est charnel! Les malheureux! ils sentiront douloureusement à la fin combien était vil, combien n’était rien ce qu’ils ont aimé. Mais les saints de Dieu, tous les fidèles amis de Jésus-Christ ont méprisé ce qui flatte la chair et ce qui brille dans le temps; toute leur espérance, tous leurs désirs aspiraient aux biens éternels. Tout leur coeur s’élevait vers les biens invisibles et impérissables, de peur que l’amour des choses visibles ne les abaissât vers la terre. Ne perdez pas, mon frère, l’espérance d’avancer dans la vie spirituelle: vous en avez encore le temps, c’est l’heure. Pourquoi remettez-vous toujours au lendemain l’accomplissement de vos résolutions? Levez-vous et commencez à l’instant, et dites: Voici le temps d’agir, voici le temps de combattre, voici le temps de me corriger. Quand la vie vous est pesante et amère, c’est alors le temps de mériter. Il faut passer par le feu et par l’eau, avant d’entrer dans le lieu de rafraîchissement. Si vous ne vous faites violence, vous ne vaincrez pas le vice. Tant que nous portons ce corps fragile, nous ne pouvons être sans péché, ni sans ennui et sans douleur. Il nous serait doux de jouir d’un repos exempt de toute misère; mais en perdant l’innocence par le péché, nous avons aussi perdu la vraie félicité. Il faut donc persévérer dans la patience, et attendre la miséricorde de Dieu jusqu’à ce que l’iniquité passe et que ce qui est mortel en vous soit absorbé par la vie. Oh! qu’elle est grande la fragilité qui toujours incline l’homme au mal. Vous confessez aujourd’hui vos péchés et vous y retombez le lendemain. Vous vous proposez d’être sur vos gardes et une heure après vous agissez comme si vous ne vous étiez rien proposé. Nous avons donc grand sujet de nous humilier et de ne nous jamais élever en nous-mêmes, étant si fragiles et inconsistants. Nous pouvons perdre en un moment par notre négligence ce qu’à peine avons-nous acquis par la grâce avec un long travail. Que sera-ce de nous à la fin du jour si nous sommes si lâches dès le matin? Malheur à nous si nous voulons goûter le repos, comme si déjà nous étions en paix et en assurance, tandis qu’on ne découvre pas dans notre vie une seule trace de vraie sainteté! Nous aurions bien besoin d’être instruits encore, et formés à de nouvelles moeurs comme des novices dociles, pour essayer du moins s’il y aurait en nous quelque espérance de changement et d’un plus grand progrès dans la vertu.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 22
L’homme né de la femme, vit peu de jours, et il est rassasié d’angoisses.
Voilà notre destinée telle que le péché l’a faite. Ecoutez les gémissements de l ‘humanité entière, dont Job était la figure: "Périsse le jour où je suis né, et la nuit où il fut dit: Un homme a été conçu! Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère, ou n’ai-je pas péri en en sortant? Pourquoi m’a-t-elle reçu sur ses genoux, et allaité de ses mamelles? Maintenant je dormirais en silence, et je reposerais dans mon sommeil." Mais déjà sur cette grande misère se levait l’aurore d’une grande espérance: "Je sais que mon Rédempteur est vivant, et que je serai de nouveau revêtu de ma chair, et dans ma chair je verrai mon Dieu: je le verrai et mes yeux le contempleront." Dès lors, tout change: ces douleurs, auparavant sans consolation, unies à celles du Rédempteur, ne sont plus qu’une expiation nécessaire, une épreuve de justice et de miséricorde, une semence d’éternelles joies. Le Christ, en mourant, a ouvert le ciel à l’homme déchu, qui pour unique grâce demandait à la terre un tombeau. Et nous nous plaindrions des
souffrances auxquelles Dieu réserve un tel prix! Et le murmure serait sur nos lèvres, lorsque, par les tribulations, Jésus-Christ daigne nous associer aux mérites de son sacrifice! C’en est fait, Seigneur, je reconnais mon aveuglement, mon ingratitude, et je ne veux plus désirer ici-bas que d’avoir part à votre passion, afin de participer un jour à votre gloire.
23. De la méditation de la mort
C’en sera fait de vous bien vite ici-bas: voyez donc en quel état vous êtes. L’homme est aujourd’hui, et demain il a disparu, et quand il n’est plus sous les yeux, il passe bien vite de l’esprit. O stupidité et dureté du cœur humain, qui ne pense qu’au présent et ne prévoit pas l’avenir! Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, vous devriez être tel que vous seriez s’il vous fallait mourir aujourd’hui. Si vous aviez une bonne conscience, vous craindriez peu la mort. Il vaudrait mieux éviter le péché que fuir la mort. Si aujourd’hui vous n’êtes pas prêt, comment le serez-vous demain? Demain est un jour incertain: et que savez-vous si vous aurez un lendemain? Que sert de vivre longtemps puisque nous nous corrigeons si peu? Ah! une longue vie ne corrige pas toujours; souvent plutôt elle augmente nos crimes. Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour! Plusieurs comptent les années de leur conversion; mais souvent, qu’ils sont peu changés, et que ces années ont été stériles! S’il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre si longtemps. Heureux celui à qui l’heure de sa mort est toujours présent, et qui se prépare chaque jour à mourir! Si vous avez vu jamais un homme mourir, songez que vous aussi vous passerez par cette voie. Le matin, pensez que vous n’atteindrez pas le soir; le soir, n’osez pas vous promettre de voir le matin. Soyez donc toujours prêt, et vivez de telle sorte que la mort ne vous surprenne jamais. Plusieurs sont enlevés par une mort soudaine et imprévue: car le Fils de l’homme viendra à l’heure qu’on n’y pense pas. Quand viendra cette dernière heure, vous commencerez à juger tout autrement de votre vie passée, et vous gémirez amèrement d’avoir été si négligent et si lâche. Qu’heureux et sage est celui qui s’efforce d’être tel dans la vie qu’il souhaite d’être trouvé à la mort. Car rien ne donnera une si grande confiance de mourir heureusement, que le parfait mépris du monde, le désir ardent d’avancer dans la vertu, l’amour de la régularité, le travail de la pénitence, l’abnégation de soi-même et la constance à souffrir toutes sortes d’adversités pour l’amour de Jésus-Christ. Vous pourrez faire beaucoup de bien tandis que vous êtes en santé; mais, malade, je ne sais ce que vous pourrez. Il en est peu que la maladie rend meilleurs, comme il en est peu qui se sanctifient par de fréquents pèlerinages. Ne comptez point sur vos amis ni sur vos proches, et ne différez point votre salut dans l’avenir; car les hommes vous oublieront plus vite que vous ne pensez. Il vaut mieux y pourvoir de bonne heure et envoyer devant soi un peu de bien, que d’espérer dans le secours des autres. Si vous n’avez maintenant aucun souci de vous-même, qui s’inquiétera de vous dans l’avenir? Maintenant le temps est d’un grand prix. Voici maintenant le temps propice, voici le jour du salut. Mais, ô douleur! que vous fassiez un si vain usage de ce qui pourrait vous servir à mériter de vivre éternellement! Viendra le temps où vous désirerez un seul jour, une seule heure, pour purifier votre âme, et je ne sais si vous l’obtiendrez. Ah! mon frère, de quel péril, de quelle crainte terrible vous pourriez vous délivrer si vous étiez à présent toujours en crainte de la mort! Etudiez-vous maintenant à vivre de telle sorte qu’à l’heure de la mort vous ayez plus sujet de vous réjouir que de craindre. Apprenez maintenant à mourir au monde afin de commencer alors à vivre avec Jésus-Christ. Apprenez maintenant à tout mépriser, afin de pouvoir alors aller librement à Jésus-Christ. Châtiez maintenant votre corps par la pénitence afin que vous puissiez alors avoir une solide confiance. Insensés, sur quoi vous promettez-vous de vivre longtemps, lorsque vous n’avez pas un seul jour d’assuré? Combien ont été trompés et arrachés subitement de leur corps! Combien de fois avez-vous ouï dire: Cet homme a été tué d’un coup d’épée; celui-ci s’est noyé, celui-là s’est brisé en tombant d’un lieu élevé; l’un a expiré en mangeant, l’autre en jouant; l’un a péri par le feu, un autre par le fer, un autre par la peste, un autre par la main des voleurs! Et ainsi la fin de tous est la mort, et la vie des hommes passe comme l’ombre. Qui se souviendra de vous après votre mort, et qui priera pour vous? Faites, faites maintenant, mon cher frère, tout ce que vous pouvez, car vous ne savez pas quand vous mourrez, ni ce qui suivra pour vous la mort. Tandis que vous en avez le temps, amassez des richesses immortelles. Ne pensez qu’à votre salut, ne vous occupez que des choses de Dieu. Faites-vous maintenant des amis, en honorant les saints et en imitant leurs œuvres, afin qu’arrivé au terme de cette vie, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. Vivez sur la terre comme un voyageur et un étranger à qui les choses du monde ne sont rien. Conservez votre cœur libre et toujours élevé vers Dieu, parce que vous n’avez point ici-bas de demeure permanente. Que vos gémissements, vos larmes, vos prières, montent tous les jours vers le ciel afin que votre âme, après la mort, mérite de passer heureusement à Dieu.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 23
Approchez-vous de cette fosse, regardez ces ossements blanchis et disjoints: voilà tout ce qui reste ici-bas d’un homme que vous avez connu peut-être et qui ne pensait pas plus à la mort, il y a peu d’années, que vous n’y pensez aujourd’hui. Ne fallait-il pas, en effet, qu’il songeât d’abord à sa fortune, à celle des siens, à l’établissement de sa famille? Aussi s’en est-il occupé jusqu’au dernier moment. Eh bien! Maintenant allez, entrez dans sa maison. Des héritiers indifférents y jouissent des biens qu’il avait amassés, et travaillent eux-mêmes à en amasser de nouveaux. Du reste, nul souvenir du mort. Quelque
chose de lui subsiste cependant, et la tombe ne le renferme pas tout entier. Il avait une âme, une âme rachetée du sang de Jésus-Christ. Où est-elle? A l’instant où elle quitta le corps, sa demeure fut fixée, ou dans le ciel sans crainte désormais, ou dans l’enfer sans espérance. Terrible, terrible alternative! Et, à présent, plongez-vous dans les soins de la terre, différez votre conversion. Dites encore: il sera temps demain. Insensé! Ce temps dont tu abuses, creuse ta fosse, et demain sera l’éternité.
24. Du jugement et des peines des pécheurs
En toutes choses regardez la fin, et reportez-vous au jour où vous serez là, debout devant le Juge sévère à qui rien n’est caché, qu’on n’apaise point par des présents, qui ne reçoit point d’excuses, mais qui jugera selon la justice. Pécheur misérable et insensé! que répondrez-vous à Dieu, qui sait tous vos crimes, vous qui tremblez quelquefois à l’aspect d’un homme irrité? Par quel étrange oubli de vous-même vous en allez-vous, sans rien prévoir, vers ce jour où nul ne pourra être excusé ni défendu par un autre, mais où chacun sera pour soi un fardeau assez pesant? Maintenant votre travail produit son fruit: vos larmes sont agréées, vos gémissements écoutés, votre douleur satisfait à Dieu et purifie votre âme. Il a ici-bas un grand et salutaire purgatoire, l’homme patient qui, en butte aux outrages, s’afflige plus de la malice d’autrui que de sa propre injure; qui prie sincèrement pour ceux qui le contristent, et leur pardonne du fond du cœur; qui, s’il a peiné les autres, est toujours prêt à demander pardon; qui incline à la compassion plus qu’à la colère; qui se fait violence à lui-même, et s’efforce d’assujettir entièrement la chair à l’esprit. Il vaut mieux se purifier maintenant de ses péchés et retrancher ses vices, que d’attendre de les expier en l’autre vie. Oh! combien nous nous trompons nous-mêmes par l’amour désordonné que nous avons pour notre chair. Que dévorera ce feu, sinon vos péchés? Plus vous vous épargnez vous-même à présent, et plus vous flattez votre chair, plus ensuite votre châtiment sera terrible et plus vous amassez pour le feu éternel. L’homme sera puni plus rigoureusement dans les choses où il a le plus péché. Là les paresseux seront percés par des aiguillons ardents, et les intempérants tourmentés par une faim et une soif extrêmes. Là les voluptueux et les impudiques seront plongés dans une poix brûlante et dans un soufre fétide; comme des chiens furieux, les envieux hurleront dans leur douleur. Chaque vice aura son tourment propre. Là les superbes seront remplis de confusion, et les avares réduits à la plus misérable indigence. Là une heure sera plus terrible dans le supplice, que cent années ici dans la plus dure pénitence. Ici quelquefois le travail cesse, on se console avec ses amis: là nul repos, nulle consolation pour les damnés. Soyez donc maintenant plein d’appréhension et de douleur pour vos péchés, afin de partager, au jour du jugement, la sécurité des bienheureux. Car les justes alors s’élèveront avec une grande assurance contre ceux qui les auront opprimés et méprisés. Alors se lèvera pour juger celui qui se soumet aujourd’hui humblement aux jugements des hommes. Alors l’humble et le pauvre auront une grande confiance; et de tous côtés l’épouvante environnera le superbe. Alors on verra qu’il fut sage en ce monde, celui qui apprit à être insensé et méprisable pour Jésus-Christ. Alors on s’applaudira des tribulations souffertes avec patience, et toute iniquité sera muette. Alors tous les justes seront transportés d’allégresse, et tous les impies consternés de douleur. Alors la chair affligée se réjouira plus que si elle avait toujours été nourrie dans les délices. Alors les vêtements pauvres resplendiront, et les habits somptueux perdront tout leur éclat. Alors la plus pauvre petite demeure sera jugée au-dessus du palais tout brillant d’or. Alors une patience constamment soutenue sera de plus de secours que toute la puissance du monde; et une obéissance simple, élevée plus haut que toute la prudence du siècle. Alors on trouvera plus de joie dans la pureté d’une bonne conscience que dans une docte philosophie. Alors le mépris des richesses aura plus de poids dans la balance que tous les trésors de la terre. Alors le souvenir d’une pieuse prière vous sera de plus de consolation que celui d’un repas splendide. Alors vous vous réjouirez plus du silence gardé que de longs entretiens. Alors les œuvres saintes l’emporteront sur les beaux discours. Alors vous préférerez une vie de peine et de travail à tous les plaisirs de la terre. Apprenez donc maintenant à supporter quelques légères souffrances afin d’être alors délivré de souffrances plus grandes. Eprouvez ici d’abord ce que vous pourrez dans la suite. Si vous ne pouvez maintenant souffrir ce peu de chose, comment supporterez-vous les tourments éternels? Si maintenant la moindre douleur vous cause tant d’impatience, que sera-ce donc alors des tortures de l’enfer? Il y a, n’en doutez point, deux joies qu’on ne peut réunir: vous ne pouvez goûter ici-bas les délices du monde, et régner ensuite avec Jésus-Christ. Si vous aviez vécu jusqu’à ce jour dans les honneurs et les voluptés, de quoi cela vous servirait-il, s’il vous fallait mourir à l’instant? Donc tout est vanité, hors aimer Dieu et le servir lui seul. Car celui qui aime Dieu de tout son cœur ne craint ni la mort, ni le supplice, ni le jugement, ni l’enfer, parce que l’amour parfait nous donne un sûr accès près de Dieu. Mais celui qui aime encore le péché, il n’est pas surprenant qu’il redoute la mort et le jugement. Cependant, si l’amour ne vous éloigne pas encore du mal, il est bon qu’au moins la crainte du feu vous retienne. Celui qui est peu touché de la crainte de Dieu ne saurait longtemps persévérer dans le bien, mais il tombera bientôt dans les pièges du démon.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 24
Dieu est patient, dit saint Augustin, parce qu’il est éternel. Mais, après les jours de patience, viendra le jour de la justice: jour d’effroi, jour inévitable, où toute chair comparaîtra devant le Roi de l’éternité, pour rendre compte de ses œuvres et de ses pensées même. Transportez-vous en esprit à ce moment
formidable: voilà que la poussière des tombeaux s’émeut, et de toutes parts la foule des morts accourt aux pieds du souverain Juge. Là tous les secrets sont dévoilés, la conscience n’a plus de ténèbres, et chacun attend en silence le sort qui lui est destiné pour toujours. Les deux cités se séparent, la grande sentence est prononcée: elle ouvre le paradis aux justes et tombe sur les pécheurs avec tout le poids d’une éternelle réprobation. Environné des Anges fidèles et de la troupe resplendissante des élus, Jésus-Christ remonte dans sa gloire. Satan saisit sa proie et l’entraîne dans l’abîme. Tout est consommé à jamais. Il ne reste plus que les joies du ciel et le désespoir de l’enfer. Pendant que vous êtes encore sur la terre, le choix entre ces demeures vous est laissé: choisissez donc. Mais n’oubliez pas qu’il n’y a point de repentir de l’autre côté de la tombe.
25. Qu’il faut travailler avec ferveur à l’amendement de sa vie
Soyez vigilant et fervent dans le service de Dieu et faites-vous souvent cette demande: Pourquoi es-tu venu ici, et pourquoi as-tu quitté le siècle? N’était-ce pas afin de vivre pour Dieu et devenir un homme spirituel? Embrasez-vous du désir d’avancer parce que vous recevrez bientôt la récompense de vos travaux, et qu’alors il n’y aura plus ni crainte ni douleur. Maintenant un peu de travail, et puis un grand repos; que dis-je? une joie éternelle! Si vous agissez constamment avec ardeur et fidélité, Dieu aussi sera sans doute fidèle et magnifique dans ses récompenses. Vous devez conserver une ferme espérance de parvenir à la gloire; mais il ne faut pas vous livrer à une sécurité trop profonde de peur de tomber dans le relâchement ou la présomption. Un homme qui flottait souvent, plein d’anxiété, entre la crainte et l’espérance, étant un jour accablé de tristesse, entra dans une église; et, se prosternant devant un autel pour prier, il disait et redisait en lui-même: Oh! si je savais que je dusse persévérer! Aussitôt il entendit intérieurement cette divine réponse: Si vous le saviez, que voudriez-vous faire? Faites maintenant ce que vous feriez alors, et vous jouirez de la paix. Consolé à l’instant même et fortifié, il s’abandonna sans réserve à la volonté de Dieu et ses agitations cessèrent. Il ne voulut point rechercher avec curiosité ce qui lui arriverait dans l’avenir; mais il s’appliqua uniquement à connaître la volonté de Dieu et ce qui lui plaît davantage, afin de commencer et d’achever tout ce qui est bien. Espérez en Dieu, dit le Prophète, et faites le bien; habitez en paix la terre, et vous serez nourri de ses richesses. Une chose refroidit en quelques-uns l’ardeur d’avancer et de se corriger: la crainte des difficultés, et le travail du combat. En effet, ceux-là devancent les autres dans la vertu, qui s’efforcent avec plus de courage de se vaincre eux-mêmes dans ce qui leur est le plus pénible et qui contrarie le plus leur penchant. Car l’homme fait d’autant plus de progrès et mérite d’autant plus de grâce, qu’il se surmonte lui-même et se mortifie davantage. Il est vrai que tous n’ont pas également à combattre pour se vaincre et mourir à eux-mêmes. Cependant un homme animé d’un zèle ardent avancera bien plus, même avec de nombreuses passions, qu’un autre à cet égard mieux disposé, mais tiède pour la vertu. Deux choses aident surtout à opérer un grand amendement: s’arracher avec violence à ce que la nature dégradée convoite, et travailler ardemment à acquérir la vertu dont on a le plus grand besoin. Attachez-vous aussi particulièrement à éviter et à vaincre les défauts qui vous déplaisent le plus dans les autres. Profitez de tout pour votre avancement. Si vous voyez de bons exemples ou si vous les entendez raconter, animez-vous à les imiter. Que si vous apercevez quelque chose de répréhensible, prenez garde de commettre la même faute; ou, si vous l’avez quelquefois commise, tâchez de vous corriger promptement. Comme votre oeil observe les autres, les autres vous observent aussi. Qu’il est consolant et doux de voir des religieux zélés, pieux, fervents, fidèles observateurs de la règle! Qu’il est triste, au contraire, et pénible d’en voir qui ne vivent pas dans l’ordre et qui ne remplissent pas les engagements auxquels ils ont été appelés! Qu’on se nuit à soi-même en négligeant les devoirs de sa vocation, et en détournant son coeur à des choses dont on n’est point chargé! Souvenez-vous de ce que vous avez promis, et que Jésus crucifié vous soit toujours présent. Vous avez bien sujet de rougir, en considérant la vie de Jésus-Christ, d’avoir jusqu’ici fait si peu d’efforts pour y conformer la vôtre, quoique vous soyez depuis si longtemps entré dans la voie de Dieu. Un religieux qui s’exerce à méditer sérieusement et avec piété la vie très sainte et la passion du Sauveur, y trouvera en abondance tout ce qui lui est utile et nécessaire, et il n’a pas besoin de chercher hors de Jésus quelque chose de meilleur. Ah! si Jésus crucifié entrait dans notre coeur, que nous serions bientôt suffisamment instruits! Un religieux fervent reçoit bien ce qu’on lui commande et s’y soumet sans peine. Un religieux tiède et relâché souffre tribulation sur tribulation et ne trouve de tous côtés que la gêne, parce qu’il est privé des consolations intérieures et qu’il lui est interdit d’en chercher au-dehors. Un religieux qui s’affranchit de sa règle est exposé à des chutes terribles. Celui qui cherche une vie moins contrainte et moins austère sera toujours dans l’angoisse; car toujours quelque chose lui déplaira. Comment font tant d’autres religieux qui observent, dans les cloîtres, une si étroite discipline? Ils sortent rarement, ils vivent retirés, ils sont nourris très pauvrement et grossièrement vêtus. Ils travaillent beaucoup, parlent peu, veillent longtemps, se lèvent matin, font de longues prières, de fréquentes lectures, et observent en tout une exacte discipline. Considérez les chartreux, les religieux de Cîteaux, et les autres religieux et religieuses de différents ordres, qui se lèvent toutes les nuits pour chanter les louanges de Dieu. Il serait donc bien honteux que la paresse vous tînt encore éloigné d’un si saint exercice lorsque déjà tant de religieux commencent à célébrer le Seigneur. Oh! si vous n’aviez autre chose à faire qu’à louer de coeur et de bouche, perpétuellement, le Seigneur notre Dieu! Si jamais vous n’aviez besoin de manger, de boire, de dormir, et que vous puissiez ne pas interrompre un seul moment ces louanges ni les autres exercices spirituels! Vous seriez alors beaucoup plus heureux qu’à présent, assujetti comme vous l’êtes au corps et à toutes ses nécessités. Plût à Dieu que nous fussions affranchis de ces nécessités et que nous n’eussions à songer qu’à la nourriture de notre âme, que nous goûtons, hélas, si rarement! Quand un homme en est venu à ne chercher sa consolation dans aucune créature, c’est alors qu’il commence à goûter Dieu parfaitement, et qu’il est, quoiqu’il arrive, toujours satisfait. Alors il ne se réjouit d’aucune prospérité et
aucun revers ne le contriste; mais il s’abandonne tout entier, avec une pleine confiance, à Dieu qui lui est tout en toutes choses, pour qui rien ne périt, rien ne meurt, pour qui au contraire tout vit, et à qui tout obéit sans délai. Souvenez-vous toujours que votre fin approche et que le temps perdu ne revient point. Les vertus ne s’acquièrent qu’avec beaucoup de soins et des efforts constants. Dès que vous commencerez à tomber dans la tiédeur, vous tomberez dans le trouble. Mais si vous persévérez dans la ferveur, vous trouverez une grande paix et vous sentirez votre travail plus léger, à cause de la grâce de Dieu et de l’amour de la vertu. L’homme fervent et zélé est prêt à tout. Il est plus pénible de résister aux vices et aux passions que de supporter les fatigues du corps. Celui qui n’évite pas les petites fautes tombe peu à peu dans les grandes. Vous vous réjouirez toujours le soir, quand vous aurez employé le jour avec fruit. Veillez sur vous, excitez-vous, avertissez-vous; et quoiqu’il en soit des autres, ne vous négligez pas vous-même. Vous ne ferez de progrès qu’autant que vous vous ferez violence.
Réflexion de Lamennais-Livre 1, chapitre 25
Etes-vous sincèrement résolu à vous sauver? En avez-vous la volonté ferme? Alors préparez-vous au travail, au combat, car le salut est à ce prix. La voie qui conduit à la perte est large, mais qu’étroite, dit l’Evangile, est celle qui conduit à la vie! Sans doute l’onction de la grâce adoucit pour le fidèle ce travail, ce combat. Au milieu des fatigues et des souffrances, il jouit d’une paix céleste que le pécheur ne connaît point. Cependant il a besoin de continuels efforts pour triompher de lui-même, pour vaincre ses désirs, ses passions et le monde, et le prince de ce monde. Qui a fait les saints, sinon cette lutte courageuse et persévérante? Les uns ont été tourmentés, ne voulant pas racheter leur vie, afin d’en trouver une meilleure dans la résurrection. Les autres ont souffert les moqueries, les fouets, les chaînes et les prisons. Ils ont été lapidés, sciés, éprouvés en toute manière. Ils sont morts par le tranchant du glaive; vagabonds, couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres, oppressés par le besoin, l’affliction, l’angoisse, ils ont erré dans les déserts, et dans les montagnes, et dans les antres, et dans les cavernes de la terre, eux dont le monde n’était pas digne. Enveloppés donc d’une si grande nuée de témoins, dégageons-nous de tout ce qui nous environne, et courons par la patience au combat qui nous est proposé. Les regards fixés sur Jésus, l’auteur et le consommateur de la foi, qui, en vue de la joie qui lui était préparée, a souffert la croix, en méprisant l’ignominie. Et maintenant il est assis à la droite du trône de Dieu.
Livre deuxième – Instruction pour avancer dans la vie intérieure
1. De la conversation intérieure
Le royaume de Dieu est au dedans de vous, dit le Seigneur. Revenez à Dieu de tout votre cœur, laissez là ce misérable monde, et votre âme trouvera le repos. Apprenez à mépriser les choses extérieures et à vous donner aux intérieures, et vous verrez le royaume de Dieu venir en vous. Car le royaume de Dieu est paix et joie dans l’Esprit Saint, ce qui n’est pas donné aux impies. Jésus-Christ viendra à vous et il vous remplira de ses consolations, si vous lui préparez au-dedans de vous une demeure digne de lui. Toute sa gloire et toute sa beauté est intérieure; c’est dans le secret du cœur qu’il se plaît. Il visite souvent l’homme intérieur et ses entretiens sont doux, ses consolations ravissantes; sa paix est inépuisable, et sa familiarité incompréhensible. Ame fidèle, hâtez-vous donc de préparer votre cœur pour l’époux, afin qu’il daigne venir et habiter en vous. Car il a dit: Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure. Laissez donc entrer Jésus en vous, et n’y laissez entrer que lui. Lorsque vous posséderez Jésus, vous serez riche et lui seul vous suffit. Il veillera sur vous, il prendra de vous un soin fidèle en toutes choses, de sorte que vous n’aurez plus besoin de rien attendre des hommes. Car les hommes changent vite et vous manquent tout d’un coup; mais Jésus-Christ demeure éternellement: inébranlable dans sa constance, il est près de vous jusqu’à la fin. On ne doit guère compter sur un homme fragile et mortel, encore bien qu’il vous soit utile et que vous soyez chers l’un à l’autre, et il n’y a pas lieu de s’attrister beaucoup si quelquefois il vous traverse et s’élève contre vous. Ceux qui sont aujourd’hui pour vous pourront être demain contre vous et réciproquement: les hommes changent comme le vent. Mettez en Dieu toute votre confiance: qu’il soit votre crainte et votre amour; il répondra pour vous et il fera ce qui est le meilleur. Vous n’avez point ici de demeure stable; en quelque lieu que vous soyez vous êtes étranger et voyageur, et vous n’aurez jamais de repos que vous ne soyez uni intimement à Jésus-Christ. Que cherchez-vous autour de vous? Ce n’est pas ici le lieu de votre repos. Votre demeure doit être dans le ciel et vous ne devez regarder toutes les choses de la terre que comme en passant. Tout passe, et vous passez avec tout le reste. Prenez garde de vous attacher à quoi que ce soit de peur d’en devenir l’esclave et de vous perdre. Que sans cesse votre pensée monte vers le Très-Haut, et votre prière vers Jésus-Christ. Si vous ne savez pas encore vous élever aux contemplations célestes, reposez-vous dans la passion du Sauveur, et aimez à demeurer dans ses plaies sacrées. Car, si vous vous réfugiez avec amour dans ces plaies et ces précieux stigmates, vous sentirez une grande force au temps de la tribulation; vous vous inquiéterez peu du mépris des hommes et vous supporterez aisément les paroles médisantes. Jésus-Christ aussi a été méprisé des hommes en ce monde, et dans les plus extrêmes angoisses, abandonné des siens, de ses amis, de ses proches, au milieu des opprobres. Jésus-Christ a voulu souffrir et être méprisé; et vous osez vous plaindre de quelque chose! Jésus-Christ a eu des ennemis et des détracteurs, et vous voudriez n’avoir que des amis et des bienfaiteurs! Comment votre patience méritera-t’elle d’être couronnée s’il ne vous arrive rien de pénible? Si vous ne voulez rien souffrir, comment serez-vous ami de Jésus-Christ? Souffrez avec Jésus-Christ et pour Jésus-Christ, si vous voulez régner avec Jésus-Christ. Si une seule fois vous étiez entré bien avant dans le cœur de Jésus, et que vous eussiez ressenti quelque mouvement de son amour, que vous auriez peu de souci de ce qui peut vous contrarier ou vous plaire! Vous vous réjouiriez d’un outrage reçu parce que l’amour de Jésus apprend à l’homme à se mépriser lui-même. Celui qui aime Jésus et la vérité, un homme vraiment intérieur et dégagé de toute affection déréglée, peut librement s’approcher de Dieu et, s’élevant en esprit au-dessus de soi-même, se reposer en lui par une jouissance anticipée. Celui qui estime les choses suivant ce qu’elles sont et non d’après les discours et l’opinion des hommes, est vraiment sage; et c’est Dieu qui l’instruit plus que les hommes. Celui qui vit au-dedans de lui-même et qui s’inquiète peu des choses du dehors, tous les lieux lui sont bons et tous les temps pour remplir ses pieux exercices. Un homme intérieur se recueille bien vite parce qu’il ne se répand jamais tout entier au-dehors. Les travaux extérieurs, les occupations nécessaires en certain temps, ne le troublent point; mais il se prête aux choses selon qu’elles arrivent. Celui qui a établi l’ordre au-dedans de soi ne se tourmente guère de ce qu’il y a de bien ou de mal dans les autres. L’on n’a de distractions et d’obstacles qu’autant que l’on s’en crée soi-même. Si vous étiez ce que vous devez être, entièrement libre et détaché, tout contribuerait à votre bien et à votre progrès. Mais beaucoup de choses vous déplaisent et souvent vous troublent, parce que vous n’êtes pas encore tout à fait mort à vous-même et séparé des choses de la terre. Rien n’embarrasse et ne souille tant le cœur de l’homme que l’amour impur des créatures. Si vous rejetez les consolations du dehors, vous pourrez contempler les choses du ciel et goûter souvent les joies intérieures.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 1
L’âme chrétienne, détachée du monde, n’a qu’un désir pour le temps comme pour l’éternité: d’être unie à Jésus de cette union ineffable dont la divine peinture nous ravit dans le cantique mystérieux de l’amour:
Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui; il repose entre les lis, jusqu’à ce que l’aurore se lève et que
les ombres déclinent. Hélas! Que cherchez-vous au dehors? Rentrez, rentrez en vous-même, préparez au céleste époux une demeure digne de lui, et il viendra, et il s’y reposera, car ses délices sont d’habiter dans le coeur qui l’appelle. Alors, seul avec Jésus, loin des bruits de la terre, dans le silence des créatures, il vous parlera comme un ami parle à son ami, et, transporté de l’entendre, vous ne voudrez plus, à jamais, écouter que lui.
2. Qu’il faut s’abandonner à Dieu en esprit d’humilité
Inquiétez-vous peu qui est pour vous ou contre vous; mais prenez soin que Dieu soit avec vous en tout ce que vous faites. Ayez la conscience pure et Dieu prendra votre défense. Toute la malice des hommes ne saurait nuire à celui que Dieu veut protéger. Si vous savez vous taire et souffrir, Dieu sans doute vous assistera. Il sait le temps et la manière de vous délivrer: abandonnez-vous donc à lui. C’est de Dieu que vient le secours, c’est lui qui délivre de la confusion. Il est souvent très utile, pour nous retenir dans une plus grande humilité, que les autres soient instruits de nos défauts et qu’ils nous les reprochent. Quand un homme s’humilie de ses défauts, il apaise aisément les autres et se concilie sans peine ceux qui sont irrités contre lui. Dieu protège l’humble et le délivre, il aime l’humble et le console, il s’incline vers l’humble et lui prodigue ses grâces, et après l’abaissement, il l’élève dans la gloire. Il révèle à l’humble ses secrets, il l’invite et l’attire doucement à lui. Quelque affront qu’il reçoive, l’humble vit encore en paix, parce qu’il s’appuie sur Dieu et non sur le monde. Ne pensez pas avoir fait de progrès si vous ne vous croyez au-dessous de tous les autres.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 2
Que vous importent les discours et les pensées des hommes! Ce ne seront point eux qui vous jugeront. S’ils vous accusent à tort, Celui qui voit le fond des consciences vous a déjà justifié. S’ils vous reprochent des fautes réelles, n’êtes-vous pas heureux d’être averti, heureux de souffrir une humiliation salutaire? Ce qui vous trouble, c’est l’orgueil qui ne saurait supporter d’être repris. L’humble ne s’irrite point, ne s’émeut point, lors même que la passion le condamne injustement. Plein du sentiment de sa misère, on ne saurait jamais tant l’abaisser, qu’il ne s’abaisse dans son coeur encore davantage. Voulez-vous que rien n’altère le calme de votre âme, abandonnez-vous à Dieu en toutes choses. Et dans les peines, les contrariétés, les traverses, dites avec Jésus-Christ: Oui, mon Père, parce qu’il vous a plu ainsi!
3. De l’homme pacifique
Conservez-vous premièrement dans la paix: et alors vous pourrez la donner aux autres. Le pacifique est plus utile que le savant. Un homme passionné change le bien en mal, et croit le mal aisément. L’homme paisible et bon ramène tout au bien. Celui qui est affermi dans la paix ne pense mal de personne; mais l’homme inquiet et mécontent est agité de divers soupçons: il n’a jamais de repos, et n’en laisse point aux autres. Il dit souvent ce qu’il ne faudrait pas dire, et ne fait pas ce qu’il faudrait faire. Attentif aux devoirs des autres, il néglige ses propres devoirs. Ayez donc premièrement du zèle pour vous-même, et vous pourrez ensuite avec justice l’étendre sur le prochain. Vous savez bien colorer et excuser vos fautes, et vous ne voulez pas recevoir les excuses des autres. Il serait plus juste de vous accuser vous-même et d’excuser votre frère. Si vous voulez qu’on vous supporte, supportez aussi les autres. Voyez combien vous êtes loin encore de la vraie charité et de l’humilité, qui jamais ne s’irrite et ne s’indigne que contre elle-même. Ce n’est pas une grande chose de bien vivre avec les hommes doux et bons, car cela plaît naturellement à tous; chacun aime son repos, et s’affectionne à ceux qui partagent ses sentiments. Mais vivre en paix avec des hommes durs, pervers, sans règle, ou qui nous contrarient, c’est une grande grâce, une vertu courageuse digne d’être louée. Il y en a qui sont en paix avec eux-mêmes et avec les autres. Et il y en a qui n’ont point la paix, et qui troublent celle d’autrui: ils sont à charge aux autres, et plus à charge à eux-mêmes. Il y en a, enfin, qui se maintiennent dans la paix et qui s’efforcent de la rendre aux autres. Au reste toute notre paix dans cette misérable vie, consiste plus dans une souffrance humble que dans l’exemption de la souffrance. Qui sait le mieux souffrir possédera la plus grande paix. Celui-là est vainqueur de soi et maître du monde, ami de Jésus-Christ et héritier du ciel.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 3
Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés les enfants de Dieu. Comprenez la grandeur de ce nom et l’instruction profonde qu’il renferme. La paix, c’est l’ordre parfait: et le trouble, les dissensions, les discordes, la guerre, ne sont entrés dans le monde que par la violation de l’ordre ou par le péché. Ainsi, point de paix où règne le péché; point de paix dans l’homme dont les pensées, les affections, les volontés ne sont pas en tout conformes à l’ordre ou à la vérité et à la volonté de Dieu: point de paix dans la société dont les doctrines et les lois s’écartent de la loi et des doctrines révélées de Dieu. Et quiconque, homme ou peuple, méprise cette loi, nie ces doctrines, ne fût-ce qu’en un seul point, cet homme, ce peuple rebelle à Dieu, subit à l’instant le châtiment de son crime. Un malaise inconnu s’empare de lui: je ne sais quelle force désordonnée le pousse et le repousse en tous sens, et nulle part il ne trouve de repos. Comme Caïn, après son meurtre, il a peur. Non, la paix n’est, en effet que pour les enfants de Dieu. Ils la goûtent en eux-mêmes, et la répandent sur les autres. Elle coule, pour ainsi dire de leur cœur, comme ces fleuves qui arrosaient l’heureux séjour de notre premier père, au temps de son innocence. Et quand viendra la dernière heure, ce sera encore la paix, car le royaume de Dieu est justice et paix. Enfants de Dieu, entrez dans le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde.
4. De la pureté d’esprit et de la droiture d’intention
L’homme s’élève au-dessus de la terre sur deux ailes, la simplicité et la pureté. La simplicité doit être dans l’intention, et la pureté dans l’affection. La simplicité cherche Dieu, la pureté le trouve et le goûte. Nulle bonne œuvre ne vous sera difficile si vous êtes libre au-dedans de toute affection déréglée. Si vous ne voulez que ce que Dieu veut et ce qui est utile au prochain, vous jouirez de la liberté intérieure. Si votre cœur était droit, alors toute créature vous serait un miroir de vie et un livre rempli de saintes instructions. Il n’est point de créature si petite et si vile qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu. Si vous aviez en vous assez d’innocence et de pureté, vous verriez tout sans obstacle. Un cœur pur pénètre le ciel et l’enfer. Chacun juge des choses du dehors selon ce qu’il est au-dedans de lui-même. S’il est quelque joie dans le monde, le cœur pur la possède. Et s’il y a des angoisses et des tribulations, avant tout elles sont connues de la mauvaise conscience. Comme le fer mis au feu perd sa rouille et devient tout étincelant, ainsi celui qui se donne sans réserve à Dieu se dépouille de sa langueur et se change en un homme nouveau. Quand l’homme commence à tomber dans la tiédeur, alors il craint le moindre travail et reçoit avidement les consolations du dehors. Mais quand il commence à se vaincre parfaitement et à marcher avec courage dans la voie de Dieu, alors il compte pour rien ce qui lui était le plus pénible.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 4
Quand Jésus-Christ voulut proposer un modèle à ses disciples, le choisit-il parmi les hommes distingués par la science ou par la supériorité de leur esprit? Non; il appela un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et dit: En vérité, je vous le dis, si vous ne vous convertissez et ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. Or, que voyons-nous dans l’enfance? La simplicité, la pureté. Elle croit, elle aime, elle agit, sans retour sur elle-même, par un premier mouvement du cœur; et voilà ce qui plaît à Dieu. Il ne demande ni de longues prières, ni d’éloquents discours, ni des méditations profondes, mais une volonté droite et un amour plein de candeur. N’avoir en tout de désirs que les siens, s’oublier entièrement soi-même, se soumettre aux volontés de l’adorable Providence, sans chercher à les scruter. Quoi de plus pur que cet abandon, que cette simple obéissance? Aussi la récompense en sera-t-elle grande: Heureux, est-il dit, ceux qui ont le cœur pur parce qu’ils verront Dieu.
5. De la considération de soi-même
Nous ne devons pas trop compter sur nous-mêmes, parce que souvent la grâce et le jugement nous manquent. Nous n’avons en nous que peu de lumière, et ce peu, il est aisé de le perdre par négligence. Souvent nous ne nous apercevons pas combien nous sommes aveugles au-dedans de nous. A de mauvaises actions souvent nous donnons de pires excuses. Quelquefois nous sommes mus par la passion et nous croyons que c’est par le zèle. Nous relevons de petites fautes dans les autres et nous nous en permettons de plus grandes. Nous sentons bien vite et nous pesons ce que nous souffrons des autres; mais tout ce qu’ils ont à souffrir de nous, nous n’y songeons point. Qui se jugerait équitablement soi-même, sentirait qu’il n’a droit de juger personne sévèrement. L’homme intérieur préfère le soin de soi-même à tout autre soin: et lorsqu’on est attentif à soi, on se tait aisément sur les autres. Vous ne serez jamais un homme intérieur et vraiment pieux, si vous ne gardez le silence sur ce qui vous est étranger, et si vous ne vous occupez principalement de vous-même. Si vous n’avez que Dieu et vous-même en vue, vous serez peu touché de ce que vous apercevrez au-dehors. Où êtes-vous quand vous n’êtes pas présent à vous-même? Et que vous revient-il d’avoir tout parcouru, et de vous être oublié? Si vous voulez posséder la paix et être véritablement uni à Dieu, il faut laisser là tout le reste, et ne penser qu’à vous seul. Vous ferez de grands progrès si vous vous dégagez de tous les soins du temps. Vous serez, au contraire, fatigué bien vite, si vous comptez pour quelque chose ce qui n’est que de ce monde. Qu’il n’y ait rien de grand à vos yeux, d’élevé, de doux, d’aimable, que Dieu seul, ou ce qui vient de Dieu. Regardez comme une pure vanité toute consolation qui repose sur la créature. L’âme qui aime Dieu méprise tout ce qui est au-dessous de Dieu. Dieu seul, éternel, immense et remplissant tout, est la consolation de l’âme et la vraie joie du coeur.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 5
Quand vous sauriez ce qu’il y a de bon et de mauvais dans chaque homme, sans en excepter un seul, à quoi cela vous servirait-il, si vous vous ignorez vous-même? On ne vous interrogera point, au dernier jour, sur la conscience d’autrui. Laissez donc là une sollicitude dont presque toujours l’orgueil et la malignité sont le principe. Et occupez-vous d’un soin plus agréable à Dieu et plus utile pour vous. La grande, la vraie science est de se connaître soi-même. Ce doit être notre étude de tous les instants. Alors on apprend à se mépriser, à gémir sur la plaie de son coeur, sur l’amour-propre effréné qui nous domine, sur les secrètes convoitises qui nous tourmentent, et l’on s’écrie comme l’Apôtre: Qui me délivrera de ce corps de mort? Heureuse, heureuse délivrance! Mais que trouverons-nous après, si nous avons été fidèles? Dieu, uniquement Dieu, et en lui toutes choses, toute consolation, tout bien. O mon âme, puisqu’il en est ainsi, commence dès ce moment même à te dégager du poids qui t’affaisse, de la terre et des créatures, pour ne t’attacher qu’à Dieu seul.
6. De la joie d’une bonne conscience
La gloire de l’homme de bien est le témoignage de sa conscience. Ayez la conscience pure et vous posséderez toujours la joie. La bonne conscience peut supporter beaucoup de choses et elle est pleine de joie dans les adversités. La mauvaise conscience est toujours inquiète et troublée. Vous jouirez d’un repos ravissant si votre cœur ne vous reproche rien. Ne vous réjouissez que d’avoir fait le bien. Les méchants n’ont jamais de véritable joie, ils ne possèdent point la paix intérieure, parce qu’il n’y a point de paix pour l’impie, dit le Seigneur. Et s’ils disent: Nous sommes dans la paix, les maux ne viendront pas sur nous; et qui oserait nous nuire? ne les croyez pas car la colère de Dieu se lèvera soudain, et leurs oeuvres seront réduites à rien, et leurs pensées périront. Se faire un sujet de gloire de la tribulation n’est pas difficile à celui qui aime: car se glorifier ainsi, c’est se glorifier dans la croix de Jésus-Christ. La gloire que les hommes donnent et reçoivent est courte. La tristesse accompagne toujours la gloire du monde. La gloire des bons est dans leur conscience et non dans la bouche des hommes. L’allégresse des justes est de Dieu et en Dieu, et leur joie vient de la vérité. Celui qui désire la gloire véritable et éternelle dédaigne la gloire du temps. Et celui qui recherche la gloire du temps et ne la méprise pas de toute son âme montre qu’il aime peu la gloire éternelle. Il jouit d’une grande tranquillité de cœur, celui que n’émeut ni la louange ni le blâme. Il sera aisément en paix et content, celui dont la conscience est pure. Vous n’êtes pas plus saint parce qu’on vous loue, ni plus imparfait parce qu’on vous blâme. Vous êtes ce que vous êtes, et tout ce qu’on pourra dire ne vous fera pas plus grand que vous ne l’êtes aux yeux de Dieu. Si vous considérez bien ce que vous êtes en vous-même, vous vous embarrasserez peu de ce que les hommes disent de vous. L’homme voit le visage, mais Dieu voit le cœur. L’homme regarde les actions; mais Dieu pèse l’intention. Faire toujours bien et s’estimer peu, c’est le signe d’une âme humble. Ne vouloir de consolation d’aucune créature, c’est la marque d’une grande pureté et d’une grande confiance intérieure. Quand on ne cherche au-dehors aucun témoignage en sa faveur, il est manifeste qu’on s’est entièrement remis à Dieu. Car ce n’est pas celui qui se recommande lui-même qui est approuvé, dit Saint Paul, mais celui que Dieu recommande. Avoir toujours Dieu présent au-dedans de soi et ne tenir à rien au-dehors, c’est l’état de l’homme intérieur.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 6
Nul repos pour celui qui ne le trouve pas en soi. Le cœur inquiet, qui cherche au dehors dans les créatures la paix dont il est privé intérieurement, se fait une grande illusion; elle n’est pas là. Pourquoi vous tromper vous-même? La mer soulevée par les tempêtes n’est pas plus agitée que le monde et vous lui dites: Apaise mon trouble! Il n’y a de calme que dans le sein de Dieu. Il n’y a de joie que dans la conscience pure. Les plaisirs distraient, les passions enivrent un moment. Mais ce moment passé, que reste-t-il? Et encore que d’ennui souvent et que d’amertume pendant sa durée! Vous représentez-vous, au contraire, une félicité comparable à celle qui accompagne l’innocence, quelque chose qui, dès ici-bas, ressemble plus au ciel que l’état d’une âme détachée de la terre et tranquille sous la main de Dieu qu’elle possède déjà par l’espérance et l’amour? Eh bien donc, que cet état devienne le vôtre: venez et goûtez combien le Seigneur est doux. Faites un effort, veuillez seulement. Celui qui donne le bon vouloir vous donnera aussi de l’accomplir.
7. Qu’il faut aimer Jésus-Christ par-dessus toutes choses
Heureux celui qui comprend ce que c’est que d’aimer Jésus, et de se mépriser soi-même à cause de Jésus. Il faut que notre amour pour lui nous détache de tout autre amour, parce que Jésus veut être aimé seul par-dessus toutes choses. L’amour de la créature est trompeur et passe bientôt; l’amour de Jésus est stable et fidèle. Celui qui s’attache à la créature tombera avec elle; celui qui s’attache à Jésus sera pour jamais affermi. Aimez et conservez pour ami Celui qui ne vous quittera point alors que tous vous abandonneront, et qui, quand viendra votre fin, ne vous laissera point périr. Que vous le vouliez ou non, il vous faudra un jour être séparé de tout. Vivant et mourant, tenez-vous donc près de Jésus et confiez-vous à la fidélité de celui qui seul peut vous secourir lorsque tout vous manquera. Tel est votre bien-aimé, qu’il ne veut point de partage; il veut posséder seul votre cœur et y régner comme un roi sur le trône qui est à lui. Si vous saviez bannir de votre âme toutes les créatures, Jésus se plairait à demeurer en vous. Vous trouverez avoir perdu presque tout ce que vous aurez établi sur les hommes et non sur Jésus! Ne vous appuyez point sur un roseau qu’agite le vent et n’y mettez pas votre confiance, car toute chair est comme l’herbe, et sa gloire passe comme la fleur des champs. Vous serez trompé souvent si vous jugez des hommes d’après ce qui paraît au-dehors; au lieu des avantages et du soulagement que vous cherchez en eux, vous n’éprouverez presque toujours que du préjudice. Cherchez Jésus en tout, et en tout vous trouverez Jésus. Si vous vous cherchez vous-même, vous vous trouverez aussi, mais pour votre perte. Car l’homme qui ne cherche pas Jésus se nuit plus à lui-même que tous ses ennemis et que le monde entier.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 7
Entraînés par le charme de sentir, ainsi que parle Bossuet, nous cherchons notre bien dans les créatures, qui nous échappent et s’évanouissent comme des ombres. Nous voulons aimer et être aimés, et nous nous éloignons de la source du véritable amour, de l’amour infini. Comprenons enfin combien il est insensé d’attacher notre cœur à ce qui passe, et combien sont vaines ces amitiés de la terre qui s’en vont avec les années et les intérêts. Aimons Jésus sans partage, aimons-le comme il nous aime et comme il veut être aimé. La mesure de notre amour pour lui, dit saint Bernard, est de l’aimer sans mesure. Malheur à qui lui préfère quelque chose! Ses désirs sont sur la route du néant.
8. De la familiarité que l’amour établit entre Jésus et l’âme fidèle
Quand Jésus est présent, tout est doux et rien ne semble difficile; mais quand Jésus se retire, tout fatigue. Quand Jésus ne parle pas au-dedans, nulle consolation n’a de prix; mais si Jésus dit une seule parole, on est merveilleusement consolé. Marie-Madeleine ne se leva-t’elle pas aussitôt du lit où elle pleurait, lorsque Marthe lui dit: Le maître est là, et vous appelle? Heureux moment où Jésus appelle des larmes à la joie de l’esprit! Combien, sans Jésus, n’êtes-vous pas aride et insensible! Et quelle vanité, quelle folie, si vous désirez autre chose que Jésus-Christ! Ne serait-ce pas une plus grande perte que si vous aviez perdu le monde entier? Que peut vous donner le monde sans Jésus? Etre sans Jésus, c’est un insupportable enfer; être avec Jésus, c’est un paradis de délices. Si Jésus est avec vous, nul ennemi ne pourra vous nuire. Qui trouve Jésus trouve un trésor immense, ou plutôt un bien au-dessus de tout bien. Qui perd Jésus perd plus et beaucoup plus que s’il perdait le monde entier. Vivre sans Jésus, c’est le comble de l’indigence; être uni à Jésus, c’est posséder des richesses infinies. C’est un grand art que de savoir converser avec Jésus, et une grande prudence que de savoir le retenir près de soi. Soyez humble et pacifique, et Jésus sera avec vous. Que votre vie soit pieuse et calme, et Jésus demeurera près de vous. Vous éloignerez bientôt Jésus et vous perdrez sa grâce, si vous voulez vous répandre au-dehors. Et si vous l’éloignez et le perdez, qui sera votre refuge et quel autre ami chercherez-vous? Vous ne sauriez vivre heureux sans ami; et si Jésus n’est pas pour vous un ami au-dessus de tous les autres, n’attendez que tristesse et désolation. Qu’insensé vous êtes, si vous mettez en quelque autre votre confiance ou votre joie! Il vaudrait mieux avoir le monde entier contre vous, que d’être dans la disgrâce de Jésus. Qu’il vous soit donc plus cher que tout ce qui vous est cher. Aimez tous les autres pour Jésus, et Jésus pour lui-même. Lui seul doit être aimé uniquement, parce qu’il est le seul ami bon, fidèle, entre tous les amis. Aimez en lui et à cause de lui vos amis et vos ennemis, et priez-le pour tous afin que tous le connaissent et l’aiment. Ne souhaitez jamais d’obtenir aucune préférence dans l’estime ou l’amour des hommes; car cela n’appartient qu’à Dieu, qui n’a point d’égal. Ne désirez point que quelqu’un s’occupe de vous dans son cœur, et ne soyez vous-même préoccupé de l’amour de personne; mais que Jésus soit en vous et en tout homme de bien Soyez pur et libre au-dedans, sans aucune attache à la créature. Il vous faut être dépouillé de tout, et offrir à Dieu un cœur pur, si vous voulez être libre et goûter comme le Seigneur est doux. Et certes, jamais vous n’y parviendrez si sa grâce ne vous prévient et ne vous attire: de sorte qu’ayant exclu et banni tout le reste, vous soyez seul uni à lui seul. Car lorsque la grâce de Dieu visite l’homme, alors il peut tout; et quand elle se retire, alors il est pauvre et infirme, et ne semble réservé qu’aux châtiments. En cet état même, il ne doit ni se laisser abattre ni désespérer, mais il doit se soumettre avec calme à la volonté de Dieu et souffrir pour l’amour de Jésus-Christ tout ce qui lui arrive: car l’été succède à l’hiver, après la nuit revient le jour, et après la tempête une grande sérénité.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 8
L’amour a fait descendre le Fils de Dieu sur la terre. L’amour nous élève jusqu’à lui. Alors s’établit entre notre âme et Jésus comme une union ravissante, alors s’accomplit cette promesse: Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai à vous. Venez donc, ô mon Jésus, venez briser les derniers liens qui m’attachent aux créatures et retardent l’heureux moment où je ne vivrai plus que pour vous. Faites que, m’oubliant moi-même, je ne voie, je ne désire que vous seul, et me repose sur votre sein comme le disciple bien-aimé, dans cette paix délicieuse que le monde ne donne pas, qu’il ne peut même comprendre, mais aussi que ses orages ne sauraient troubler.
9. De la privation de toute consolation
Il n’est pas difficile de mépriser les consolations humaines quand on jouit des consolations divines. Mais il est grand et très grand de consentir à être privé tout à la fois des consolations des hommes et de celles de Dieu, de supporter volontairement pour sa gloire cet exil du cœur, de ne se rechercher en rien, et de ne faire aucun retour sur ses propres mérites. Qu’y a-t’il d’étonnant si vous êtes rempli d’allégresse et de ferveur lorsque la grâce descend en vous? C’est pour tous l’heure désirable. Il avance aisément et avec joie, celui que la grâce soulève. Comment sentirait-il son fardeau, quand il est porté par le Tout-Puissant et conduit par le guide suprême? Toujours nous cherchons quelque soulagement, et difficilement l’homme se dépouille de lui-même. Fidèle à son évêque, le saint martyr Laurent vainquit le siècle parce qu’il méprisa tout ce que le monde offre de séduisant, et qu’il souffrit en paix, pour l’amour de Jésus-Christ, d’être séparé du souverain prêtre de Dieu, de Sixte, qu’il aimait avec une vive tendresse. Pour l’amour du Créateur surmontant l’amour de l’homme, aux consolations humaines il préféra le bon plaisir divin. Et vous aussi, apprenez donc à quitter, pour l’amour de Dieu, l’ami le plus cher et le plus intime. Et ne murmurez point s’il arrive que votre ami vous abandonne, sachant qu’après tout il faudra bien un jour se séparer tous. Ce n’est pas sans combattre beaucoup et longtemps en lui-même, que l’homme apprend à se vaincre pleinement et à reporter en Dieu toutes ses affections. Lorsqu’il s’appuie sur lui-même, il se laisse aisément aller aux consolations humaines. Mais celui qui a vraiment l’amour de Jésus-Christ et le zèle de la vertu ne cède point à l’attrait des consolations, et ne cherche point les douceurs sensibles; il désire plutôt de fortes épreuves, et de souffrir de durs travaux pour Jésus-Christ. Quand donc Dieu vous accorde quelque consolation spirituelle, recevez-la avec actions de grâces; mais reconnaissez-y le don de Dieu et non votre propre mérite. Ne vous en élevez pas, n’en ayez point trop de joie, n’en concevez pas une vaine présomption. Que cette grâce, au contraire, vous rende plus humble, plus vigilant, plus timide dans toutes vos actions; car ce moment passera et sera suivi de la tentation. Quand la consolation vous est ôtée, ne vous découragez pas aussitôt; mais attendez avec humilité et avec patience que Dieu vous visite de nouveau: car il est tout-puissant pour vous consoler encore plus. Cela n’est ni nouveau ni étrange pour ceux qui ont l’expérience des voies de Dieu: les grands saints et les anciens prophètes ont souvent éprouvé ces vicissitudes. Un d’eux, sentant la présence de la grâce, s’écriait: J’ai dit dans mon abondance: Je ne serai jamais ébranlé! Mais la grâce s’étant retirée, il ajoutait: Vous avez détourné de moi votre face, et j’ai été rempli de trouble. Dans ce trouble cependant, il ne désespère point; mais il prie le Seigneur avec plus d’insistance, disant: Seigneur, je crierai vers vous, et j’implorerai mon Dieu. Enfin il recueille le fruit de sa prière et il témoigne qu’il a été exaucé: Le Seigneur m’a écouté, il a eu pitié de moi, le Seigneur s’est fait mon appui. Mais comment? Vous avez, dit-il, changé mes gémissements en chants d’allégresse, et vous m’avez environné de joie. Or, puisque Dieu en use ainsi avec les plus grands saints, nous ne devons pas perdre courage, pauvres infirmes que nous sommes, si quelquefois nous éprouvons de la ferveur et quelquefois du refroidissement: car l’esprit de Dieu vient et se retire comme il lui plaît. Ce qui faisait dire au bienheureux Job: Vous visitez l’homme dès le matin, et aussitôt vous l’éprouvez. En quoi donc espérer, et en quoi mettre ma confiance, si ce n’est uniquement dans la grande miséricorde de mon Dieu et dans l’attente de la grâce céleste? Car, soit que j’aie près de moi des hommes vertueux, des religieux fervents, des amis fidèles; soit que je lise de saints livres et d’éloquents traités, soit que j’entende le doux chant des hymnes, tout cela aide peu et ne touche guère quand la grâce se retire, et que je suis délaissé dans ma propre indigence. Alors il n’est point de meilleur remède qu’une humble patience et l’abandon de soi-même à la volonté de Dieu. Je n’ai jamais rencontré d’homme si pieux et si parfait qui n’ait éprouvé quelquefois cette privation de la grâce et une diminution de ferveur. Nul saint n’a été ravi si haut ni si rempli de lumière qu’il n’ait été tenté avant ou après. Car il n’est pas digne d’être élevé jusqu’à la contemplation de Dieu, celui qui n’a pas souffert pour Dieu quelque tribulation. La tentation annonce d’ordinaire la consolation qui doit suivre. Car la consolation céleste est promise à ceux qu’a éprouvés la tentation. Celui qui vaincra, dit le Seigneur, je lui donnerai à manger du fruit de l’arbre de vie. La consolation divine est donnée afin que l’homme ait plus de force pour soutenir l’adversité. La tentation vient après, afin qu’il ne s’enorgueillisse pas du bien. Car Satan ne dort point, et la chair n’est pas encore morte: c’est pourquoi ne cessez de vous préparer au combat, parce qu’à droite et à gauche sont des ennemis qui ne se reposent jamais.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 9
Bien que l’humanité sainte du Sauveur ne cessât de jouir, par son union intime avec le Verbe divin, d’une paix et d’une joie inaltérable, il ne laissait pas de ressentir souvent, dans la partie inférieure de l’âme, les afflictions et les douleurs devenues l’apanage de notre nature depuis le péché. Qui n’a présentes à l’esprit ces grandes paroles: Mon âme est triste jusqu’à la mort. Mon Père! Mon Père! Pourquoi m’avez-vous délaissé? Ainsi l’âme chrétienne, sans perdre sa paix, est éprouvée aussi par la tristesse et les
tribulations intérieures. Si elle goûtait toujours la consolation, il serait à craindre qu’elle ne tombât peu à peu dans le relâchement, et qu’aurait-elle d’ailleurs à offrir à son bien-aimé? La vertu se perfectionne dans l’infirmité. C’est l’Apôtre qui nous l’apprend: et il ajoute aussitôt: Je me glorifierai donc dans mes infirmités, afin que la vertu de Jésus-Christ habite en moi. Cette espèce d’abandon, cet exil du cœur, nous rappelle vivement notre misère, que nous oublions trop facilement, exerce notre foi, notre amour, et nous maintient dans l’humilité. Gardez-vous donc, en ces moments où Jésus paraît se retirer de vous, de fléchir sous le poids de l’épreuve, et de vous laisser aller au découragement. "Un des grands secours, dit un pieux auteur, pour bien porter sa Croix, est d’en ôter l’inquiétude et de rendre cette peine tranquille par une totale conformité à la divine volonté." Au lieu de gémir et de vous troubler, réjouissez-vous plutôt, car il est écrit: Ceux qui sèment dans les larmes, moissonnent dans l’allégresse. Ils allaient et pleuraient en répandant des semences. Ils reviendront pleins de joie, portant des gerbes dans leurs mains.
10. De la reconnaissance pour la grâce de Dieu
Pourquoi cherchez-vous le repos lorsque vous êtes né pour le travail? Disposez-vous à la patience plutôt qu’aux consolations, et à porter la croix plutôt qu’à goûter la joie. Quel est l’homme du siècle qui ne reçut volontiers les joies et les consolations spirituelles, s’il pouvait en jouir toujours? Car les consolations spirituelles surpassent toutes les délices du monde et toutes les voluptés de la chair. Toutes les délices du monde sont ou honteuses ou vaines; les délices spirituelles sont seules douces et chastes, nées des vertus et répandues par Dieu dans les cœurs purs. Mais nul ne peut jouir toujours à son gré des consolations divines, parce que la tentation ne cesse jamais longtemps. Une fausse liberté d’esprit et une grande confiance en soi-même forment un grand obstacle aux visites d’en-haut. Dieu accorde à l’homme un grand bien en lui donnant la grâce de la consolation; mais l’homme fait un grand mal quand il ne remercie pas Dieu de ce don et ne le lui rapporte pas tout entier. Si la grâce ne coule point abondamment sur nous, c’est que nous sommes ingrats envers son auteur, et que nous ne remontons point à sa source première. Car la grâce n’est jamais refusée à celui qui la reçoit avec gratitude, et Dieu ordinairement donne à l’humble ce qu’il ôte au superbe. Je ne veux point de la consolation qui m’ôte la componction; je n’aspire point à la contemplation qui conduit à l’orgueil. Car tout ce qui est élevé n’est pas saint; tout ce qui est doux n’est pas bon; tout désir n’est pas pur; tout ce qui est cher à l’homme n’est pas agréable à Dieu. J’aime une grâce qui me rend plus humble, plus vigilant, plus prêt à me renoncer moi-même. L’homme instruit par le don de la grâce et par sa privation n’osera s’attribuer aucun bien, mais plutôt il confessera son indigence et sa nudité. Donnez à Dieu ce qui est à Dieu; et ce qui est de vous, ne l’imputez qu’à vous. Rendez gloire à Dieu de ses grâces; et reconnaissez que n’ayant rien à vous que le péché, rien ne vous est dû que la peine du péché. Mettez-vous toujours à la dernière place et la première vous sera donnée; car ce qui est le plus élevé s’appuie sur ce qui est le plus bas. Les plus grands saints aux yeux de Dieu sont les plus petits à leurs propres yeux; et plus leur vocation est sublime, plus ils sont humbles dans leur coeur. Pleins de la vérité et de la gloire céleste, ils ne sont pas avides d’une gloire vaine. Fondés et affermis en Dieu, ils ne sauraient s’élever en eux-mêmes. Rapportant à Dieu tout ce qu’ils ont reçu de bien, ils ne recherchent point la gloire que donnent les hommes et ne veulent que celle qui vient de Dieu seul; leur unique but, leur unique désir, est qu’il soit glorifié en lui-même et dans tous les saints, par-dessus toutes choses. Soyez donc reconnaissants des moindres grâces et vous mériterez d’en recevoir de plus grandes. Que le plus léger don, la plus petite faveur aient pour vous autant de prix que le don le plus excellent et la faveur la plus singulière. Si vous considérez la grandeur de celui qui donne, rien de ce qu’il donne ne vous paraîtra petit ni méprisable; car peut-il être quelque chose de tel dans ce qui vient d’un Dieu infini? Vous envoie-t’il des peines et des châtiments, recevez-les encore avec joie, car c’est toujours pour notre salut qu’il fait ou qu’il permet tout ce qui nous arrive. Voulez-vous conserver la grâce de Dieu, soyez reconnaissant lorsqu’il vous la donne, patient lorsqu’il vous l’ôte. Priez pour qu’elle vous soit rendue, et soyez humble et vigilant pour ne pas la perdre.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 10
L’homme est si pauvre, qu’il n’a pas même une bonne pensée, un bon désir qui ne lui vienne d’en haut. De lui-même il ne peut rien, pas même souhaiter d’être affranchi de sa misère, qu’il ne connaît que par une lumière surnaturelle. Si la divine miséricorde ne le prévenait, il languirait dans une éternelle impuissance de tout bien. Plus la grâce donc lui est donnée avec abondance, plus il a raison de s’humilier, en voyant ce qu’il serait sans elle, ce qu’il est par son propre fonds. Créature insensée qui t’enorgueillis des dons de Dieu, qu’as-tu que tu n’aies reçu, et si tu l’as reçu pourquoi te glorifier, comme si tu ne l’avais pas reçu? Il faut que l’orgueil plie sous cette parole, et que l’homme tout entier s’anéantisse en présence de Celui qui seul le retire de l’abîme où le péché l’avait précipité. Il ne se relève qu’en s’abaissant: ce qui faisait dire à saint Paul: Quand je me sens faible, c’est alors que je suis fort. Je vous comprends, ô grand Apôtre! Ce sentiment qui vous humilie, appelle la grâce promise aux humbles, et par elle, vous êtes revêtu de la force de Dieu même. Que ne devons-nous point à ce Dieu de bonté, et que lui rendrons-nous pour tant de bienfaits? Hélas! Dans notre indigence, nous n’avons à lui offrir que notre cœur, et c’est aussi ce qu’il demande de sa pauvre créature. Que ce cœur au moins lui appartienne sans réserve, que rien ne le partage. Qu’il ne veuille, qu’il ne goûte que Dieu, ne vive que de son amour, et qu’ainsi commence sur la terre cette union ravissante qui sera plus tard notre éternelle félicité.
11. Du petit nombre de ceux qui aiment la Croix de Jésus-Christ
Il y en a beaucoup qui désirent le céleste royaume de Jésus, mais peu consentent à porter sa Croix. Beaucoup souhaitent ses consolations, mais peu aiment ses souffrances. Il trouve beaucoup de compagnons de sa table, mais peu de son abstinence. Tous veulent partager sa joie; mais peu veulent souffrir quelque chose pour lui. Plusieurs suivent Jésus jusqu’à la fraction du pain, mais peu jusqu’à boire le calice de sa passion. Plusieurs admirent ses miracles; mais peu goûtent l’ignominie de sa Croix. Plusieurs aiment Jésus pendant qu’il ne leur arrive aucune adversité. Plusieurs le louent et le bénissent, tandis qu’ils reçoivent ses consolations. Mais si Jésus se cache et les délaisse un moment, ils tombent dans le murmure ou dans un excessif abattement. Mais ceux qui aiment Jésus pour Jésus et non pour eux-mêmes, le bénissent dans toutes les tribulations et dans l’angoisse du cœur comme dans les consolations les plus douces. Et quand il ne voudrait jamais les consoler, toujours cependant ils le loueraient, toujours ils lui rendraient grâces. Oh! que ne peut l’amour de Jésus, quand il est pur et sans mélange d’amour ni d’intérêt propre! Ne sont-ce pas des mercenaires ceux qui cherchent toujours des consolations? Ne prouvent-ils pas qu’ils s’aiment eux-mêmes plus que Jésus-Christ, ceux qui pensent toujours à leurs gains et à leurs avantages? Où trouvera-t’on quelqu’un qui veuille servir Dieu pour Dieu seul? Rarement on rencontre un homme assez avancé dans les voies spirituelles pour être dépouillé de tout. Car le véritable pauvre d’esprit, détaché de toute créature, qui le trouvera? Il faut le chercher bien loin, et jusqu’aux extrémités de la terre. Si l’homme donne tout ce qu’il possède, ce n’est encore rien. S’il fait une grande pénitence, c’est peu encore. Et s’il embrasse toutes les sciences, il est encore loin. Et s’il a une grande vertu et une piété fervente, il lui manque encore beaucoup, il lui manque une chose souverainement nécessaire. Qu’est-ce encore? C’est qu’après avoir tout quitté, il se quitte aussi lui-même et se dépouille entièrement de l’amour de soi. C’est enfin qu’après avoir fait tout ce qu’il sait devoir faire, il pense encore n’avoir rien fait. Qu’il estime peu ce qu’on pourrait regarder comme quelque chose de grand, et qu’en toute sincérité il confesse qu’il est un serviteur inutile, selon la parole de la Vérité: Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles. Alors il sera vraiment pauvre et séparé de tout en esprit, et il pourra dire avec le prophète: Oui, je suis pauvre et seul dans le monde. Nul cependant n’est plus riche, plus puissant, plus libre, que celui qui sait quitter tout et soi-même, et se mettre au dernier rang.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 11
Il faut aimer Dieu pour Dieu même, et non pas à cause de la joie que l’on goûte à le servir. Car s’il nous retirait ses consolations, que deviendrait cet amour mercenaire? Celui qui se cherche encore en quelque chose ne sait point aimer. Regardez votre modèle, contemplez Jésus: il ne s’est recherché en rien:
Christus non sibi placuit. Il a tout sacrifié pour vous, son repos, sa vie, sa volonté même: Non pas ce que je veux, disait-il, mais ce que vous voulez. Il a tout souffert, jusqu’à la croix, jusqu’au délaissement de son Père: Mon Père! Pourquoi m’avez-vous abandonné? Entrons, à son exemple, dans cet esprit de sacrifice, et, détachés désormais de tout intérêt propre, acceptons avec une égale sérénité les biens et les maux, les peines et les joies, en sorte que, n’ayant de pensées, de désirs que ceux de Jésus, nous soyons consommés avec lui dans cette unité parfaite que, près de quitter ce monde, il demandait pour nous à son Père, comme le dernier et le plus grand de ses dons.
12. De la sainte voie de la Croix
Cette parole semble dure à plusieurs: Renoncez à vous-mêmes, prenez votre Croix, et suivez Jésus. Mais il sera bien plus dur, au dernier jour, d’entendre cette parole: Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel! Ceux qui écoutent maintenant volontiers la parole qui commande de porter la Croix, et qui y obéissent, ne craindront point alors d’entendre l’arrêt d’une éternelle condamnation. Ce signe de la Croix sera dans le Ciel lorsque le Seigneur viendra pour juger. Alors tous les disciples de la Croix, qui auront imité pendant leur vie Jésus crucifié, s’approcheront avec une grande confiance de Jésus-Christ juge. Pourquoi donc craignez-vous de porter la Croix, par laquelle on arrive au royaume du ciel? Dans la Croix est le salut, dans la Croix la vie, dans la Croix la protection contre nos ennemis. C’est de la Croix que découlent les suavités célestes. Dans la Croix est la force de l’âme; dans la Croix la joie de l’esprit, la consommation de la vertu, la perfection de la sainteté. Il n’y a de salut pour l’âme et d’espérance de vie éternelle, que dans la Croix. Prenez donc votre Croix et suivez Jésus, et vous parviendrez à l’éternelle félicité. Il vous a précédé portant sa Croix et il est mort pour vous sur la Croix afin que vous aussi vous portiez votre Croix, et que vous aspiriez à mourir sur la Croix. Car si vous mourez avec lui, vous vivrez aussi avec lui; et si vous partagez ses souffrances, vous partagerez sa gloire. Ainsi tout est dans la Croix, et tout consiste à mourir. Il n’est point d’autre voie qui conduise à la vie et à la véritable paix du coeur que la voie de la Croix et d’une mortification continuelle. Allez où vous voudrez, cherchez tout ce que vous voudrez, vous ne trouverez pas au-dessus une voie plus élevée, au-dessous une voie plus sûre que la voie de la sainte Croix. Disposez de tout selon vos vues, réglez tout selon vos désirs, et toujours vous trouverez qu’il vous faut souffrir quelque chose, que vous le vouliez ou non; et ainsi vous trouverez toujours la Croix. Car, ou vous sentirez de la douleur dans le corps, ou vous éprouverez de l’amertume dans l’âme. Tantôt vous serez délaissé de Dieu, tantôt exercé par le prochain, et, ce qui est plus encore, vous serez souvent à charge à vous-même. Vous ne trouverez à vos peines aucun remède, aucun soulagement; mais il vous faudra souffrir aussi longtemps que Dieu le voudra. Car Dieu veut que vous appreniez à souffrir sans consolations et que vous vous soumettiez à lui sans réserve, et que vous deveniez plus humble par la tribulation. Nul n’a si avant dans son cœur la passion de Jésus-Christ que celui qui a souffert quelque chose de semblable. La Croix est donc toujours préparée; elle vous attend partout. Vous ne pouvez la fuir, quelque part que vous alliez; puisque partout où vous irez, vous vous porterez et vous trouverez toujours vous-même. Elevez-vous, abaissez-vous, sortez de vous-même, rentrez-y; toujours vous trouverez la Croix; et il faut que partout vous preniez patience, si vous voulez la paix intérieure et mériter la couronne immortelle. Si vous portez de bon cœur la Croix, elle-même vous portera et vous conduira au terme désiré, où vous cesserez de souffrir; mais ce ne sera pas en ce monde. Si vous la portez
à regret, vous en augmentez le poids, vous rendez votre fardeau plus dur, et cependant il vous faut la porter. Si vous rejetez une Croix, vous en trouverez certainement une autre, et peut-être plus pesante. Croyez-vous échapper à ce que nul homme n’a pu éviter? Quel saint a été dans ce monde sans croix et sans tribulation? Jésus-Christ lui-même, Notre-Seigneur, n’a pas été une seule heure dans toute sa vie sans éprouver quelque souffrance: Il fallait, dit-il, que le Christ souffrît, et qu’il ressuscitât d’entre les morts, et qu’il entrât ainsi dans sa gloire. Comment donc cherchez-vous une autre voie que la voie royale de la sainte Croix? Toute la vie de Jésus-Christ n’a été qu’une croix et un long martyre, et vous cherchez le repos et la joie! Vous vous trompez, n’en doutez pas; vous vous trompez lamentablement si vous cherchez autre chose que les afflictions à souffrir; car toute cette vie mortelle est pleine de misères et environnée de croix. Et plus un homme aura fait de progrès dans les voies spirituelles, plus ses croix souvent seront pesantes, parce que l’amour lui rend son exil plus douloureux. Cependant celui que Dieu éprouve par tant de peines n’est pas sans consolations qui les adoucissent, parce qu’il sent s’accroître les fruits de sa patience à porter sa Croix. Car, lorsqu’il s’incline volontairement sous elle, l’affliction qui l’accablait se change toute entière en une douce confiance qui le console. Et plus la chair est affligée, brisée, plus l’esprit est fortifié intérieurement par la grâce. Quelquefois même le désir de souffrir pour être conforme
à Jésus crucifié lui inspire tant de force, qu’il ne voudrait pas être exempt de tribulations et de douleur, parce qu’il se croit d’autant plus agréable à Dieu, qu’il souffre pour lui davantage. Ce n’est point là la vertu de l’homme, mais la grâce de Jésus-Christ, qui opère puissamment dans une chair infirme, que tout ce qu’elle abhorre et fuit naturellement, elle l’embrasse et l’aime par la ferveur de l’esprit. Il n’est pas selon l’homme de porter la Croix, d’aimer la Croix, de châtier le corps, de le réduire en servitude, de fuir les honneurs, de souffrir volontiers les outrages, de se mépriser soi-même et de souhaiter d’être méprisé, de supporter les afflictions et les pertes, et de ne désirer aucune prospérité dans ce monde. Si vous ne regardez que vous, vous ne pouvez rien de tout cela. Mais si vous vous confiez dans le Seigneur, la force vous sera donnée d’en haut et vous aurez pouvoir sur la chair et le monde. Vous ne craindrez pas même le démon, votre ennemi, si vous êtes armé de la foi et marqué de la Croix de Jésus-Christ. Disposez-vous donc, comme un bon et fidèle serviteur de Jésus-Christ, à porter courageusement la Croix de votre Maître, crucifié par amour pour vous. Préparez-vous à souffrir mille adversités, mille traverses dans cette
misérable vie; car voilà partout ce qui vous attend, ce que vous trouverez partout, en quelque lieu que vous vous cachiez. Il faut qu’il en soit ainsi, et à cette foule de maux et de douleurs il n’y a d’autre remède que de vous supporter vous-même. Buvez avec joie le calice du Sauveur, si son amour vous est cher et si vous désirez avoir part à sa gloire. Laissez Dieu disposer de ses consolations; qu’il les répande comme il lui plaira. Pour vous, choisissez les souffrances et regardez-les comme des consolations d’un grand prix, car toutes les souffrances du temps n’ont aucune proportion avec la gloire future, et ne sauraient vous la mériter, quand seul vous les supporteriez toutes. Lorsque vous en serez venu à trouver la souffrance douce et à l’aimer pour Jésus-Christ, alors estimez-vous heureux, parce que vous avez trouvé le paradis sur la terre. Mais, tandis que la souffrance vous sera amère et que vous la fuirez, vous vivrez dans le trouble, et la tribulation que vous fuirez vous suivra partout. Si vous vous appliquez à être ce que vous devez être, à souffrir et à mourir, bientôt vos peines s’évanouiront et vous aurez la paix. Quand vous auriez été ravi, avec Paul, jusqu’au troisième ciel, vous ne seriez pas pour cela assuré de ne rien souffrir. Je lui montrerai, dit Jésus, combien il faut qu’il souffre pour mon nom. Il ne vous reste donc qu’à souffrir, si vous voulez aimer Jésus et le servir constamment. Plût à Dieu que vous fussiez digne de souffrir quelque chose pour le nom de Jésus! Quelle gloire vous serait réservée! Quelle joie parmi tous les saints! Quelle édification pour le prochain! Car tous recommandent la patience, quoique peu cependant veuillent souffrir. Avec quelle joie vous devriez souffrir quelque chose pour Jésus, lorsque tant d’autres souffrent beaucoup plus pour le monde! Sachez et croyez fermement que votre vie doit être une mort continuelle, et que plus on meurt à soi-même, plus on commence à vivre pour Dieu. Nul n’est propre à comprendre les choses du ciel, s’il ne se soumet à supporter les adversités pour Jésus-Christ. Rien n’est plus agréable à Dieu, rien ne vous est plus salutaire en ce monde, que de souffrir avec joie pour Jésus-Christ; et si vous aviez à choisir, vous devriez plutôt souhaiter d’être affligé pour lui que d’être comblé de consolations, parce que vous seriez alors plus semblable à Jésus-Christ et plus conforme à tous les saints. Car notre mérite et notre progrès dans la perfection ne consistent point dans la douceur et l’abondance des consolations, mais plutôt dans la force de supporter de grandes tribulations et de pesantes épreuves. S’il y avait eu pour l’homme quelque chose de meilleur et de plus utile que de souffrir, Jésus-Christ nous l’aurait appris par ses paroles et par son exemple. Or, manifestement, il exhorte à porter sa Croix, et les disciples qui le suivaient, et tous ceux qui voudraient le suivre, disant: Si quelqu’un veut marcher sur mes pas, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa Croix, et qu’il me suive. Après donc avoir tout lu, tout examiné, concluons enfin qu’il nous faut passer par beaucoup de tribulations pour entrer dans le royaume de Dieu.
Réflexion de Lamennais-Livre 2, chapitre 12
La doctrine de la Croix, scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils, est ce que les hommes comprennent le moins. Qu’un Dieu soit mort pour les sauver, leur raison s’abaissera devant ce mystère: mais qu’ils doivent s’associer à cet étonnant sacrifice, en mourant à eux-mêmes, à leurs passions, à leurs volontés, à leurs désirs, voilà ce qui les révolte et leur fait dire comme les Capharnaïtes: Cette parole est dure; et qui peut l’entendre? Il faut bien pourtant que nous l’entendions; car notre salut dépend de là. Le Ciel était séparé de la terre. La Croix les a réunis. Et c’est du pied de la Croix que part tout ce qui va jusqu’au Ciel. Pressons-nous donc contre la Croix; qu’elle soit ici-bas notre consolation, comme elle est notre force. Lorsque, dans sa bonté, Dieu nous envoie quelque épreuve, disons avec saint André: O douce Croix! Si longtemps désirée et préparée maintenant pour cette âme qui la souhaitait ardemment! Tous les saints ont senti ce désir, tous ont tenu ce langage. Souffrir ou mourir, répétait souvent sainte Thérèse, et dans la souffrance, elle trouvait plus de paix et de bonheur que n’en goûteront jamais ceux que le monde appelle heureux. Une seule larme versée aux pieds de Jésus, est plus délicieuse mille fois que tous les plaisirs du siècle.
Livre troisième – De la vie intérieure
1. Des entretiens intérieurs de Jésus-Christ avec l’âme fidèle
J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dit en moi. Heureuse l’âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement, et qui reçoit de sa bouche la parole de consolation! Heureuses les oreilles toujours attentives à recueillir ce souffle divin, et sourdes au bruit du monde! Heureuses, encore une fois, les oreilles qui écoutent non la voix qui retentit au-dehors, mais la vérité qui enseigne au-dedans! Heureux les yeux qui, fermés aux choses extérieures, ne contemplent que les intérieures! Heureux ceux qui pénètrent les mystères que le cœur recèle, et qui, par des exercices de chaque jour, tâchent de se préparer de plus en plus à comprendre les secrets du Ciel! Heureux ceux dont la joie est de s’occuper de Dieu et qui se dégagent de tous les embarras du siècle! Considère ces choses, ô mon âme, et ferme la porte de tes sens, afin que tu puisses entendre ce que le Seigneur ton Dieu dit en toi. Voici ce que dit ton bien-aimé: Je suis votre salut, votre paix et votre vie. Demeurez près de moi et vous trouverez la paix. Laissez là tout ce qui passe; ne cherchez que ce qui est éternel. Que sont toutes les choses du temps, que des séductions vaines? Et de quoi vous serviront toutes les créatures si vous êtes abandonné du Créateur? Renoncez donc à tout et occupez-vous de plaire à votre Créateur et de lui être fidèle, afin de parvenir à la vraie béatitude.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 1
Ecoutons la sagesse incréée: Mes délices, dit-elle, sont d’être avec les enfants des hommes. Mais la plupart des hommes ne comprennent pas son langage, ou, craignant de l’entendre, s’éloignent d’elle pour s’entretenir avec les créatures. Elle est venue dans le monde, et le monde ne l’a point connue. C’est pourquoi l’Apôtre nous défend d’aimer le monde, ni rien de ce qui est dans le monde, parce qu’il appartient tout entier à l’esprit de malice. Si donc nous voulons attirer en nous l’esprit de Dieu, cet Esprit dont l’onction enseigne toutes choses, séparons-nous du monde. Renonçons à ses maximes, à ses plaisirs, à ses sociétés tumultueuses. Jésus ne se trouve qu’au désert, sa voix ne retentit pas dans les lieux publics, au milieu des assemblées du siècle: mais, lorsqu’il a résolu de répandre des faveurs sur l’âme fidèle, il la conduit dans la solitude, et là, il parle à son cœur. Comment peindre les délices de ce céleste entretien! Qui les a goûtées une fois ne peut plus supporter les entretiens des hommes. O Jésus! Parlez à mon cœur! Je veux désormais n’écouter que votre voix, dans le silence de toutes les créatures.
2. La vérité parle au dedans de nous sans aucun bruit de paroles
Parlez Seigneur, parce que votre serviteur écoute. Je suis votre serviteur: donnez-moi l’intelligence, afin que je sache vos témoignages. Inclinez mon cœur aux paroles de votre bouche: qu’elles tombent sur moi comme une douce rosée. Les enfants d’Israël disaient autrefois à Moïse: Parlez-nous et nous vous écouterons; mais que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourions. Ce n’est pas là, Seigneur, ce n’est pas là ma prière: mais au contraire, je vous implore comme le prophète Samuel, avec un humble désir, disant: Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute. Que Moïse ne me parle point, ni aucun des prophètes, mais vous plutôt, parlez, Seigneur mon Dieu, vous la lumière de tous les prophètes et l’esprit qui les inspirait. Sans eux, vous pouvez seul pénétrer toute mon âme de votre vérité; et sans vous ils ne pourraient rien. Ils peuvent prononcer des paroles, mais non les rendre efficaces. Leur langage est sublime; mais si vous vous taisez, il n’échauffe point le cœur. Ils exposent la lettre, mais vous en découvrez le sens. Ils proposent les mystères, mais vous rompez le sceau qui en dérobait l’intelligence. Ils publient vos commandements, mais vous aidez à les accomplir. Ils montrent la voie, mais vous donnez des forces pour marcher. Ils n’agissent qu’au-dehors, mais vous éclairez et instruisez les cœurs. Ils arrosent extérieurement, mais vous donnez la fécondité. Leurs paroles frappent l’oreille, mais vous ouvrez l’intelligence. Que Moïse donc ne me parle point; mais vous, Seigneur, mon Dieu, éternelle vérité! parlez-moi, de peur que je ne meure, et que je n’écoute sans fruit, si, averti seulement au-dehors, je ne suis point intérieurement embrasé; de peur que je ne trouve ma condamnation dans votre parole, entendue sans être accomplie, connue sans être aimée, crue sans être observée. Parlez-moi donc, Seigneur, parce que votre serviteur écoute, vous avez les paroles de la vie éternelle. Parlez-moi pour consoler un peu mon âme, pour m’apprendre à réformer ma vie, parlez-moi pour la louange, la gloire, l’honneur éternel de votre nom.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 2
Il y a une voix qui nous parle intérieurement et comme dans le fond de l’âme, lorsque, fermant l’oreille au bruit des créatures, nous ne voulons plus écouter que Dieu seul, et que nous l’appelons en nous de toute l’ardeur de nos désirs. C’est cette voix qui, loin des hommes, ravissait au désert les Paul, les Antoine, les Pacôme, et leur révélait sans obscurité les secrets de la science divine. C’est cette voix qui instruit les Saints, les enflamme, les console et les enivre, pour ainsi dire, de sa céleste douceur. Moïse et les prophètes étaient voilés pour les disciples d’Emmaüs: Jésus vient, et, à sa voix, les ombres qui offusquaient leur intelligence, se dissipent. Quelque chose d’inconnu se remue en eux, de sorte qu’ils se disaient l’un à l’autre: Notre coeur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, lorsqu’il nous parlait dans le chemin et nous ouvrait les Ecritures? Et nous, pauvres infortunés, que le tumulte du monde distrait encore, que ferons-nous? Ne voulons-nous point aussi entendre Jésus? Comme les deux disciples, nous sommes en voyage. Nous nous en allons vers l’éternité. Jésus, dans son amour, s’approche de nous; il se fait en quelque sorte le compagnon de notre route. Mais, nous trouvant si peu attentifs, il se retire et nous marchons seuls. Effrayante solitude! Ah! Prenons garde que la nuit ne nous surprenne près du terme! Hâtons-nous de rappeler le divin guide, et disons-lui de toute notre âme: Seigneur, demeurez avec nous, car le soir se fait, et le jour baisse!
3. Qu’il faut écouter la parole de Dieu avec humilité, et que plusieurs ne la reçoivent pas comme ils le devraient
Jésus-Christ: Mon fils, écoutez mes paroles, paroles pleines de douceur, et qui surpassent toute la science des philosophes et des sages du monde. Mes paroles sont esprit et vie, et l’on n’en doit pas juger par le sens humain. Il ne faut pas en tirer une vaine complaisance, mais les écouter en silence et les recevoir avec une humilité profonde et un ardent amour. Le fidèle: Et j’ai dit: Heureux celui que vous instruisez, Seigneur, et à qui vous enseignez votre loi, afin de lui adoucir les jours mauvais, et de ne pas le laisser sans consolation sur la terre. Jésus-Christ: C’est moi qui ai, dès le commencement, instruit les prophètes, dit le Seigneur, et jusqu’à présent même je ne cesse point de parler à tous; mais plusieurs sont endurcis et sourds à ma voix. Le plus grand nombre écoute le monde de préférence à Dieu; ils aiment mieux suivre les désirs de la chair que d’obéir à la volonté divine. Le monde promet peu de chose et des choses qui passent, et on le sert avec une grande ardeur; je promets des biens immenses, éternels, et le coeur des hommes reste froid. Qui me sert et m’obéit en toute chose, avec autant de soin qu’on sert le monde et les maîtres du monde? Rougis, Sidon, dit la mer, et si tu en demandes la cause, écoute, voici pourquoi: Pour un petit avantage, on entreprend une longue route; et pour la vie éternelle, à peine en trouve-t’on qui veuillent faire un pas. On recherche le plus vil gain: on plaide honteusement quelquefois pour une pièce de monnaie; sur une légère promesse et pour une chose de rien, on ne craint pas de se fatiguer le jour et la nuit. Mais, ô honte! pour un bien immuable, pour une récompense infinie, pour un bonheur suprême et une gloire sans fin, on ne saurait se résoudre à la moindre fatigue. Serviteur paresseux et toujours murmurant, rougis donc de ce qu’il y ait des hommes plus ardents à leur perte que tu ne l’es à te sauver, et pour qui la vanité a plus d’attrait que n’en a pour toi la vérité. Et cependant ils sont souvent abusés par leurs espérances; tandis que ma promesse ne trompe point, et que jamais je ne me refuse à celui qui se confie en moi. Ce que j’ai promis, je le donnerai; ce que j’ai dit, je l’accomplirai, si toutefois l’on demeure avec fidélité dans mon amour jusqu’à la fin. C’est moi qui récompense les bons, et qui éprouve fortement les justes. Gravez mes paroles dans votre coeur et méditez-les profondément: car à l’heure de la tentation, elles vous seront très nécessaires. Ce que vous n’entendez pas en le lisant, vous le comprendrez au jour de ma visite. J’ai coutume de visiter mes élus de deux manières: par la tentation et la consolation. Et tous les jours, je leur donne deux leçons: l’une en les reprenant de leurs défauts, l’autre en les exhortant à avancer dans la vertu. Celui qui reçoit ma parole, et qui la méprise, sera jugé par elle au dernier jour. Prière pour demander la grâce de la dévotion Le fidèle: Seigneur mon Dieu, vous êtes tout mon bien: et que suis-je pour oser vous parler? Je suis le plus pauvre de vos serviteurs, et un abject ver de terre, beaucoup plus pauvre et plus méprisable que je ne sais et que je n’ose dire. Souvenez-vous cependant, Seigneur, que je ne suis rien, que je n’ai rien, que je ne puis rien. Vous êtes seul bon, juste et saint; vous pouvez tout, vous donnez tout, vous remplissez tout, hors le pécheur que vous laissez vide. Souvenez-vous de vos miséricordes, et remplissez mon coeur de votre grâce, vous qui ne voulez point qu’aucun de vos ouvrages demeure vide. Comment puis-je, en cette misérable vie, porter le poids de moi-même, si votre miséricorde et votre grâce ne me fortifient? Ne détournez pas de moi votre visage; ne différez pas à me visiter: ne me retirez point votre consolation, de peur que, privée de vous, mon âme ne devienne comme une terre sans eau. Seigneur, apprenez-moi à faire votre volonté: apprenez-moi à vivre d’une vie humble et digne de vous. Car vous êtes ma sagesse, vous me connaissez dans la vérité, et vous m’avez connu avant que je fusse au monde, et avant même que le monde fût.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 3
Rien de plus rare qu’un désir sincère de salut. Et c’est ce qui doit nous faire trembler, car notre sort à chacun sera ce que nous l’aurons fait: Dieu nous aide, il vient par sa grâce au secours du libre arbitre, mais il ne le contraint pas. Or, que voyons-nous? Quel spectacle nous offre le monde? Nous ne parlons point ici de l’impie résolu à se perdre, et déjà marqué du sceau de la réprobation: nous parlons de ceux qui se disent, qui se croient les disciples de Jésus-Christ. Dans la spéculation, des chrétiens veulent se sauver. Mais ils veulent en même temps, ils veulent surtout posséder les biens et goûter les jouissances de la terre. Ils donneront à Dieu, en passant, quelques prières obligées, ils s’informeront de sa loi pour connaître ce qu’elle commande strictement, puis, tranquilles de ce côté, ils se jetteront à la poursuite des honneurs, qu’ils nommeront légitimes, ou ils s’endormiront dans une vie de mollesse, permise à leurs yeux, parce qu’elle ne viole en apparence aucun précepte formel. Mais dans tout cela, où est la foi qui doit régler toutes nos actions sur la vue de l’éternité? Où est l’amour perpétuellement occupé de son objet, l’amour avide de sacrifices? Où est la pénitence? Où est la croix? O Dieu! Et c’est là désirer le salut! N’est-il pas écrit que celui qui cherche son âme la perdra? Que chacun se juge sur cette parole avant le jour terrible où le Seigneur lui-même le jugera.
4. Qu’il faut marcher en présence de Dieu dans la vérité et l’humilité
Jésus-Christ: Mon fils, marchez devant moi dans la vérité, et cherchez-moi toujours dans la simplicité de votre cœur. Celui qui marche devant moi dans la vérité ne craindra nulle attaque, la vérité le délivrera des calomnies et des séductions des méchants. Si la vérité vous délivre, vous serez vraiment libre, et peu vous importeront les vains discours des hommes. Le fidèle: Seigneur, il est vrai: qu’il me soit fait, de grâce, selon votre parole. Que votre vérité m’instruise, qu’elle me défende, qu’elle me conserve jusqu’à la fin dans la voie du salut. Qu’elle me délivre de tout désir mauvais, de toute affection déréglée, et je marcherai devant vous dans une grande liberté de cœur. Jésus-Christ: La vérité, c’est moi; je vous enseignerai ce qui est bon, ce qui m’est agréable. Rappelez-vous vos péchés avec une grande douleur et un profond regret, et ne pensez jamais être quelque chose à cause du bien que vous faites. Car, sans la vérité, vous n’êtes qu’un pécheur, sujet à beaucoup de passions et engagé dans leurs liens. De vous-même vous tendez toujours au néant; un rien vous ébranle, un rien vous abat, un rien vous trouble et vous décourage. Qu’avez-vous donc dont vous puissiez vous glorifier? et que de motifs, au contraire, pour vous mépriser vous-même! car vous êtes beaucoup plus infirme que vous ne sauriez le comprendre. Que rien de ce que vous faites ne vous paraisse donc quelque chose de grand. Mais plutôt qu’à vos yeux rien ne soit grand, précieux, admirable, élevé, digne d’être estimé, loué, recherché, que ce qui est éternel. Aimez par-dessus toutes choses l’éternelle vérité, et n’ayez jamais que du mépris pour votre extrême bassesse. N’appréhendez rien tant, ne blâmez et ne fuyez rien tant que vos péchés et vos vices. Ils doivent vous affliger plus que toutes les pertes du monde. Il y en a qui ne marchent pas devant moi avec un cœur sincère; mais guidés par une certaine curiosité présomptueuse, ils veulent découvrir mes secrets et pénétrer les profondeurs de Dieu, tandis qu’ils négligent de s’occuper d’eux-mêmes et de leur salut. Ceux-là tombent souvent, à cause de leur orgueil et de leur curiosité, en de grandes fautes, parce que je m’oppose à eux. Craignez les jugements de Dieu: redoutez la colère du Tout-Puissant; ne scrutez point les œuvres du Très-Haut; mais sondez vos iniquités, le mal que tant de fois vous avez commis, le bien que vous avez négligé. Plusieurs mettent toute leur dévotion en des livres, d’autres en des images, d’autres en des signes et des marques extérieures. Quelques-uns m’ont souvent dans la bouche, mais peu dans le cœur. Il en est d’autres qui, éclairés et purifiés intérieurement, ne cessent d’aspirer aux biens éternels, ont à dégoût les entretiens de la terre, et ne s’assujettissent qu’à regret aux nécessités de la nature. Ceux-là entendent ce que l’esprit de vérité dit en eux. Car il leur apprend à mépriser ce qui passe, à aimer ce qui dure éternellement, à oublier le monde, et à désirer le ciel, le jour et la nuit.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 4
Je suis le Dieu tout-puissant: marchez en ma présence et soyez parfait. Ainsi parlait le Seigneur au père des croyants, et ce commandement s’adresse avec encore plus de force aux chrétiens qui ont contemplé dans le Fils de l’Homme le modèle de toute perfection. Aussi leur est-il dit: Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait. Etonnant précepte qui, relevant notre incompréhensible bassesse, nous apprend ce qu’est l’homme racheté, ce qu’est le chrétien aux yeux de Dieu. Mais comment, faibles créatures, courbées sous le poids de la chair, approcherons-nous de cette perfection souveraine, à laquelle il nous est ordonné de tendre sans cesse? Ecoutez Jésus-Christ: Je suis la voie, la vérité et la vie. Il est la voie qui conduit à Dieu, la vérité qui est Dieu même. Il est la vie promise à ceux qui marchent dans la vérité, qui font la vérité, selon le mot profond de l’Apôtre. Donc, tout en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Unies aux siennes, nos pensées, nos affections, nos œuvres se divinisent; et comme la perfection du Fils est la perfection même du Père, par notre union avec le Fils, qui commence sur la terre et se consommera dans le ciel, nous devenons parfaits comme le Père est parfait. Ainsi s’accomplit la prière du Christ: Père saint, conservez en votre nom ceux que vous m’avez donnés, afin qu’il soit un comme nous sommes un. Sanctifiez-les dans la vérité. Je me sanctifie pour eux moi-même, afin qu’ils soient sanctifiés dans la vérité. Mais cette grande union qui nous élève jusqu’à participer aux mérites infinis du Rédempteur ne s’effectue, ne l’oublions pas, qu’en proportion du sacrifice que nous faisons de nous-mêmes. Notre humilité en est la mesure, elle est le fruit du renoncement propre, du détachement, de l’abaissement qui nous anéantit devant Dieu. Là où l’amour corrompu de soi, là où la nature vit encore, l’union avec Jésus-Christ n’est pas complète. Il faut mourir à soi-même, à ses désirs, à ses goûts, à sa volonté, à sa raison aveugle, pour être un avec le Fils, comme il est un avec son Père, pour être sanctifié dans la vérité. Heureuse mort, qui nous met en possession de la véritable vie, de Dieu même et de sa sainteté, de la vérité éternelle!
5. Des merveilleux effets de l’amour divin
Le fidèle: Je vous bénis, Père céleste, Père de Jésus-Christ, mon Seigneur, parce que vous avez daigné vous souvenir de moi, pauvre créature. ô Père des miséricordes et Dieu de toute consolation, je vous rends grâce de ce que, tout indigne que j’en suis, vous voulez bien cependant quelquefois me consoler. Je vous bénis à jamais, et je vous glorifie avec votre Fils unique et l’Esprit consolateur, dans les siècles des siècles. ô Seigneur mon Dieu, saint objet de mon amour! quand vous descendrez dans mon cœur, toutes mes entrailles tressailliront de joie. Vous êtes la gloire et la joie de mon cœur. Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation. Mais parce que mon amour est encore faible, et ma vertu chancelante, j’ai besoin d’être fortifié et consolé par vous; visitez-moi donc souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions. Délivrez-moi des passions mauvaises, et retranchez de mon cœur toutes ces affections déréglées, afin que, guéri et purifié intérieurement, je devienne propre à vous aimer, fort pour souffrir, ferme pour persévérer. C’est quelque chose de grand que l’amour et un bien au-dessus de tous les biens. Seul il rend léger ce qui est pesant et fait qu’on peut supporter avec une âme égale toutes les vicissitudes de la vie. Il porte son fardeau sans en sentir le poids et rend doux ce qu’il y a de plus amer. L’amour de Jésus-Christ est généreux; il fait entreprendre de grandes choses et il excite toujours à ce qu’il y a de plus parfait. L’amour aspire à s’élever et ne se laisse arrêter par rien de terrestre. L’amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin que ses regards pénètrent jusqu’à Dieu sans obstacle, afin qu’il ne soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps. Rien n’est plus doux que l’amour; rien n’est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux; il n’est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l’amour est né de Dieu, au-dessus de toutes les créatures. Celui qui aime, court, vole; il est dans la joie, il est libre, et rien ne l’arrête. Il donne tout pour posséder tout, et il possède tout en toutes choses, parce qu’au-dessus de toutes choses il se repose dans le seul être souverain, de qui tout bien procède et découle. Il ne regarde pas aux dons, mais il s’élève au-dessus de tous les biens, jusqu’à Celui qui donne. L’amour souvent ne connaît point de mesure, mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts. Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte, il tente plus qu’il ne peut, jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis. Et à cause de cela il peut tout, et il accomplit beaucoup de choses qui fatiguent et qui épuisent vainement celui qui n’aime point. L’amour veille sans cesse; dans le sommeil même il ne dort point. Aucune fatigue ne le lasse, aucuns liens ne l’appesantissent, aucunes frayeurs ne le troublent; mais tel qu’une flamme vive et pénétrante, il s’élance vers le ciel et s’ouvre un sûr passage à travers tous les obstacles. Si quelqu’un aime, il entend ce que dit cette voix. L’ardeur même d’une âme embrasée s’élève jusqu’à Dieu comme un grand cri: Mon Dieu! mon amour! vous êtes tout à moi, et je suis tout à vous. Dilatez-moi dans l’amour afin que j’apprenne à goûter au fond de mon coeur combien il est doux d’aimer, et de se fondre et de se perdre dans l’amour. Que l’amour me ravisse et m’élève au-dessus de moi-même, par la vivacité de ses transports. Que je chante le cantique de l’amour, que je vous suive, ô mon bien-aimé, jusque dans les hauteurs de votre gloire, que toutes les forces de mon âme s’épuisent à vous louer, et qu’elle défaille de joie et d’amour. Que je vous aime plus que moi, que je ne m’aime moi-même que pour vous, et que j’aime en vous tous ceux qui vous aiment véritablement, ainsi que l’ordonne la loi de l’amour, que nous découvrons dans votre lumière. L’amour est prompt, sincère, pieux, doux, prudent, fort, patient, fidèle, constant, magnanime, et il ne se recherche jamais; car dès qu’on commence à se rechercher soi-même, à l’instant on cesse d’aimer. L’amour est circonspect, humble et droit, sans mollesse, sans légèreté, il ne s’occupe point de choses vaines, il est sobre, chaste, ferme, tranquille, et toujours attentif à veiller sur les sens. L’amour est obéissant et soumis aux supérieurs; il est vil et méprisable à ses yeux. Dévoué à Dieu sans réserve, et toujours plein de reconnaissance, il ne cesse point de se confier en lui, d’espérer en lui, lors même qu’il semble en être délaissé, parce qu’on ne vit point sans douleur dans l’amour. Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que d’aimer. Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu’il y a de plus dur et de plus amer, pour son bien-aimé, et qu’aucune traverse ne le détache de lui.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 5
Dieu est amour, et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu en lui. Mais l’amour a ses temps d’épreuve, comme ses temps de jouissance. Et cette vie toute entière ne doit être qu’un continuel exercice d’amour, ou la consommation d’un grand sacrifice, dont une vie éternelle ou un amour immuable sera le prix. Tous les caractères de la charité, détaillés par saint Paul, nous rappellent l’idée de sacrifice, et l’amour infini lui-même n’a pu se manifester pleinement à nous que par un sacrifice infini. Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique. Et notre amour pour Dieu ne peut non plus se manifester que par un sacrifice, non pas égal, il est impossible, mais semblable par le don de tout notre être ou une parfaite obéissance de notre esprit, de notre cœur et de nos sens à la volonté de Celui qui nous a tant
aimés. C’est alors que s’accomplit cette union ineffable que Jésus-Christ, à sa dernière heure, conjurait son Père d’opérer entre lui et la créature rachetée. Pendant que la nature vit encore en nous, quelque chose nous sépare de Dieu et de Jésus. Et l’amour de Jésus nous presse d’achever le sacrifice et de prononcer cette parole dernière, que le monde ne comprend pas, mais qui réjouit le ciel: Tout est consommé.
6. De l’épreuve du véritable amour
Jésus-Christ: Mon fils, votre amour n’est encore ni assez fort ni assez éclairé. Le fidèle: Pourquoi, Seigneur? Jésus-Christ: Parce qu’à la moindre contrariété, vous laissez là l’œuvre commencée, et que vous recherchez trop avidement les consolations. Celui qui aime fortement demeure ferme dans la tentation, et ne cède point aux suggestions artificieuses de l’ennemi. Dans le mauvais comme dans le bon succès, son cœur est également à moi. Celui dont l’amour est éclairé considère moins le don de celui qui aime que l’amour de celui qui donne. L’affection le touche plus que le bienfait et il préfère son bien-aimé à tout ce qu’il reçoit de lui. Celui qui m’aime d’un amour généreux ne se repose pas dans mes dons, mais en moi par-dessus tous mes dons. Ne croyez pas tout perdu cependant s’il vous arrive de sentir pour moi ou pour mes saints moins d’amour que vous ne voudriez. Cet amour tendre et doux que vous éprouvez quelquefois est l’effet de la présence de la grâce et une sorte d’avant-goût de la patrie céleste; il n’y faut pas chercher trop d’appui parce qu’il passe comme il est venu. Mais combattre les mouvements déréglés de l’âme et mépriser les sollicitations du démon, c’est un grand sujet de mérite et la marque d’une solide vertu. Ne vous troublez donc point des fantômes, quels qu’ils soient, qui obsèdent votre imagination. Conservez une résolution ferme et une intention droite devant Dieu. Ce n’est point une illusion si quelquefois vous êtes soudain ravi en extase et qu’aussitôt vous retombiez dans les pensées misérables qui occupent d’ordinaire votre cœur. Car vous souffrez alors plus que vous n’agissez; et tant qu’elles vous déplaisent et que vous y résistez, c’est un mérite et non pas une chute. Sachez que l’antique ennemi s’efforce d’étouffer vos bons désirs et de vous éloigner de tout pieux exercice, du culte des saints, de la méditation de mes douleurs et de ma mort, du souvenir si utile de vos péchés, de l’attention de veiller sur votre cœur, et du ferme propos d’avancer dans la vertu. Il vous suggère mille pensées mauvaises pour vous causer du trouble et de l’ennui, pour vous détourner de la prière et des lectures saintes. Une humble confession lui déplaît et, s’il pouvait, il vous éloignerait tout à fait de la communion. Ne le craignez point et n’ayez de lui aucune appréhension, quoiqu’il vous tende souvent des pièges pour vous surprendre. Rejetez sur lui seul les pensées criminelles et honteuses qu’il vous inspire. Dites-lui: Va, esprit immonde; rougis, malheureux; il faut que tu sois étrangement pervers pour me tenir un pareil langage. Retire-toi de moi, détestable séducteur, tu n’auras jamais en moi aucune part; mais Jésus sera près de moi comme un guerrier formidable, et tu demeureras confondu. J’aime mieux mourir et souffrir tous les tourments, que de consentir à ce que tu me proposes. Tais-toi donc, ne me parle plus; je ne t’écouterai pas davantage, quoi que tu fasses pour m’inquiéter. Le Seigneur est ma lumière et mon salut, que craindrais-je? Quand une armée se rangerait en bataille contre moi, mon cœur ne craindrait pas. Le Seigneur est mon aide et mon Rédempteur. Combattez comme un généreux soldat, et si quelquefois vous succombez par fragilité, reprenez un courage plus grand dans l’espérance d’être soutenu par une grâce plus forte; et gardez-vous surtout de la vaine complaisance et de l’orgueil. C’est ainsi que plusieurs s’égarent et tombent dans un aveuglement presque incurable. Que la chute de ces superbes qui présumaient follement d’eux-mêmes vous soit une leçon continuelle de vigilance et d’humilité.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 6
Tous ceux qui disent: Seigneur, Seigneur, n’entreront pas dans le royaume des cieux; mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est au ciel, celui-là entrera dans le royaume des cieux. C’est par les oeuvres que se connaît le véritable amour. Toujours prompt à obéir, jamais il ne se relâche, il ne se décourage jamais. Dans l’amertume et dans la joie, dans la consolation et dans la souffrance, il loue, il bénit également Celui qui frappe et qui guérit, selon ses divins conseils, impénétrables à la créature. La tentation vient-elle l’éprouver, il combat, il résiste avec paix, parce qu’il ne compte point sur ses propres forces, et n’attend la victoire que du secours d’en haut. S’il succombe quelquefois, il se relève aussitôt sans trouble, humilié mais non abattu. Son repentir, quoique profond, est calme, parce qu’il est exempt de l’irritation de l’orgueil. Ses fautes l’affligent et ne l’étonnent point. Il connaît sa fragilité, et il en gémit, plein de confiance en la grâce qui le soutiendra, s’il lui est fidèle. Détaché de la terre et de ses vanités qu’on appelle des biens, que veut-il? Ce que Dieu veut: il n’a point d’autre volonté ni d’autre désir. Quand le bien-aimé se retire et se dérobe à ses transports, loin de murmurer et loin de se plaindre, il s’avoue indigne de le posséder, et la privation qui le purifie, enflamme encore son ardeur. O Jésus, qu’elles sont merveilleuses les voies par où vous conduisez les âmes qui vous aiment, qui ont soif de vous! Tantôt vous les inondez de votre joie, tantôt vous les délaissez dans les larmes: maintenant vous les prévenez, et puis elles semblent vous appeler en vain, comme l’épouse du divin Cantique. Epreuves de tendresse et de miséricorde! Ainsi épurées, ces âmes élues peu à peu se dégagent de leurs liens, elles s’élancent vers vous, et un dernier effort d’amour les porte au pied du trône où vous vous montrez sans voile. Alors la jouissance, alors l’allégresse et l’éternel rassasiement: Satiabor cum apparuerit!
7. Qu’il faut cacher humblement les grâces que Dieu nous fait
Jésus-Christ: Mon fils, lorsque la grâce vous inspire des mouvements de piété, il est meilleur pour vous et plus sûr de tenir cette grâce cachée, de ne vous en point élever, d’en parler peu et de ne pas vous exagérer sa grandeur; mais plutôt de vous mépriser vous-même et de craindre une faveur dont vous êtes indigne. Il ne faut pas s’attacher trop à un sentiment qui bientôt peut se changer en un sentiment contraire. Quand la grâce vous est donnée, songez combien vous êtes pauvre et misérable sans la grâce. Le progrès de la vie spirituelle ne consiste pas seulement à jouir des consolations de la grâce, mais à en supporter la privation avec humilité, avec abnégation, avec patience, de sorte qu’alors on ne se relâche point dans l’exercice de la prière, et qu’on n’abandonne aucune de ses pratiques accoutumées. Faites, au contraire, tout ce qui est en vous le mieux que vous pourrez, selon vos lumières, et ne vous négligez pas entièrement vous-même à cause de la sécheresse et de l’angoisse que vous sentez en votre âme. Car il y en a beaucoup qui, au temps de l’épreuve, tombent aussitôt dans l’impatience et le découragement. Cependant la voie de l’homme n’est pas toujours en son pouvoir. C’est à Dieu de consoler et de donner quand il veut, autant qu’il veut, et à qui il veut, comme il lui plaît, et non davantage. Des indiscrets se sont perdus par la grâce même de la dévotion, parce qu’ils ont voulu faire plus qu’ils ne pouvaient, ne mesurant point leur faiblesse, mais suivant plutôt l’impétuosité de leur coeur que le jugement de la raison. Et parce qu’ils ont aspiré, dans leur présomption, à un état plus élevé que celui où Dieu les voulait, ils ont promptement perdu la grâce. Ils avaient placé leur demeure dans le ciel, et tout à coup on les a vus pauvres et délaissés dans leur misère, afin que par l’humiliation et le dénuement ils apprissent à ne plus tenter de s’élever sur leurs propres ailes, mais à se réfugier sous les miennes. Ceux qui sont encore nouveaux et sans expérience dans les voies de Dieu peuvent aisément s’égarer et se briser sur les écueils, s’ils ne se laissent conduire par des personnes prudentes. Que s’ils veulent suivre leur sentiment plutôt que de croire à l’expérience des autres, le résultat leur en sera funeste, si toutefois ils s’obstinent dans leur propre sens. Rarement ceux qui sont sages à leurs yeux se laissent humblement conduire par les autres. Il vaut mieux être humble, avec un esprit et des lumières bornés, que de posséder des trésors de science et de se complaire en soi-même. Il vaut mieux pour vous avoir peu, que beaucoup dont vous pourriez vous enorgueillir. Celui-là manque de prudence qui se livre tout entier à la joie, oubliant son indigence passée, et cette chaste crainte du Seigneur qui appréhende de perdre la grâce reçue. C’est aussi manquer de vertu que de se laisser aller à un découragement excessif au temps de l’adversité et de l’épreuve, et d’avoir des pensées et des sentiments indignes de la confiance qu’on me doit. Celui qui, durant la paix, a trop de sécurité, se trouve souvent pendant la guerre le plus timide et le plus lâche. Si ne présumant jamais de vous-même, vous saviez demeurer toujours humble, modérer et régler les mouvements de votre esprit, vous ne tomberiez pas si vite dans le péril et le péché. C’est une pratique sage que de penser, durant la ferveur, à ce qu’on sera dans la privation de la lumière. Et quand vous en êtes en effet privé, songez qu’elle peut revenir et que je ne vous l’ai retirée pour un temps qu’en vue de ma gloire et pour exciter votre vigilance. Souvent une telle épreuve vous est plus utile que si tout vous succédait constamment selon vos désirs. Car pour juger du mérite, on ne doit pas regarder si quelqu’un a beaucoup de visions ou de consolations, ou s’il est habile dans l’Ecriture sainte, ou s’il occupe un rang élevé, mais s’il est affermi dans la véritable humilité et rempli de la charité divine; s’il cherche en tout et toujours uniquement la gloire de Dieu; s’il est bien convaincu de son néant; s’il a pour lui-même un mépris sincère, et s’il se réjouit plus d’être méprisé des autres et humilié par eux, que d’en être honoré.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 7
Reconnaître sa misère et ne la jamais perdre de vue; s’abandonner sans réserve entre les mains de Dieu, avec une foi vive et un obéissant amour: voilà toute la vie spirituelle, dont l’humilité est le premier fondement. Celui qui se dit au fond de son âme: Je ne suis rien que la faiblesse et l’indigence même, ne cherche point d’appui en soi, et met en Jésus sa seule espérance. Il suit avec simplicité les mouvements de la grâce, ne s’élève point dans la ferveur, et ne s’abat point dans la sécheresse, toujours satisfait, pourvu que la volonté divine s’accomplisse en lui. L’orgueil, qui souvent se cache sous le voile de ce qu’il y a de plus saint, ne le séduit pas par le vain désir d’un état en apparence plus parfait, auquel il n’est point appelé. Fidèle et tranquille dans sa voie, il dit à Dieu: Donnez-moi la sagesse qui assiste près de votre trône, et ne me rejetez pas du nombre de vos enfants; car je suis votre serviteur et le fils de votre servante, un homme infirme, de peu de durée, et qui n’a point l’intelligence de votre jugement et de vos lois. Qu’il aille en paix, celui dont le cœur prie ainsi: Dieu le regarde avec complaisance, et sa bénédiction reposera sur lui.
8. Qu’il faut s’anéantir soi-même devant Dieu
Le fidèle: Je parlerai au Seigneur mon Dieu, bien que je ne sois que cendre et poussière. Si je me crois quelque chose de plus, voilà que vous vous élevez contre moi, et mes iniquités rendent un témoignage vrai et que je ne puis contredire. Mais si je m’abaisse, si je m’anéantis, et si je me dépouille de toute estime pour moi-même, et que je rentre dans la poussière dont j’ai été formé, votre grâce s’approchera de moi et votre lumière sera près de mon cœur; alors tout sentiment d’estime, même le plus léger, que je pourrais concevoir de moi disparaîtra pour jamais dans l’abîme de mon néant. Là vous me montrez à moi-même, vous me faites voir ce que je suis, ce que j’ai été, jusqu’où je suis descendu: car je ne suis rien, et je ne le savais pas. Si vous me laissez à moi-même, que suis-je? Rien qu’infirmité; mais dès que vous jetez un regard sur moi, à l’instant je deviens fort et je suis rempli d’une joie nouvelle. Et certes cela me confond d’étonnement que vous me releviez ainsi tout d’un coup et me preniez avec tant de bonté entre vos bras, moi toujours entraîné par mon propre poids vers la terre. C’est votre amour qui opère cette merveille, qui me prévient gratuitement, qui ne se lasse point de me secourir dans les nécessités, qui me préserve des plus grands périls et, à vrai dire, me délivre de maux innombrables. Car je me suis perdu en m’aimant d’un amour déréglé; mais en ne cherchant que vous, en n’aimant que vous, je vous ai trouvé et je me suis retrouvé moi-même, et l’amour m’a fait rentrer plus avant dans mon néant. ô Dieu plein de tendresse! vous faites pour moi beaucoup plus que je ne mérite, ou plus que je n’oserais espérer ou demander. Soyez béni, mon Dieu, de ce que tout indigne que je suis de recevoir de vous aucune grâce, cependant votre bonté généreuse et infinie ne cesse de faire du bien même aux ingrats et à ceux qui sont le plus éloignés de vous. Ramenez-nous à vous, afin que nous soyons reconnaissants, humbles, fervents, parce que vous êtes notre salut, notre vertu et notre force.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 8
Dieu se montre, dans l’Ecriture, plein d’une immense compassion pour les fautes, si on peut dire, purement humaines. Mais il est sans pitié pour l’orgueil, principe de tout mal, pour l’orgueil qui est le crime propre de l’Ange rebelle, et qui s’attaque directement au souverain Etre. Il a dit: Je suis Jéhovah, c’est mon nom, je ne donnerai point ma gloire à un autre. Or tout orgueil tend, par essence, à s’égaler à Dieu, à se faire Dieu. Désordre tel, que non seulement on n’en conçoit pas de plus grand, mais qu’on hésiterait à le croire possible, s’il n’était sans cesse présent sous nos yeux, et si l’on n’en sentait pas le germe en soi-même. Ainsi voyez comme Dieu le foudroie: et d’abord cette ironie qui glace l’âme d’un effroi surnaturel: Voici qu’Adam est devenu comme l’un de nous; Adam, jeté nu, avec son péché, sur une terre maudite! Adam qui venait d’entendre cette parole: Tu mourras de mort: Ses enfants imitent son crime, leur orgueil s’élève sans mesure. Alors l’Esprit divin: Comment es-tu tombé, toi qui te levais comme l’astre du matin, qui disais en ton cœur: Je monterai dans les cieux, je poserai mon trône au dessus des étoiles, et je serai semblable au Très-Haut? Voilà que tu seras traîné aux enfers, dans la profondeur du lac: on se baissera pour te voir. Lisez dans l’Evangile les effroyables malédictions prononcées contre les Pharisiens superbes, tandis que celui qui s’abaisse est à l’instant justifié. Une femme pleure aux pieds de Jésus, elle s’humilie de ses fautes, elle n’ose presque en solliciter le pardon, son silence seul supplie. Le Sauveur, ému, la console: Beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. Mais l’orgueil n’aime point: c’est encore là un de ses caractères et comme le type infernal. Il est le père de la haine, de l’envie, de la violence, de la fausse sécurité et de l’endurcissement. Sorti de l’abîme, il s’y replonge: le reste est le mystère de l’éternelle justice. O Dieu, ayez pitié de votre pauvre créature! Le front dans la poussière, je m’anéantis devant vous. Je sens, je confesse ma misère, ma corruption profonde, ma désolante impuissance et tout ce qui à jamais me séparerait de vous, si votre grande miséricorde ne venait à mon secours par le don gratuit de la grâce. Daignez, daignez la répandre en mon âme. Ne m’abandonnez pas, Seigneur: sauvez-moi, ou je vais périr. O Dieu, ayez pitié de votre pauvre créature.
9. Qu’il faut rapporter tout à Dieu comme à notre dernière fin
Jésus-Christ: Mon fils, je dois être votre fin suprême et dernière, si véritablement vous désirez être heureux. Cette vue purifiera vos affections, qui s’abaissent trop souvent jusqu’à vous et aux créatures. Car si vous vous recherchez en quelque chose, aussitôt vous tombez dans la langueur et la sécheresse. Rapportez donc principalement tout à moi, parce que c’est moi qui vous ai tout donné. Considérez chaque bien comme découlant du souverain bien, et songez que dès lors ils doivent tous remonter à moi comme à leur origine. En moi comme dans une source intarissable, le petit et le grand, le pauvre et le riche puisent l’eau vive, et ceux qui me servent volontairement et de cœur recevront grâce sur grâce. Mais celui qui cherchera sa gloire hors de moi, ou sa jouissance dans un autre bien que moi, sa joie ne sera ni vraie ni solide, et son cœur, toujours à la gêne, toujours à l’étroit, ne trouvera que des angoisses. Ne vous attribuez donc aucun bien, et n’attribuez à nul homme sa vertu; mais rendez tout à Dieu, sans qui l’homme n’a rien. C’est moi qui vous ai tout donné et je veux que vous vous donniez à moi tout entier, j’exige avec une extrême rigueur les actions de grâce qui me sont dues. Ceci est la vérité qui dissipe la vanité de la gloire. Là où pénètrent la grâce céleste et la vraie charité, il n’y a plus de place pour l’amour-propre ni pour l’envie, qui torturent le cœur. Car l’amour divin subjugue tout et agrandit toutes les forces de l’âme. Si vous écoutez la sagesse, vous ne vous réjouirez qu’en moi, vous n’espérerez qu’en moi, parce que nul n’est bon que Dieu seul, à qui, en tout et par-dessus tout, est due à jamais la louange et la bénédiction.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 9
Tout bien découle de Dieu, qui est le bien suprême, et tout ce qu’il fait est bon, parce qu’il le tire de lui. Il n’y a pas dans le monde d’autre mal que le péché: car la peine du péché n’est pas un mal, puisque, supportée patiemment, elle l’expie, et que toujours elle rétablit l’ordre que le péché avait troublé. Ainsi nous tenons de Dieu la vie, l’intelligence, l’amour, qui doit remonter perpétuellement vers sa source, et de nous-mêmes nous ne pouvons rien, pas même dire: Mon Père! Car nous ne savons pas prier, et c’est l’Esprit qui demande en nous avec des gémissements ineffables. L’unique chose qui nous appartienne, c’est le péché, il est le fruit de notre volonté libre, et son salaire est la mort. Elevons-nous tant que nous voudrons dans notre pensée; voilà ce que nous sommes. Nous n’avons rien de plus que ce que Dieu nous donne dans sa bonté et sa miséricorde toute gratuite. Donc, à nous le mépris, la confusion, la honte, en nous trouvant si misérables, et à Dieu la bénédiction, l’honneur, la gloire, la puissance, comme les saints le chantent dans le ciel, auprès du trône de l’Agneau.
10. Qu’il est doux de servir Dieu et de mépriser le monde
Le fidèle: Je vous parlerai encore, Seigneur, et je ne me tairai point. Je dirai à mon Dieu, mon Seigneur et mon Roi, assis dans les hauteurs des cieux: Oh! quelle abondance de douceur vous avez réservée pour ceux qui vous craignent. Et qu’est-ce donc pour ceux qui vous aiment, pour ceux qui vous servent de tout leur cœur? Elles sont vraiment ineffables, les délices dont vous inondez ceux qui vous aiment, quand leur âme vous contemple. Vous m’avez montré principalement en ceci toute la tendresse de votre amour; je n’étais pas, et vous m’avez créé; j’errais loin de vous, vous m’avez ramené pour vous servir, et vous m’avez commandé de vous aimer. ô source d’amour éternel, que dirai-je de vous? Comment pourrai-je vous oublier, vous qui avez daigné vous souvenir de moi lorsque, déjà épuisé, consumé, je penchais vers la mort? Votre miséricorde envers votre serviteur a passé toute espérance, et vous avez répandu sur lui votre grâce et votre amour bien au-delà de tout ce qu’il pouvait mériter. Que vous rendrai-je pour une telle faveur? car il n’est pas donné à tous de tout quitter, de renoncer au siècle pour embrasser la vie religieuse. Est-ce faire beaucoup que de vous servir, vous que doivent servir toutes les créatures? Cela doit me sembler peu de chose; mais ce qui me paraît grand et merveilleux, c’est que vous daigniez agréer le service d’une créature si pauvre et si misérable, et l’admettre parmi les serviteurs que vous aimez. Tout ce que j’ai, tout ce que je puis consacrer à votre service est à vous. Et néanmoins, prenant pour ainsi dire ma place, vous me servez plus que moi-même je ne vous sers. Voilà que le ciel et la terre, que vous avez créés pour le service de l’homme, sont devant vous, et chaque jour ils exécutent tout ce que vous leur avez commandé. C’est peu encore; vous avez préparé pour l’homme le ministère même des anges. Mais ce qui surpasse tout, vous avez daigné le servir vous-même, et vous avez promis de vous donner à lui. Que vous rendrai-je pour tant de biens? Ah! si je pouvais vous servir tous les jours de ma vie! si je pouvais même un seul jour vous servir dignement! Il est bien vrai que vous êtes digne d’être servi universellement, digne de tout honneur et d’une louange éternelle. Vous êtes vraiment mon Seigneur et je suis votre pauvre serviteur, qui doit vous servir de toutes mes forces et ne me lasser jamais de vous louer. Je le veux ainsi, je le désire ainsi; daignez suppléer vous-même à tout ce qui me manque. C’est un grand honneur, une grande gloire de vous servir, et de mépriser tout à cause de vous. Car ils recevront des grâces abondantes, ceux qui se courbent sous votre joug très saint. Ils seront abreuvés de la délectable consolation de l’Esprit-Saint, ceux qui pour votre amour auront rejeté tous les plaisirs des sens. Ils jouiront d’une grande liberté d’esprit, ceux qui pour la gloire de votre nom seront entrés dans la voie étroite et auront renoncé à toutes les sollicitudes du monde. ô aimable et douce servitude de Dieu, dans laquelle l’homme retrouve la vraie liberté et la sainteté! ô saint assujettissement de la vie religieuse qui rend l’homme agréable à Dieu, égal aux anges, terrible aux démons, respectable à tous les fidèles! ô esclavage digne à jamais d’être désiré, embrassé, puisqu’il nous mérite le souverain bien et nous assure une joie éternelle.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 10
Le monde est tellement fasciné par les passions, qu’il ne peut rien comprendre à la félicité des enfants de Dieu. Quelquefois il les plaint, comme le monde sait plaindre, en jetant sur eux un regard de mépris; quelquefois il les contemple avec une sorte d’étonnement stupide. Il n’a nulle idée de ce qui se passe dans l’âme unie à son Créateur, nulle idée des consolations et du calme délicieux dont elle jouit. Saint Paul s’écriant: Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations, lui est un mystère inexplicable; jamais il ne concevra cette joie pure, qui est justice et paix devant le Saint-Esprit. Quel est donc le partage du serviteur du monde? Un immense ennui parsemé de quelques rares plaisirs, et, quand Dieu ne l’abandonne pas entièrement, le remords. Creusez dans son coeur, vous n’y trouverez que cela. Le remords est sa justice, et l’ennui sa paix. Ames chrétiennes, âmes détachées, qui avez renoncé au monde et à tout ce qui est du monde, plaignez à votre tour les infortunés chargés encore de ses pesantes chaînes; mais plaignez-les en vous humiliant aux pieds de Celui qui vous a délivrées, et dont la grâce, qui ne vous était pas due, vous met en possession des seuls biens véritables. Gardez avec soin ce bon trésor que vous a confié le Père des lumières, de qui découle tout don parfait, et demandez-lui avec amour qu’après avoir commencé votre joie sur la terre, il la consomme un jour dans les cieux.
11. Qu’il faut examiner et modérer les désirs du cœur
Jésus-Christ: Mon fils, il faut que vous appreniez beaucoup de choses que vous ne savez pas encore assez. Le fidèle: Et quoi, Seigneur? Jésus-Christ: Vous devez soumettre entièrement vos désirs à ma volonté, ne point vous aimer vous-même, et ne rechercher en tout que ce qui me plaît. Souvent vos désirs s’enflamment et vous emportent impétueusement, mais considérez si cette ardeur a ma gloire pour motif ou votre intérêt propre. Si c’est moi que vous avez en vue, vous serez content, quoi que j’ordonne; mais si quelque secrète recherche de vous-même se cache au fond de votre cœur, voilà ce qui vous abat et vous trouble. Prenez donc garde de vous trop attacher à des désirs sur lesquels vous ne m’avez point consulté, de peur qu’ensuite vous ne veniez à vous repentir, ou que vous n’éprouviez du dégoût pour ce qui vous avait plu d’abord, et que vous aviez cru le meilleur. Car tout mouvement qui paraît bon ne doit pas être aussitôt suivi; de même qu’on ne doit pas non plus céder sur-le-champ à ses répugnances. Quelquefois il est à propos de modérer le zèle le plus saint et les meilleurs désirs, de peur qu’ils ne préoccupent et ne distraient votre esprit, ou qu’en les suivant indiscrètement vous ne causiez du scandale aux autres; ou qu’enfin l’opposition que vous y trouverez ne vous jette vous-même dans le trouble et dans l’abattement. Il faut aussi quelquefois user de violence et résister aux convoitises des sens avec une grande force, sans prendre garde à ce que veut la chair et à ce qu’elle ne veut pas; et travailler surtout à la soumettre à l’esprit malgré elle. Il faut la châtier et l’asservir jusqu’à ce que, prête à tout, elle ait appris à se contenter de peu, à aimer les choses simples et à ne jamais se plaindre de rien.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 11
Nous avons un grand combat à soutenir: Contre notre esprit, qui nous égare, séduit par de fausses lueurs et par une funeste curiosité. Contre nos désirs, qui nous troublent. Contre nos sens dont les convoitises souillent l’âme et la courbent vers la terre. Lamentable condition de l’homme déchu! Mais Dieu ne l’a point abandonné: il peut vaincre s’il veut. La foi réprime l’inquiétude maladive de l’esprit, et le fixe dans la vérité. Une entière soumission à la volonté divine produit la paix du coeur, en étouffant les vains désirs et ceux même qui trompent la piété par une apparence de bien. Enfin, nous triomphons des sens par la prière, l’humilité, la pénitence, en châtiant le corps rebelle, et le réduisant en servitude. C’est dans cette guerre de chaque moment que le chrétien se perfectionne, et c’est, en combattant avec fidélité qu’on peut dire comme l’Apôtre: Je ne pense point être encore arrivé où j’aspire: mais oubliant ce qui est en arrière, et m’étendant à ce qui est devant, je cours au terme de la carrière pour saisir le prix que Dieu nous a destiné, la félicité céleste à laquelle il nous a appelés par Jésus-Christ.
12. Qu’il faut s’exercer à la patience, et lutter contre ses passions
Le fidèle: Seigneur mon Dieu, je vois combien la patience m’est nécessaire; car cette vie est pleine de contradictions. Elle ne peut jamais être exempte de douleur et de guerre, quoi que je fasse pour avoir la paix. Jésus-Christ: Oui, mon fils; mais je ne veux pas que vous cherchiez une paix telle que vous n’ayez ni tentations à vaincre, ni contrariétés à souffrir. Croyez au contraire avoir trouvé la paix lorsque vous serez exercé par beaucoup de tribulations et éprouvé par beaucoup de traverses. Si vous dites que vous ne pouvez supporter tant de souffrances, comment supporterez-vous le feu du purgatoire? De deux maux il faut choisir le moindre; afin donc d’éviter des supplices éternels, efforcez-vous d’endurer pour Dieu, avec patience, les maux présents. Pensez-vous que les hommes du siècle n’aient rien ou que peu de choses à souffrir? C’est ce que vous ne trouverez pas, même en ceux qui semblent environnés de plus de délices. Mais ils ont, dites-vous, des plaisirs en abondance; ils suivent toutes leurs volontés et ainsi ils sentent peu le poids de leurs maux. Soit, je veux qu’ils aient tout ce qu’ils désirent; combien cela durera-t’il? Voilà que les riches du siècle s’évanouiront comme la fumée, et il ne restera pas même un souvenir de leurs joies passées. Et durant leur vie même, ils ne s’y reposent pas sans amertume, sans ennui et sans crainte. Car souvent, là même où ils se promettaient la joie, ils rencontrent le châtiment et la douleur, et avec justice, puisqu’il est juste que l’amertume et l’ignominie accompagnent les plaisirs qu’ils cherchent dans le désordre. Oh! que tous ces plaisirs sont courts, qu’ils sont faux, criminels, honteux! Et cependant des malheureux, enivrés et aveuglés, ne le comprennent point; mais semblables à des animaux sans raison, ils exposent leur âme à la mort pour quelques jouissances misérables dans une vie qui va finir. Pour vous, mon fils, ne suivez pas vos convoitises, et détachez-vous de votre volonté. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre cœur demande. Si vous voulez goûter une véritable joie et des consolations plus abondantes, méprisez toutes les choses du monde, repoussez toutes les joies terrestres; et je vous bénirai, je verserai sur vous mes inépuisables consolations. Plus vous renoncerez à celles que donnent les créatures, plus les miennes seront douces et puissantes. Mais vous ne les goûterez point sans avoir auparavant ressenti quelque tristesse, sans avoir travaillé, combattu. Une mauvaise habitude vous arrêtera; mais vous la vaincrez par une meilleure. La chair murmurera; mais elle sera contenue par la ferveur de l’esprit. L’antique serpent vous sollicitera, vous exercera; mais vous le mettrez en fuite par la prière; et en vous occupant surtout d’un travail utile, vous lui fermerez l’entrée de votre âme.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 12
Toute chair a péché. Toute chair doit souffrir. C’est la loi présente de l’humanité, loi de justice, car Dieu ne serait pas Dieu si le désordre restait impuni; loi d’amour, car la souffrance acceptée et unie aux souffrances du Sauveur guérit l’âme et la rétablit dans l’état primitif d’innocence. De quoi donc vous plaignez-vous quand cette loi divine s’accomplit à votre égard? Est-ce de ce que la miséricorde prend soin de vous régénérer? Est-ce d’être semblable à Jésus-Christ, qui a voulu, qui a dû, selon les paroles de l’Evangéliste, souffrir pour vous racheter? Et il commença à leur enseigner comment il fallait que le Fils de l’homme souffrît beaucoup de douleurs, qu’il fût réprouvé par les anciens, les souverains pontifes et les scribes, et mis à mort. Voilà la grande expiation; mais, pour qu’elle nous soit appliquée, il est nécessaire que nous nous la rendions propre en y joignant la nôtre. Le mystère du salut se consomme en chacun de nous sur la Croix. Et la Croix est l’unique félicité de la terre. Car il n’y en a point d’autre, que la parfaite soumission à l’ordre, d’où naissent le calme de la conscience et la paix du cœur. Le monde vous éblouit par ses joies apparentes, mais pensez-vous donc que ses sectateurs, même les plus favorables, n’aient rien à souffrir? Tourmentés par leurs convoitises, qui s’accroissent avec la jouissance, en vîtes-vous jamais un seul content? De nouveaux désirs les dévorent sans cesse. Et n’ont-ils pas, d’ailleurs, autant que les autres, et plus que les autres, à supporter les maux de la vie, les soucis, les peines, les inquiétudes, et la foule innombrable des maladies, filles des vices et des troubles secrets de l’âme? Après cela arrive la fin: la justice exige sa dette; ce riche de la terre est jeté nu dans la prison: En vérité, je vous le dis, il n’en sortira pas qu’il n’ait payé jusqu’à la dernière obole. Réjouissez-vous donc, vous que le Seigneur purifie, délivre dès ici-bas: accomplissez avec amour le sacrifice de justice. Plusieurs disent: Qui nous montrera les biens? Seigneur, la lumière de votre face a été marquée sur nous? Vous avez donné la paix à mon cœur. C’est pourquoi je m’endormirai dans la paix, et je reposerai, parce que vous m’avez, ô mon Dieu, affermi dans l’espérance.
13. Qu’il faut obéir humblement, à l’exemple de Jésus-Christ
Jésus-Christ: Mon fils, celui qui cherche à se soustraire à l’obéissance se soustrait à la grâce; et celui qui veut posséder seul quelque chose perd ce qui est à tous. Quand on ne se soumet pas volontairement et de bon cœur à son supérieur, c’est une marque que la chair n’est pas encore pleinement assujettie, mais que souvent elle murmure et se révolte. Apprenez donc à obéir avec promptitude à vos supérieurs si vous désirez dompter votre chair. Car l’ennemi du dehors est bien plus vite vaincu quand l’homme n’a pas la guerre au-dedans de soi. L’ennemi le plus terrible et le plus dangereux pour votre âme, c’est vous, lorsque vous êtes divisé en vous-même. Il faut que vous appreniez à vous mépriser sincèrement si vous voulez triompher de la chair et du sang. L’amour désordonné que vous avez encore pour vous-même, voilà ce qui vous fait craindre de vous abandonner sans réserve à la volonté des autres. Est-ce donc cependant un si grand effort que toi, poussière et néant, tu te soumettes à cause de Dieu, lorsque moi le Tout-Puissant, moi le Très-Haut, qui ai tout fait de rien, je me suis soumis humblement à l’homme à cause de toi? Je me suis fait le plus humble et le dernier de tous afin que mon humilité t’apprît à vaincre ton orgueil. Poussière, apprends à obéir, apprends à t’humilier, terre et limon, à t’abaisser sous les pieds de tout le monde. Apprends à briser ta volonté et à ne refuser aucune dépendance. Enflamme-toi de zèle contre toi-même et ne souffre pas que le moindre orgueil vive en toi; mais fais-toi si petit et mets-toi si bas que tout le monde puisse marcher sur toi et te fouler aux pieds comme la boue des places publiques. Fils du néant, qu’as-tu à te plaindre? Pécheur couvert d’ignominie, qu’as-tu à répondre, quelque reproche qu’on t’adresse, toi qui as tant de fois offensé Dieu, tant de fois mérité l’enfer? Mais ma bonté t’a épargné parce que ton âme a été précieuse devant moi; mais je ne t’ai point délaissé afin que tu connusses mon amour et que mes bienfaits ne cessassent jamais d’être présents à ton coeur, que tu fusses toujours prêt à te soumettre, à t’humilier et à souffrir les mépris et la patience.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 13
Il n’existe qu’une volonté qui ait le droit essentiel et absolu d’être obéie, la volonté de l’Etre éternel qui a tout créé et qui conserve tout; et de là l’admirable prière du prophète-roi: Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre volonté parce que vous êtes mon Dieu. Cette volonté souveraine a des ministres pour rappeler ses ordonnances et en maintenir l’exécution dans la famille, dans l’Etat, dans l’Eglise; et l’obéissance leur est due, parce qu’ils représentent Dieu chacun dans son ordre, selon les degrés d’une sublime hiérarchie, qui remonte du père au roi, du roi au pontife, du pontife à Jésus-Christ, de Jésus-Christ à Celui qui l’a envoyé, et de qui toute paternité, du ciel et sur la terre, tire son nom, c’est à dire son autorité. Ainsi le devoir n’est autre chose que le commandement divin, et la vertu n’est que l’obéissance à ce commandement. Tout péché, au contraire, n’est, comme le premier, qu’une désobéissance, une révolte. Et l’homme est conçu dans la révolte, puisqu’ il est conçu dans le péché; d’où cette belle et profonde expression du Psalmiste: Le pécheur est rebelle dès le sein de sa mère, et livré au mal dans ses entrailles. Aussi le sacrifice qui a expié le péché et réparé la nature humaine consiste-t-il essentiellement, suivant la doctrine du grand Apôtre, dans une obéissance infinie. Le Christ s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la Croix. Et nous, misérables créatures, rachetées par cette prodigieuse obéissance, nous refuserions d’obéir! Nous opposerions notre volonté à la volonté du Tout-Puissant, par cet épouvantable orgueil qui a créé l’enfer, où, dans les ténèbres, dans le supplice, dans la rage et le désespoir, dans l’ignominie de l’esclavage le plus abject et le plus hideux, l’ange prévaricateur et ses complices répéteront éternellement: Je n’obéirai point! Non serviam! O Dieu! Préservez-moi d’un orgueil aussi insensé, aussi criminel! Que votre grâce m’apprenne à me soumettre à vous, et à tous ceux que vous avez préposés sur moi! Je suis étranger sur la terre: ne me cachez point vos commandements. Mon âme, à toute heure, en rappelle le désir. Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre volonté, parce que vous êtes mon Dieu.
14. Qu’il faut considérer les secrets jugements de Dieu pour ne pas s’enorgueillir du bien qu’on fait
Le fidèle: Vous faites tomber sur moi vos jugements, Seigneur, et tous mes os ont tremblé d’épouvante, et mon âme est dans une profonde terreur. Interdit, effrayé, je considère que les cieux ne sont pas purs à vos yeux. Si vous avez trouvé le mal dans vos anges, et si vous ne les avez pas épargnés, que sera-ce de moi? Les étoiles sont tombées du ciel; moi, poussière, que dois-je attendre? Des hommes dont les œuvres paraissent louables sont tombés aussi bas qu’on puisse tomber, et j’ai vu ceux qui se nourrissaient du pain des anges faire leurs délices de la pâture des pourceaux. Il n’est donc point de sainteté, Seigneur, si vous retirez votre main. Point de sagesse qui soit utile, si vous ne la dirigez plus. Point de force qui soit de secours, si vous cessez de la soutenir. Point de chasteté assurée, si vous n’en prenez la défense. Point de vigilance qui nous serve, si vous ne veillez vous-même pour nous. Laissés à nous-mêmes, nous enfonçons dans les flots et nous périssons; venez-vous à nous, nous nous relevons et nous vivons. Car nous sommes chancelants, mais vous nous affermissez; nous sommes tièdes, mais vous nous enflammez. Oh! que je dois avoir d’humbles et basses pensées de moi-même! que je dois estimer peu ce qui paraît de bien en moi! Oh! que je dois m’abaisser profondément, Seigneur, devant vos jugements impénétrables où je me perds comme dans un abîme, et vois que je ne suis rien que néant et un pur néant! ô poids immense! ô mer sans rivages, où je ne retrouve rien de moi, où je disparais comme le rien au milieu du tout! Où donc l’orgueil se cachera-t’il? où la confiance en sa propre vertu? Toute vanité s’éteint dans la profondeur de vos jugements sur moi. Qu’est-ce que toute chair devant vous? L’argile s’lèvera-t’elle contre celui qui l’a formée? Comment celui dont le cœur est vraiment soumis à Dieu pourrait-il s’enfler d’une louange vaine? Le monde entier ne saurait inspirer d’orgueil à celui que la vérité a soumis à son empire, et jamais il ne sera ému des applaudissements des hommes, celui dont toute l’espérance est affermie en Dieu. Car ceux qui parlent ne sont rien; ils s’évanouiront avec le bruit de leurs paroles: mais la vérité du Seigneur demeure éternellement.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 14
Une des plus dangereuses tentations et des plus déliées est celle de l’orgueil dans le bien. Pour peu qu’elle se relâche de sa vigilance, l’âme que la grâce avait élevée au-dessus de la nature et de sa corruption glisse imperceptiblement et retombe en elle-même. On s’est garanti de certaines fautes, on a pratiqué certaines vertus; l’amour-propre s’arrête à cette pensée, et s’y repose avec complaisance. On se regarde, on est content de soi, on se préfère peut-être à tel ou tel autre; et l’on en vient jusqu’à s’attribuer secrètement les dons de Dieu, un des crimes qui offensent le plus ce Dieu jaloux et vengeur, qui ne donnera sa gloire à nul autre, et qui résiste aux superbes. Que fait-il cependant? Il se retire, il délaisse cet insensé qui comptait sur ses forces, il l’abandonne à son orgueil. Alors arrivent ces chutes terribles qui étonnent et consternent, ces chutes inattendues, effrayants exemples des jugements divins. Malheur à qui s’appuie sur sa propre justice! La ruine l’attend. Je ne sens, disait l’Apôtre, rien en moi qui m’accuse; mais je ne suis pas pour cela purifié, car celui qui me juge, c’est le Seigneur. Et le prophète-roi: Purifiez-moi de mes fautes cachées, oubliez celles que j’ignore, et pardonnez-moi celles d’autrui; prière admirable, qui rappelle à l’homme cette funeste communication du mal, en vertu de laquelle il est, hélas! si peu de péchés purement personnels. Donc nul refuge, nulle assurance que dans l’humilité, dans l’aveu sincère, dans la conviction et le sentiment toujours présents de notre profonde misère, joints à la confiance en Dieu seul. Prosternés à ses pieds, disons-lui avec le Psalmiste: Ma honte est sans cesse devant moi, et la confusion a couvert mon visage: Seigneur, vous ne méprisez point un cœur contrit et humilié!
15. De ce que nous devons être et faire quand il s’élève quelque désir en nous
Jésus-Christ: Mon fils, dites en toutes choses: Seigneur, qu’il soit ainsi, si c’est votre volonté; Seigneur, que cela se fasse en votre nom, si vous devez en être honoré. Si vous voyez que cela me soit bon, si vous jugez que cela me soit utile, alors donnez-le-moi, afin que j’en use pour votre gloire. Mais si vous savez que cela me nuira ou ne servira point au salut de mon âme, éloignez de moi ce désir. Car tout désir n’est pas de l’Esprit-Saint, même lorsqu’il paraît bon et juste à l’homme. Il est difficile de discerner avec certitude si c’est l’esprit bon ou mauvais qui vous porte à désirer ceci ou cela, ou même votre esprit propre. Il s’est trouvé à la fin que plusieurs étaient dans l’illusion, qui semblaient d’abord être conduits par le bon esprit. Ainsi, tout ce qui se présente de désirable à votre esprit, vous devez le désirer toujours et le demander avec une grande humilité de cœur, et surtout avec une pleine résignation, vous abandonnant à moi sans réserve et disant: Seigneur, vous savez ce qui est le mieux; que ceci ou cela se fasse comme vous le voulez. Donnez ce que vous voulez, autant que vous le voulez et quand vous le voulez. Faites de moi ce qu’il vous plaira, selon ce que vous savez être bon, et pour votre plus grande gloire. Placez-moi où vous voudrez et disposez absolument de moi en toutes choses. Je suis dans votre main, tournez-moi et retournez-moi en tout sens à votre gré. Voilà que je suis prêt à vous servir en tout. Car je ne désire point vivre pour moi, mais pour vous seul: heureux si je le pouvais dignement et parfaitement. Prière pour demander à Dieu la grâce d’accomplir sa volonté Le fidèle: Accordez-moi, ô bon Jésus! Votre grâce; qu’elle soit en moi, qu’elle agisse avec moi, et qu’elle demeure avec moi jusqu’à la fin. Faites que je désire et veuille toujours ce qui vous est le plus agréable et ce que vous aimez le plus. Que votre volonté soit la mienne; et que ma volonté suive toujours la vôtre et jamais ne s’en écarte en rien. Qu’uni à vous, je ne veuille ni ne puisse vouloir que ce que vous voulez; et qu’il en soit ainsi de ce que vous ne voulez pas. Donnez-moi de mourir à tout ce qui est du monde, et d’aimer être oublié et méprisé du siècle à cause de vous. Faites que je me repose en vous par-dessus tout ce qu’on peut désirer, et que mon cœur ne recherche sa paix qu’en vous. Vous êtes la véritable paix du cœur, son unique repos; hors de vous, tout pèse et inquiète. Dans cette paix, c’est-à-dire en vous seul, éternel et souverain bien, je dormirai et je me reposerai! Ainsi soit-il.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 15
Jamais satisfait pleinement de ce qu’il est, de ce qu’il possède, fatigué du vide de son cœur, toujours inquiet, toujours aspirant à je ne sais quel bien qui le fuit toujours, l’homme n’a pas un moment de vrai repos, et sa vie s’écoule dans les désirs. Ce n’est pas seulement une grande misère, mais encore un grand danger: car la racine de tous les maux est la convoitise, et plusieurs, en s’y livrant ont perdu la foi, et se sont engagés dans une multitude de douleurs. L’imagination, qui, en cet état, se porte avec force vers tout ce qui l’attire, obscurcit la raison, ébranle et entraîne la volonté même. Et ainsi l’on doit s’attacher soigneusement à la réprimer, lors même que les objets qui l’occupent paraîtraient exempts de toute espèce de mal, et qu’on croirait ne chercher dans ses rêves qu’un soulagement permis et une distraction innocente. La piété elle-même s’égare aisément, si elle n’est en garde contre les désirs en apparence les plus saints. Nous ne savons ni ce qui nous est bon, ni ce qui nous est nuisible. Tantôt nous souhaiterons d’être délivrés d’une croix nécessaire peut-être à notre salut; tantôt, dans un mouvement indiscret de ferveur, nous en souhaiterons une autre sous laquelle nos forces succomberaient, si elle nous était imposée. Que faire-donc? Demander à Dieu que sa volonté se fasse en nous et hors de nous, y conformer la nôtre entièrement, et renfermer en elle tous nos désirs. Nous ne trouverons de paix et de sécurité que dans ce parfait abandon entre les mains de notre Père. Mon Père, non pas ce que je veux, mais ce que vous voulez.
16. Qu’on ne doit chercher qu’en Dieu la vraie consolation
Le fidèle: Tout ce que je puis désirer ou imaginer pour ma consolation, je ne l’attends point ici, mais dans l’avenir. Quand je posséderais seul tous les biens du monde, quand je jouirais seul de tous ses délices, il est certain que tout cela ne durerait pas longtemps. Ainsi, mon âme, tu ne peux trouver de soulagement véritable et de joie sans mélange qu’en Dieu, qui console les pauvres et relève les humbles. Attends un peu, mon âme, attends sa divine promesse, et tu posséderas dans le ciel tous les biens en abondance. Si tu recherches trop avidement les biens présents, tu perdras les biens éternels et célestes. Use des uns et désire les autres. Aucun bien temporel ne saurait te rassasier parce que tu n’as point été créée pour en jouir. Quand tu posséderais tous les biens créés, ils ne pourraient te rendre heureuse ni contente; en Dieu, qui a tout créé, en lui seul est ta félicité et tout ton bonheur. Bonheur non pas tel que se le figurent et que l’aiment les amis insensés du monde, mais tel que l’attendent les vrais serviteurs de Jésus-Christ, et tel que le goûtent quelquefois par avance les âmes pieuses et les coeurs purs, dont l’entretien est dans le ciel. Toute consolation humaine est vide et dure peu. La vraie, la douce consolation est celle que la vérité fait sentir intérieurement. L’homme pieux porte avec lui partout Jésus, son consolateur, et lui dit: Seigneur, soyez près de moi en tout temps et en tout lieu. Que ma consolation soit d’être volontiers privé de toute consolation humaine. Et si la vôtre me manque aussi, que votre volonté et cette juste épreuve me soient une consolation au-dessus de toutes les autres. Car vous ne serez pas toujours irrité, et vos menaces ne seront point éternelles.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 16
Toute créature gémit, dit l’Apôtre; et, de siècle en siècle, le monde entier le redit après lui. Que cherchez-vous donc dans les créatures? Que leur demandez-vous, et que peuvent-elles vous donner? Toujours agitées, pleines de trouble, ainsi que vous, elles souhaitent le repos, et ne le trouvent point. Comment la paix vous viendrait-elle du sein même de l’angoisse et des orages perpétuellement soulevés par les passions? Cessez de vous abuser; cessez de dire aux tempêtes: Calmez-moi. Le calme est en Dieu, et n’est que là. En lui seul est le repos, la paix, la joie, la consolation. Tournez-vous donc vers le Seigneur votre Dieu, et renoncez à tout le reste: alors, seulement alors, vous commencerez à jouir de la vraie félicité. "Rien, non, rien n’est comparable au bonheur de celui qui, méprisant les sens, détaché de la chair et du monde, ne tient plus aux choses humaines que par les seuls liens de la nécessité, converse uniquement avec Dieu et avec lui-même, et, s’élançant au-dessus des objets sensibles, ne vit que des divines clartés qu’il conserve en soi toujours pures, toujours brillantes, sans aucun mélange des ombres de la terre, et des vains fantômes errant ici-bas autour de nous; qui, réfléchissant comme un miroir céleste Dieu et ses éblouissantes perfections, sans cesse ajoute à la lumière une lumière plus vive, jusqu’au moment où, la vérité dissipant tous les nuages, il arrive à la source même de toute lumière, à l’éternelle fontaine de splendeur, fin bienheureuse de son être et de son immortel ravissement."
17. Qu’il faut remettre à Dieu le soin de ce qui nous regarde
Jésus-Christ: Mon fils, laissez-moi agir avec vous comme il me plaît; car je sais ce qui vous est bon. Vos pensées sont celles de l’homme et vos sentiments sont, en beaucoup de choses, conformes aux penchants de son cœur. Le fidèle: Il est vrai, Seigneur; vous prenez de moi beaucoup plus de soin que je n’en puis prendre moi-même. Il est menacé d’une prompte chute, celui qui ne s’appuie pas uniquement sur vous. Pourvu, Seigneur, que ma volonté demeure droite et qu’elle soit affermie en vous, faites de moi tout ce qu’il vous plaira, car tout ce que vous ferez de moi ne peut être que bon. Si vous voulez que je sois dans les ténèbres, soyez béni; et si vous voulez que je sois dans la lumière, soyez encore béni. Si vous daignez me consoler, soyez béni; et si vous voulez que j’éprouve des tribulations, soyez également toujours béni. Jésus-Christ: Mon fils, c’est ainsi que vous devez être, si vous ne voulez pas vous séparer de moi. Il faut que vous soyez préparé à la souffrance autant qu’à la joie, au dénuement et à la pauvreté autant qu’aux richesses et à l’abondance. Le fidèle: Seigneur, je souffrirai volontiers pour vous tout ce que vous voudrez qui vienne sur moi. Je veux recevoir indifféremment de votre main, le bien et le mal, les douceurs et les amertumes, la joie et la tristesse, et vous rendre grâce de tout ce qui m’arrivera. Préservez-moi à jamais de tout péché et je ne craindrai ni la mort, ni l’enfer. Pourvu que vous ne me rejetiez pas, et que vous ne m’effaciez pas du livre de vie, aucune tribulation ne peut me nuire.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 17
On ne saurait trop le répéter, la vie chrétienne consiste uniquement à vouloir ce que Dieu veut, et à ne vouloir que ce qu’il veut. Presque toujours nos désirs nous trompent, par une suite de notre ignorance et de notre corruption. Mais Dieu sait tout ce qui nous est caché: il connaît les secrètes dispositions de notre cœur, la mesure de notre faiblesse, les épreuves auxquelles il est bon que nous soyons soumis, les secours nécessaires pour les supporter; car il ne permettra pas que nous soyons tentés au-delà de nos forces: sa sagesse est infinie, et il nous a aimés jusqu’à donner pour nous son Fils unique. Quelle confiance, quelle paix ne devons-nous pas trouver dans cette pensée! Quoi de plus doux que de s’abandonner sans réserve à Celui qui a tout fait pour sa pauvre créature, que de se perdre en lui par l’union intime de notre volonté à la sienne, ne nous réservant rien que l’action de grâce et l’amour, de sorte que notre âme, notre être entier s’exhale en quelque sorte dans cette parole qui comprend tout: Mon Seigneur et mon Dieu.
18. Qu’il faut souffrir avec constance les misères de cette vie à l’exemple de Jésus-Christ
Jésus-Christ: Mon fils, je suis descendu du ciel pour votre salut; je me suis chargé de vos misères, afin de vous former par mon exemple à la patience, et de vous apprendre à supporter les maux de cette vie sans murmurer. Car depuis l’heure de ma naissance jusqu’à ma mort sur la croix, je n’ai jamais été sans douleur. J’ai vécu dans une extrême indigence des choses de ce monde; j’ai entendu souvent bien des plaintes de moi; j’ai souffert avec douceur les affronts et les outrages; je n’ai recueilli sur la terre, pour mes bienfaits, que de l’ingratitude; pour mes miracles, que des blasphèmes; pour ma doctrine, que des censures. Le fidèle: Puisque vous avez montré, Seigneur, tant de patience durant votre vie, accomplissant par là, d’une manière parfaite, ce que votre Père demandait de vous, il est bien juste que moi, pauvre pécheur, je souffre patiemment ma misère selon votre volonté, et que je porte pour mon salut, aussi longtemps que vous le voudrez, le poids de cette vie corruptible. Car, bien que la vie présente soit pleine de douleurs, elle devient cependant, par votre grâce, une source abondante de mérites, et votre exemple suivi par vos saints la rend plus supportable et précieuse, même aux faibles. Elle est aussi beaucoup plus remplie de consolations que dans l’ancienne loi, quand les portes du ciel étaient encore fermées, que la voie du ciel semblait plus obscure, et que si peu s’occupaient de chercher le royaume de Dieu. Les justes mêmes, à qui le salut était réservé, ne pouvaient entrer dans le royaume céleste qu’après la consommation de vos souffrances et le tribut sacré de votre mort. Oh! quelles grâces ne dois-je pas vous rendre, de ce que vous avez daigné me montrer, et à tous les fidèles, la voie droite et sûre qui conduit à votre royaume éternel! Car votre vie est notre voie et par une sainte patience, nous marchons vers vous, qui êtes notre couronne. Si vous ne nous aviez précédés et instruits, qui songerait à vous suivre? Hélas! combien resteraient en arrière, et bien loin, s’ils n’avaient sous les yeux vos exemples sacrés! Après tant de miracles et d’instructions, nous sommes encore tièdes; que serait-ce si tant de lumières ne nous guidait sur vos traces!
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 18
La vie de l’homme sur la terre est pleine de douleur, de misères, de souffrances: Qui ne le sait? Nous sommes visiblement punis, et comme la justice qui nous châtie est toute-puissante, nul moyen d’échapper au châtiment. Or, en cet état, la sagesse humaine n’a vu que le choix entre deux partis, ou de se raidir contre la nature et dénier le supplice, ou d’y chercher une distraction dans la volupté. Elle a demandé le bonheur à l’orgueil et aux sens, et, trompée dans ses espérances, elle s’est voilée la tête en disant: Il n’y a point de remède. Le monde en était là, quand tout à coup une voix s’élève: Heureux ceux qui pleurent! Les peuples écoutent et s’étonnent: quelque chose de nouveau se remue en eux: ils comprennent, ils goûtent la joie des larmes, et du haut de la Croix où l’homme de douleurs est attaché, un fleuve inépuisable de consolations inconnues coule sur le genre humain. La vie a perdu sa tristesse, depuis que, baigné d’une sueur de sang, et dans les transes de l’agonie, Jésus s’est écrié: Mon âme est triste jusqu’à la mort. Elle n’a plus assez de souffrances pour le repentir qui les cherche, pour l’amour qui les désire et qui s’y complaît. Qu’est-ce donc que cette merveille? O Fils du Dieu vivant, c’est que votre lumière a éclairé le monde, et que votre grâce l’a touché: c’est que l’homme, sorti de sa voie, l’a retrouvée en vous, qui êtes la voie la vérité et la vie: c’est qu’il a conçu qu’après le péché, le seul bien qui reste est l’expiation, et il a dit en regardant la Croix: Ou souffrir ou mourir. Victime sainte, Agneau de Dieu, qui ôtez le péché du monde, donnez-moi de souffrir avec vous et de mourir en unissant mes dernières souffrances à celles qui nous ont rouvert le ciel que le péché nous avait fermé!
19. De la souffrance des injures, et de la véritable patience
Jésus-Christ: Pourquoi ces paroles, mon fils? Cessez de vous plaindre, en considérant mes souffrances et celles des saints. Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang. Ce que vous souffrez est peu en comparaison de ce qu’on souffert tant d’autres, qui ont été éprouvés et exercés par de si fortes tentations, par des tribulations si pesantes. Rappelez donc à votre esprit les peines extrêmes des autres, afin d’en supporter paisiblement de plus légères. Que si elles ne vous paraissent pas légères, prenez garde que cela ne vienne de votre impatience. Cependant, grandes ou petites, efforcez-vous de les souffrir patiemment. Plus vous vous disposez à souffrir, plus vous montrez de sagesse et acquérez de mérites. La ferme résolution et l’habitude de souffrir vous rendront même la souffrance moins dure. Ne dites pas: Je ne puis supporter cela d’un tel homme; ce sont des offenses qu’on n’endure point. Il m’a fait un très grand tort, et il me reproche des choses auxquelles je n’ai jamais pensé; mais d’un autre je le souffrirais avec moins de peine, et comme je croirais devoir le souffrir. Ce discours est insensé; car au lieu de considérer la vertu de patience et ce qui doit la couronner, c’est regarder seulement à l’injure et à la personne de qui on l’a reçue. Celui-là n’a pas la vraie patience qui ne veut souffrir qu’autant qu’il lui plaît et de qui il lui plaît. L’homme vraiment patient n’examine point qui l’éprouve, si c’est son supérieur, son égal ou son inférieur, un homme de bien ou un méchant. Mais, indifférent sur les créatures, il reçoit de la main de Dieu, avec reconnaissance et aussi souvent qu’il le veut, tout ce qui lui arrive de contraire, et l’estime un grand gain. Car Dieu ne laissera sans récompense aucune peine, même la plus légère, qu’on aura soufferte pour lui. Soyez donc prêt au combat si vous voulez remporter la victoire. On ne peut obtenir sans combat la couronne de la patience; et refuser de combattre, c’est refusé d’être couronné. Si vous désirez la couronne, combattez courageusement, souffrez avec patience. On ne parvient pas au repos sans travail, ni sans combat à la victoire. Le fidèle: Seigneur, que ce qui paraît impossible à la nature me devienne possible par votre grâce. J’ai, vous le savez, peu de force pour souffrir; la moindre adversité m’abat aussitôt. Faites que j’aime, que je désire d’être exercé, affligé pour votre nom, car subir l’injure et souffrir pour vous est très salutaire à mon âme.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 19
Si nous avons souvent à souffrir du prochain, il n’a pas moins à souffrir de nous, et c’est pourquoi l’Apôtre dit: Portez le fardeau les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi de Jésus-Christ. Mais je vous entends: il y a des choses qu’il est dur, dites-vous, et difficile de supporter. Eh bien, votre mérite en sera plus grand. La grâce ne nous est donnée que pour cela, pour que vous fassiez avec elle ce qui serait impossible à la nature seule. D’ailleurs, que vous arrive-t-il que Dieu n’ait prévu, que Dieu n’ait voulu? La patience n’est donc qu’une soumission douce et calme à ce qu’il ordonne, et sans elle nous vivons dans un trouble perpétuel; car qui a résisté à Dieu, et a eu la paix? Et combien ne faut-il pas qu’il soit lui-même patient avec vous! Descendez dans votre conscience, et répondez. N’a-t-il rien à supporter de vous, rien à vous pardonner? Oui, le Seigneur est patient et rempli de miséricorde. Soyons donc aussi patients envers tous. L’homme patient vaut mieux que l’homme fort: et celui qui domine son âme, mieux que celui qui réduit les villes. Je me suis tu, disait David en prophétisant les souffrances du Christ, je me suis tu, et je n’ai point ouvert la bouche; et un autre prophète: il s’est tu, comme l’agneau devant celui qui le tond.
Qui oserait après cela murmurer, s’irriter, rendre offense pour offense? O Jésus! soyez notre modèle. Vous nous avez appris à dire à Dieu: Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. Voilà ce que nous demandons chaque jour, ce que chaque jour nous promettons, et malheur à celui dont la prière sera trouvée menteuse!
20. De l’aveu de son infirmité, et des misères de cette vie
Le fidèle: Je confesserai contre moi mon injustice, je vous confesserai, Seigneur, mon infirmité. Souvent un rien m’abat et me jette dans la tristesse. Je me propose d’agir avec force; mais à la moindre tentation qui survient, je tombe dans une grande angoisse. Souvent c’est la plus petite chose et la plus méprisable qui me cause une violente tentation. Et quand je ne sens rien en moi-même et que je me crois un peu en sûreté, je me trouve quelquefois abattu par un léger souffle. Voyez donc, Seigneur, mon impuissance et ma fragilité, que tout manifeste à vos yeux. Ayez pitié de moi, et retirez-moi de la boue, de crainte que je n’y demeure à jamais enfoncé. Ce qui souvent fait ma peine et ma confusion devant vous, c’est de tomber si aisément et d’être si faible contre mes passions. Bien qu’elles ne parviennent pas à m’arracher un plein consentement, leurs sollicitations me fatiguent et me pèsent, et ce m’est un grand ennui de vivre toujours ainsi en guerre. Je connais surtout en ceci mon infirmité, que les plus horribles imaginations s’emparent de mon esprit bien plus facilement qu’elles n’en sortent. Puissant Dieu d’Israël, défenseur des âmes fidèles, daignez jeter un regard sur votre serviteur affligé et dans le travail, et soyez près de lui pour l’aider en tout ce qu’il entreprendra. Remplissez-moi d’une force toute céleste de peur que le vieil homme, cette chair de péché qui n’est pas encore entièrement soumise à l’esprit, ne prévale et ne domine, elle contre qui nous devons combattre jusqu’au dernier soupir, dans cette vie chargée de tant de misères. Hélas! qu’est-ce que cette vie, assiégée de toutes parts de tribulations et de peines, environnée de pièges et d’ennemis! Est-on délivré d’une affliction ou d’une tentation, une autre lui succède; et l’on combat même encore la première, que d’autres surviennent inopinément. Comment peut-on aimer une vie remplie de tant d’amertume, sujette à tant de maux et de calamités? Comment peut-on même appeler vie ce qui engendre tant de douleurs et tant de morts? Et cependant on l’aime, et plusieurs y cherchent leur félicité. On reproche souvent au monde d’être trompeur et vain; et toutefois on le quitte difficilement parce qu’on est encore dominé par les convoitises de la chair. Certaines choses nous inclinent à aimer le monde, d’autres à le mépriser. Le désir de la chair, le désir des yeux et l’orgueil de la vie inspirent l’amour du monde; mais les peines et les misères qui les suivent justement produisent la haine et le dégoût du monde. Mais hélas! le plaisir mauvais triomphe de l’âme livrée au monde: elle se repose avec délices dans l’esclavage des sens parce qu’elle ne connaît pas et n’a point goûté les suavités célestes ni le charme intérieur de la vertu. Mais ceux qui, méprisant le monde parfaitement, s’efforcent de vivre pour Dieu sous une sainte discipline, n’ignorent point les divines douceurs promises au vrai renoncement, et voient avec clarté combien le monde, abusé par des illusions diverses, s’égare dangereusement.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 20
Que sont les épreuves qui nous parviennent du dehors, comparées à celles que nous trouvons au dedans de nous-mêmes? On résiste aux premières avec toutes ses forces: elles sont divisées dans les secondes, et les puissances de l’âme se combattent mutuellement; combat terrible, que saint Paul a peint en quelques traits: Je ne fais pas le bien que je veux, et le mal que je ne veux pas, je le fais. Je me réjouis dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur, et je vois dans mes membres une autre loi, qui répugne à la loi de mon esprit et me captive sous la loi du péché, qui est dans mes membres. Voilà ce qui désole les âmes fidèles, humiliées de cette guerre honteuse, et sans cesse tremblant de succomber; voilà ce qui faisait dire à l’Apôtre: Qui me délivrera de ce corps de mort? Et aussitôt il ajoute: La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur. Jetons-nous donc entre ses bras divins, qu’avec un amour inexprimable il étend pour nous recevoir. Approchons-nous de son Coeur sacré, d’où émane perpétuellement une vertu redoutable aux puissances du mal; ne comptons que sur lui, n’espérons qu’en lui. Ecrions-nous du fond de nos entrailles:
Délivrez-moi, Seigneur: placez-moi près de vous, et qu’ensuite la main de qui que ce soit se lève contre moi. Le Seigneur est mon appui, mon refuge, mon libérateur: il est mon Dieu et mon aide, et j’espérerai en lui; il est mon protecteur, il est la force qui fait mon salut. Je l’invoquerai dans mes louanges, et je serai délivré de mes ennemis.
21. Qu’il faut établir son repos en Dieu, plutôt que dans tous les autres biens
Le fidèle: En tout et par-dessus tout, repose-toi en Dieu, ô mon âme, parce qu’il est le repos éternel des saints. Aimable et doux Jésus, donnez-moi de me reposer en vous plus qu’en toutes les créatures; plus que dans la santé, la beauté, les honneurs et la gloire; plus que dans toute puissance et dans toute dignité; plus que dans la science, l’esprit, les richesses, les arts; plus que dans les plaisirs et la joie, la renommée et la louange, les consolations et les douceurs, l’espérance et les promesses; plus qu’en tout mérite et en tout désir; plus même que dans vos dons et toutes les récompenses que vous pouvez nous prodiguer; plus que dans l’allégresse et dans les transports que l’âme peut concevoir et sentir; plus enfin que dans les anges et dans les archanges, et dans toute l’armée des cieux; plus qu’en toutes les choses visibles et invisibles, plus qu’en tout ce qui n’est pas vous, ô mon Dieu! Car vous seul êtes infiniment bon, seul très haut, très puissant; vous suffisez seul, parce que seul vous possédez et vous donnez tout, vous seul nous consolez par vos douceurs inexprimables; seul vous êtes toute beauté, tout amour; votre gloire s’élève au-dessus de toute gloire, votre grandeur au-dessus de toute grandeur; la perfection de tous les biens ensemble est en vous, Seigneur mon Dieu, y a toujours été, y sera toujours. Ainsi, tout ce que vous me donnez hors de vous, tout ce que vous me découvrez de vous-même, tout ce que vous m’en promettez est trop peu et ne me suffit pas, si je ne vous vois, si je ne vous possède pleinement. Car mon coeur ne peut avoir de vrai repos ni être entièrement rassasié jusqu’à ce que, s’élevant au-dessus de tous vos dons et de toute créature, il se repose uniquement en vous. Tendre époux de mon âme, pur objet de son amour, ô mon Jésus, Roi de toutes les créatures! qui me délivrera de mes liens, qui me donnera des ailes pour voler vers vous et me reposer en vous? Oh! quand serai-je assez dégagé de la terre pour voir, Seigneur mon Dieu, et pour goûter combien vous êtes doux? Quand serai-je tellement absorbé en vous, tellement pénétré de votre amour, que je ne me sente plus moi-même et que je ne vive plus que de vous, dans cette union ineffable et au-dessus des sens, que tous ne connaissent pas? Maintenant, je ne sais que gémir et je porte avec douleur ma misère. Car en cette vallée de larmes, il se rencontre bien des maux, qui me troublent, m’affligent et couvrent mon âme comme d’un nuage. Souvent ils me fatiguent et me retardent; ils s’emparent de moi; ils m’arrêtent et, m’ôtant près de vous un libre accès, ils me privent de ces délicieux embrassements dont jouissent toujours et sans obstacle les célestes esprits. Soyez touché de mes soupirs et de ma désolation sur la terre! ô Jésus, splendeur de l’éternelle gloire, consolateur de l’âme exilée! ma bouche est muette devant vous et mon silence vous parle. Jusqu’à quand mon Seigneur tardera-t’il de venir? Qu’il vienne à ce pauvre qui est à lui et qu’il lui rende la joie. Qu’il étende la main pour relever un malheureux plongé dans l’angoisse. Venez, venez, car sans vous, tous les jours, toutes les heures s’écoulent dans la tristesse, parce que vous êtes seul ma joie, et que vous pouvez seul remplir le vide de mon coeur. Je suis oppressé de misère, et comme un prisonnier chargé de fers, jusqu’à ce que, me ranimant par la lumière de votre présence, vous me rendiez la liberté et jetiez sur moi un regard d’amour. Que d’autres cherchent, au lieu de vous, tout ce qu’ils voudront; pour moi, rien ne me plaît ni ne me plaira jamais que vous, ô mon Dieu! mon espérance, mon salut éternel! Je ne me tairai point, je ne cesserai point de prier jusqu’à ce que votre grâce revienne et que vous me parliez intérieurement. Jésus-Christ: Me voici, je viens à vous parce que vous m’avez invoqué. Vos larmes et le désir de votre âme, le brisement de votre coeur humilié m’ont fléchi et ramené à vous. Le fidèle: Et j’ai dit: Seigneur, je vous ai appelé et j’ai désiré jouir de vous, prêt à rejeter pour vous tout le reste. Et c’est vous qui m’avez incité le premier à vous chercher. Soyez donc béni, Seigneur, d’avoir usé de cette bonté envers votre serviteur selon votre infinie miséricorde. Que peut-il vous dire encore et que lui reste-t’il, qu’à s’humilier profondément en votre présence, plein du souvenir de son néant et de son iniquité? Car il n’est rien de semblable à vous dans tout ce que le ciel et la terre renferment de plus merveilleux. Vos oeuvres sont parfaites, vos jugements véritables, et l’univers est régi par votre providence. Louange donc et gloire à vous, ô sagesse du Père! Que mon âme, que ma bouche, que toutes les créatures ensemble vous louent et vous bénissent à jamais.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 21
A mesure que l’âme fidèle se dégage de la terre et d’elle-même, toutes ses pensées, tous ses désirs s’élèvent et viennent se confondre en Celui qu’elle aime uniquement. Alors elle gémit des liens qui l’appesantissent et la retiennent encore ici-bas. Pressée d’un amour qui croît sans cesse, elle voudrait briser son enveloppe mortelle, et s’élancer dans le sein de l’être infini auquel elle aspire, et s’y plonger, et s’y perdre éternellement. Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et je me reposerai? Nul repos, en effet, pour elle, jusqu’à ce qu’elle soit pleinement unie à l’objet de ses ardeurs, jusqu’à ce qu’elle puisse dire dans les transports, dans l’ivresse divine de sa joie, dans la jouissance, dans la possession à jamais immuable du céleste époux: Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui! Oh! Quand
luira cet heureux jour, jour de la délivrance et de l’allégresse sans fin? Quand cessera le temps de l’exil, le temps de l’espérance et des larmes? Quand verrons-nous décliner les ombres qui dérobent à nos regards le bien-aimé? Comme le cerf altéré désire l’eau des fontaines, ainsi mon âme vous désire, ô mon Dieu! Mon âme a eu soif du Dieu fort, du Dieu vivant: Oh! Quand viendrai-je en présence de mon Dieu?
22. Du souvenir des bienfaits de Dieu
Le fidèle: Seigneur! ouvrez mon cœur à votre loi, et enseignez-moi à marcher dans la voie de vos commandements. Faites que je connaisse votre volonté et que je rappelle dans mon souvenir, avec un grand respect et une sérieuse attention, tous vos bienfaits, afin de vous en rendre de dignes actions de grâces. Je sais cependant et je confesse que je ne puis reconnaître dignement la moindre de vos faveurs. Je suis au-dessous de tous les biens que vous m’avez accordés; et quand je considère votre élévation infinie, mon esprit s’abîme dans votre grandeur. Tout ce que nous avons en nous, dans notre corps, dans notre âme, tout ce que nous possédons et au-dedans et au-dehors, dans l’ordre de la grâce ou de la nature, c’est vous qui nous l’avez donné; et vos bienfaits nous rappellent sans cesse votre bonté, votre tendresse, l’immense libéralité dont vous usez envers nous, vous de qui viennent tous les biens. Car tout vient de vous, quoique l’un reçoive plus, l’autre moins; et sans vous nous serions à jamais privés de tout bien. Celui qui a reçu davantage ne peut se glorifier de son mérite, ni s’élever au-dessus des autres, ni insulter celui qui a moins reçu; car celui-là est le meilleur et le plus grand, qui s’attribue le moins, et qui rend grâces avec plus de ferveur et d’humilité. Et celui qui se croit le plus vil et le plus indigne de tous est le plus propre à recevoir de grands dons. Celui qui a moins reçu ne doit ni s’affliger, ni se plaindre, ni concevoir de l’envie contre ceux qui ont reçu davantage, mais plutôt ne regarder que vous et louer de toute son âme votre bonté, toujours prête à répandre ses dons si abondamment, si gratuitement, sans acception de personnes. Tout vient de vous et ainsi vous devez être loué de tout. Vous savez ce qu’il convient de donner à chacun, pourquoi celui-ci reçoit plus, cet autre moins; ce n’est pas à nous qu’appartient ce discernement, mais à vous qui pesez tous les mérites. C’est pourquoi, Seigneur mon Dieu, je regarde comme une grâce singulière que vous m’ayez accordé peu de ces dons qui paraissent au-dehors et qui attirent les louanges et l’admiration des hommes. Et certes, en considérant son indigence et son abjection, loin d’en être abattu, loin d’en concevoir aucune peine, aucune tristesse, on doit plutôt sentir une douce consolation, une grande joie; car vous avez choisi, mon Dieu, pour vos amis et vos serviteurs les pauvres, les humbles, ceux que le monde méprise. Tels étaient vos apôtres mêmes, que vous avez établis princes sur toute la terre. Ils ont passé dans ce monde sans se plaindre, purs de tout artifice et de la pensée même du mal, si simples et si humbles qu’ ils se réjouissaient de souffrir les outrages pour votre nom, et qu’ils embrassaient avec amour tout ce que le monde abhorre. Rien ne doit causer tant de joie à celui qui vous aime et qui connaît le prix de vos bienfaits, que l’accomplissement de votre volonté et de vos desseins éternels sur lui. Il doit y trouver un contentement, une consolation telle, qu’il consente aussi volontiers à être le plus petit, que d’autres désirent avec ardeur d’être les plus grands; qu’il soit aussi tranquille, aussi satisfait dans la dernière place que dans la première; et que, toujours prêt à souffrir le mépris, les rebuts, il s’estime aussi heureux d’être sans nom, sans réputation, que les autres de jouir des honneurs et des grandeurs du monde. Car votre volonté et le zèle de votre gloire doivent être pour lui au-dessus de tout, et lui plaire et le consoler plus que tous les dons que vous lui avez faits, et que vous pouvez lui faire encore.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 22
Profitons de la grâce qui nous est donnée, sans rechercher si les autres en ont reçu une mesure plus grande. Dieu se communique comme il lui plaît, il est le maître de ses dons; et que sommes-nous pour lui en demander compte? Bénissons-le de ceux qu’il nous accorde dans sa bonté toute gratuite, et bénissons-le encore de ceux qu’il nous refuse, nous reconnaissant indignes du moindre de ses bienfaits. Si vous êtes humble, vous n’aspirerez point à des faveurs extraordinaires, et si vous manquez d’humilité, ces faveurs loin de vous être utiles, ne serviraient peut-être qu’à vous perdre en nourrissant en vous la vaine complaisance et l’orgueil. Une vive gratitude envers le Seigneur, une soumission parfaite à ses volontés, la fidélité dans la voie où il vous conduit, voilà ce que vous devez désirer. Avec cela vous reposerez en paix, parce que vous reposerez en Dieu, et qu’en lui vous trouverez le secours contre les tentations, la paix dans les souffrances, la consolation dans les misères et les peines de la vie, et enfin l’amour qui rend tout léger. Oh! Que nous penserions peu à souhaiter un état plus élevé ou plus doux, si nous aimions véritablement! Mais nous ne savons point aimer. Gémissons au moins de notre tiédeur et supplions le divin Maître d’échauffer, d’embraser notre coeur languissant, afin que nous puissions dire avec l’Apôtre: Qui me séparera de l’amour du Christ? La tribulation? L’angoisse? La faim? La nudité? Le péril? La persécution? Le glaive? Mais nous triomphons de toutes ces choses à cause de Celui qui nous a aimés. Car je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les vertus, ni le présent, ni l’avenir, ni la force, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature ne pourra me séparer de la charité de Dieu, laquelle est dans le Christ Jésus Notre Seigneur.
23. De quatre choses importantes pour conserver la paix
1. Jésus-Christ: Mon fils, je vous enseignerai maintenant la voie de la paix et de la vraie liberté.
2. Le fidèle: Faites, Seigneur, ce que vous dites; car il m’est doux de vous entendre.
3. Jésus-Christ: Appliquez-vous, mon fils, à faire plutôt la volonté d’autrui que la vôtre.
Choisissez toujours d’avoir moins que plus. Cherchez toujours la dernière place, et à être au-dessous de tous. Désirez toujours et priez que la volonté de Dieu s’accomplisse parfaitement en vous. Celui qui agit ainsi est dans la voie de la paix et du repos.
4. Le fidèle: Seigneur, ces courts préceptes renferment une grande perfection.
Ils contiennent peu de paroles; mais elles sont pleines de sens, et abondantes en fruits. Si j’étais fidèle à les observer, je ne tomberais pas si aisément dans le trouble. Car toutes les fois qu’il m’arrive de perdre le calme et la paix, je reconnais que je me suis écarté de ces maximes. Mais vous qui pouvez tout, et qui désirez toujours le progrès des âmes, augmentez en moi votre grâce, afin qu’en obéissant à ce que vous commandez, je puisse accomplir mon salut.
5. Prière pour obtenir d’être délivré des mauvaises pensées. Seigneur mon Dieu, ne vous éloignez pas de moi. Mon Dieu, hâtez-vous de me secourir, car une foule de pensées diverses m’ont assailli et de grandes terreurs agitent mon âme. Comment traverserai-je tant d’ennemis sans recevoir de blessures? Comment les renverserai-je?
6. Je marcherai devant vous, dit le Seigneur, et j’abattrai les puissants de la terre. J’ouvrirai les portes de la prison, et je vous montrerai les issues les plus secrètes.
7. Faites, Seigneur, selon votre parole; et que toutes les pensées mauvaises fuient devant vous. Mon unique espérance, ma seule consolation dans les maux qui me pressent est de me réfugier vers vous, de me confier en vous, de vous invoquer du fond de mon cœur et d’attendre avec patience votre secours.
8. Prière pour demander à Dieu la lumière.
Eclairez-moi intérieurement, ô bon Jésus! Faites luire votre lumière dans mon coeur et dissipez toutes ses ténèbres. Arrêtez mon esprit qui s’égare et brisez la violence des tentations qui me pressent. Déployez pour moi votre bras et domptez ces bêtes furieuses, ces convoitises dévorantes, afin que je trouve la paix dans votre force et que sans cesse vos louanges retentissent dans votre sanctuaire, dans une conscience pure. Commandez aux vents et aux tempêtes; dites à la mer: Apaise-toi; à l’aquilon: Ne souffle point, et il se fera un grand calme.
9. Envoyez votre lumière et votre vérité pour qu’elles luisent sur la terre; car je ne suis qu’une terre stérile et ténébreuse jusqu’à ce que vous m’éclairiez. Répandez votre grâce d’en haut, versez sur mon cœur la rosée céleste, épanchez sur cette terre aride les eaux fécondes de la piété, afin qu’elle produise des fruits bons et salutaires. Relevez mon âme abattue sous le poids de ses péchés, transportez tous mes désirs au ciel, afin qu’ayant trempé mes lèvres à la source des biens éternels, je ne puisse plus sans dégoût penser aux choses de la terre.
10. Enlevez-moi, détachez-moi de toutes les fugitives consolations des créatures, car nul objet créé ne peut satisfaire ni rassasier pleinement mon coeur. Unissez-moi à vous par l’indissoluble lien de l’amour, car vous suffisez seul à celui qui vous aime, et tout le reste sans vous n’est rien.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 23
Des prophètes se sont levés en Israël, qui prophétisent à Jérusalem des visions de paix; et il n’y a point de paix, dit le Seigneur Dieu. Et le monde aussi prophétise des visions de paix à ses sectateurs; mais cette paix qu’il met dans les plaisirs, dans le contentement de l’orgueil et de toutes les passions, ne se montre de loin que pour tromper ceux qui la poursuivent, et quand ils se croient près de la saisir, tout à coup elle s’évanouit comme le songe d’un homme qui s’éveille. La paix véritable n’est, au contraire, que le calme d’une conscience pure: elle consiste à retrancher les désirs, et non pas à les satisfaire. Est-il un lieu caché, un emploi obscur, une place, un rang méprisables aux yeux du monde, elle est là surtout. Plus le cœur s’humilie, plus elle est douce et profonde. Qu’est-ce, en effet, qui pourrait troubler celui qui ne
souhaite rien et ne s’attribue rien? Il n’a guère à craindre qu’on lui envie l’abaissement où il se complaît. Mais que de grandeur dans cet abaissement cherché, voulu de toute l’âme! Les anges le contemplent avec respect, et Dieu le bénit du sein de sa gloire. Seigneur, venez à mon aide; terrassez en moi l’orgueil, et j’aurai la paix; faites que, pénétré des sentiments qui animaient le roi-prophète, il me soit donné de dire comme lui: J’ai choisi d’être abject dans la maison de mon Dieu, plutôt que d’habiter sous les tentes des pécheurs: Elegi abjectus esse.
24. Qu’il ne faut pas s’enquérir curieusement de la conduite des autres
Jésus-Christ: Mon fils, réprimez en vous la curiosité et ne vous troublez point de vaines sollicitudes. Que vous importe ceci ou cela? Suivez-moi. Que vous fait ce qu’est celui-ci, comment parle ou agit celui-là? Vous n’avez point à répondre des autres; mais vous répondrez pour vous-même; de quoi vous inquiétez-vous? Voilà que je connais tous les hommes: je vois tout ce qui se passe sous le soleil; je sais ce qu’il en est de chacun, ce qu’il pense, ce qu’il veut, et où tendent ses vues. C’est donc à moi qu’on doit tout abandonner. Pour vous, demeurez en paix et laissez ceux qui s’agitent, s’agiter tant qu’ils voudront. Tout ce qu’ils feront, tout ce qu’ils diront viendra sur eux, car ils ne peuvent me tromper. Ne poursuivez pas cette ombre qu’on appelle un grand nom; ne désirez ni de nombreuses liaisons, ni l’amitié particulière d’aucun homme. Car tout cela dissipe l’esprit et obscurcit étrangement le cœur. Je me plairais à vous faire entendre ma parole et à vous révéler mes secrets si vous étiez, quand je viens à vous, toujours attentif et prêt à m’ouvrir la porte de votre cœur. Songez à l’avenir, veillez, priez sans cesse, et humiliez-vous en toutes choses.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 24
Pourquoi ouvrez-vous un œil envieux sur les actions de vos frères? Qui vous a chargé de scruter leur conscience et leurs œuvres? Laissez, laissez à Dieu un soin qu’il se réserve, et songez à répondre pour vous. On se trompe presque toujours en jugeant les autres, et l’on se prépare à soi-même un jugement plus sévère, en usurpant un droit qu’on n’a pas, et en blessant par des soupçons malins et téméraires, l’amour dû au prochain. La charité est indulgente, et ne pense point le mal. Présumez d’autrui tout ce qui est bon, pardonnez pour qu’on vous pardonne, et ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugé
25. En quoi consiste la vraie paix et le véritable progrès de l’âme
Jésus-Christ: Mon fils, j’ai dit: Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix, non comme le monde la donne. Tous désirent la paix; mais tous ne cherchent pas ce qui procure une paix véritable. Ma paix est avec ceux qui sont doux et humbles de cœur. Votre paix sera dans une grande patience. Si vous m’écoutez et si vous obéissez à ma parole, vous jouirez d’une profonde paix. Le fidèle: Seigneur, que ferai-je donc? Jésus-Christ: En toutes choses, veillez à ce que vous faites et à ce que vous dites. N’ayez d’autre intention que celle de plaire à moi seul. Ne désirez, ne recherchez rien hors de moi. Ne jugez point de manière téméraire des paroles ou des actions des autres; ne vous ingérez point dans ce qui n’est pas commis à votre charge; alors vous serez peu ou rarement troublé. Mais ne sentir jamais aucun trouble, n’éprouver aucune peine de cœur, aucune souffrance du corps, cela n’est pas de la vie présente; c’est l’état de l’éternel repos. Ne croyez donc pas avoir trouvé la véritable paix, lorsqu’il ne vous arrive aucune contrariété; ni que tout soit bien, quand vous n’essuyez d’opposition de personne; ni que votre bonheur soit parfait, lorsque tout réussit selon vos désirs. Gardez-vous aussi de concevoir une haute idée de vous-même et d’imaginer que Dieu vous chérit particulièrement, si vous sentez votre cœur rempli d’une piété tendre et douce; car ce n’est pas en cela qu’on reconnaît celui qui aime vraiment la vertu, ni en cela que consiste le progrès de l’homme et sa perfection. Le fidèle: En quoi donc, Seigneur Jésus-Christ: A vous offrir de tout votre cœur à la volonté divine; à ne vous rechercher en aucune chose, ni petite, ni grande, ni dans le temps ni dans l’éternité; de sorte que, regardant du même œil et pesant dans la même balance les biens et les maux, vous m’en rendiez également grâces. Et ce n’est pas tout; il faut encore que vous soyez si ferme, si constant dans l’espérance, que, privé intérieurement de toute consolation, vous prépariez votre cœur à de plus dures épreuves, sans jamais vous justifier vous-même comme si vous ne méritiez pas de tant souffrir, mais reconnaissant au contraire ma justice et louant ma sainteté dans tout ce que j’ordonne. Alors vous marcherez dans la voie droite, dans la véritable voie de la paix, et vous pourrez avec assurance espérer de revoir mon visage dans l’allégresse. Que si vous parvenez à un parfait mépris de vous-même, je vous le dis, vous jouirez d’une paix aussi profonde qu’il est possible en cette vie d’exil.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 25
On ne saurait trop répéter à l’homme que sa grandeur, sa sécurité, sa paix consistent à se renoncer, à se mépriser lui-même, à s’anéantir devant Dieu, à ne vouloir en toutes choses et à ne désirer que l’accomplissement de sa volonté sainte, sans aucun retour d’intérêt propre, dans un abandon sans réserve à ce qu’il lui plaît d’ordonner de nous. Il faut se détacher même de ses dons, pour s’unir à lui d’une manière plus intime et plus pure. La ferveur sensible, les consolations, les ravissantes douceurs de l’amour, nous sont données et nous sont retirées selon des desseins que nous ignorons. Elles passent et tout ce qui passe produit le trouble, si l’on s’y attache. Dieu seul donc, n’aimons que Dieu seul. Ne souhaitons que Dieu seul, aimons-le pour lui-même, dans la tristesse comme dans la joie, dans l’amertume comme dans la jouissance. Oui, je vous aimerai, Seigneur, je vous bénirai en tout temps: vous êtes vous-même notre paix, et dans cette paix, je dormirai et me reposerai.
26. De la liberté du cœur, qui s’acquiert plutôt par la prière que par la lecture
Le fidèle: Seigneur, c’est une haute perfection de ne jamais détourner des choses du ciel les regards de son cœur, de passer au milieu des soins du monde sans se préoccuper d’aucun soin, non par indolence, mais par le privilège d’une âme libre, qu’aucune affection déréglée n’attache à la créature. Je vous en conjure, ô Dieu de bonté! délivrez-moi des soins de cette vie, de peur qu’ils ne retardent ma course; des nécessités du corps, de peur que la volupté ne me séduise; de tout ce qui arrête et trouble l’âme, de peur que l’affliction ne me brise et ne m’abatte. Je ne parle point des choses que la vanité humaine recherche avec tant d’ardeur, mais de ces misères qui, par une suite de la malédiction commune à tous les enfants d’Adam, tourmentent et appesantissent l’âme de votre serviteur, et l’empêchent de jouir autant qu’il voudrait de la liberté de l’esprit. ô mon Dieu! douceur ineffable, changez pour moi en amertume toute consolation de la chair, qui me détourne de l’amour des biens éternels, et m’attire et me fascine par le charme funeste du plaisir présent. Que je ne sois pas, mon Dieu, vaincu par la chair et le sang, trompé par le monde et sa gloire qui passe; que je ne succombe point aux ruses du démon. Donnez-moi la force pour résister, la patience pour souffrir, la constance pour persévérer. Donnez-moi, au lieu de toutes les consolations du monde, la délicieuse onction de votre esprit, et au lieu de l’amour terrestre, pénétrez-moi de l’amour de votre nom. Le boire, le manger, le vêtement et les autres choses nécessaires pour soutenir le corps, sont à charge à une âme fervente. Faites que j’use de ces soulagements avec modération et que je ne les recherche point avec trop de désir. Les rejeter tous, cela n’est pas permis, parce qu’il faut soutenir la nature; mais votre loi sainte défend de rechercher tout ce qui est au-delà du besoin et ne sert qu’à flatter les sens; autrement la chair se révolterait contre l’esprit. Que votre main, Seigneur, me conduise entre ces deux extrêmes, afin qu’instruit par vous je me préserve de tout excès.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 26
En voyant combien les hommes sont enfoncés dans la vie présente, l’importance qu’ils attachent à tout ce qui s’y rapporte, le désir qui les consume d’amasser des biens et de s’en assurer la perpétuelle jouissance, croirait-on jamais qu’ils soient persuadés que cette vie doive finir, et finir sitôt? Dans leurs longues prévoyances, ils n’oublient rien que l’éternité: elle seule ne les touche en aucune manière, ou les touche si faiblement, qu’à peine y songent-ils de loin en loin et avec ennui, dans les courts intervalles des plaisirs ou des affaires. Profonde pitié, et que l’exemple qu’ils ont reçu du Sauveur est différent! Il a passé sur la terre comme un homme errant, comme un voyageur qui se détourne pour se reposer un peu. Voilà notre modèle. L’homme qui se met en voyage n’emporte que ce qui lui est nécessaire pour la route: ainsi dans notre voyage vers le ciel, nous devons n’user des choses d’ici-bas que pour la simple nécessité, et ne voir dans ce qui est au-delà qu’un fardeau souvent dangereux, et au moins toujours inutile. Que faut-il à celui qui passe? Le voyageur altéré approche ses lèvres de la fontaine, et étanche sa soif de l’eau la plus proche; il s’assied contre le premier arbre qu’il rencontre sur le bord du chemin et puis, ayant repris ses forces, il recommence à marcher. Une seule pensée l’occupe, celle d’achever promptement sa course. Ira-t-il attacher son âme aux objets divers qui frappent ses regards à mesure qu’il avance, et se tourmenter de mille soins pour se former un établissement stable dans le pays qu’il traverse et qu’il ne reverra jamais? Or nous sommes tous ce voyageur. Que m’importe la terre, ô mon Dieu! Que m’importe ce lieu étranger d’où je sortirai dans un moment! Je vais à la maison de mon Père; le reste ne m’est rien. Le travail, la fatigue qu’est-ce que cela, pourvu que j’arrive au terme où aspirent tous mes voeux! Mon âme a défailli de joie, mon cœur et ma chair ont tressailli de joie dans l’attente du Dieu vivant. Vos autels, Dieu des vertus, mon Roi et mon Dieu! Vos autels!...heureux ceux qui habitent dans la maison du Seigneur!
27. Que l’amour de soi est le plus grand obstacle qui empêche l’homme de parvenir au souverain bien
Jésus-Christ: Il faut, mon fils, que vous vous donniez tout entier pour posséder tout, et que rien en vous ne soit à vous-même. Sachez que l’amour de vous-même vous nuit plus qu’aucune chose du monde. On tient à chaque chose plus ou moins, selon la nature de l’affection, de l’amour qu’on a pour elle. Si votre amour est pur, simple et bien réglé, vous ne serez esclave d’aucune chose. Ne désirez point ce qu’il ne vous est pas permis d’avoir; renoncez à ce qui occupe trop votre âme et la prive de sa liberté. Il est étrange que vous ne vous abandonniez pas à moi du fond du cœur, avec tout ce que vous pouvez désirer ou posséder. Pourquoi vous consumer d’une vaine tristesse? Pourquoi vous fatiguer de soins superflus? Demeurez soumis à ma volonté et rien ne pourra vous nuire. Si vous cherchez ceci ou cela, si vous voulez être ici ou là, sans autre objet que de vous satisfaire ou de vivre plus selon votre gré, vous n’aurez jamais de repos et jamais vous ne serez libre d’inquiétude, parce qu’en tout vous trouverez quelque chose qui vous blesse, et partout quelqu’un qui vous contrarie. A quoi sert donc de posséder et d’accumuler beaucoup de choses au-dehors? Ce qui sert, c’est de les mépriser et de les déraciner de son cœur. Et n’entendez pas ceci uniquement de l’argent et des richesses, mais encore de la poursuite des honneurs et du désir des vaines louanges, toutes choses qui passent avec le monde. Nul lieu n’est un sûr refuge si l’on manque de l’esprit de ferveur; et cette paix qu’on cherche au-dehors ne durera guère si le cœur est privé de son véritable appui, c’est-à-dire si vous ne vous appuyez pas sur moi. Vous changerez, et ne serez pas mieux. Car entraîné par l’occasion qui naîtra, vous trouverez ce que vous aurez fui, et pis encore.
Prière pour obtenir la pureté du cœur et la sagesse céleste. Le fidèle: Soutenez-moi, Seigneur, par la grâce de l’Esprit-Saint. Fortifiez-moi intérieurement de votre vertu, afin que je bannisse de mon cœur toutes les sollicitudes vaines qui le tourmentent, et que je ne sois emporté par le désir d’aucune chose ou précieuse ou méprisable, mais plutôt qu’appréciant toutes choses ce qu’elles sont, je voie qu’elles passent et que je passerai aussi avec elles: Car il n’y a rien de stable sous le soleil; et tout est vanité et affliction d’esprit. Oh! Qu’il est sage, celui qui juge ainsi! Donnez-moi, Seigneur, la sagesse céleste, afin que j’apprenne à vous chercher et à vous trouver, à vous goûter et à vous aimer par-dessus tout, et à ne compter tout le reste que pour ce qu’il est, selon l’ordre de votre sagesse. Donnez-moi la prudence pour m’éloigner de ceux qui me flattent, et la patience pour supporter ceux qui s’élèvent contre moi. Car c’est une grande sagesse de ne se point laisser agiter à tout vent de paroles et de ne point prêter l’oreille aux perfides discours des flatteurs. C’est ainsi qu’on avance sûrement dans la voie où l’on est entré.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 27
Si peu que l’homme se recherche lui-même, il s’éloigne de Dieu; mais à l’instant le trouble naît en lui; car, ou il n’atteint pas l’objet de ses désirs, ou il s’en dégoûte aussitôt, toujours tourmenté, soit par des convoitises soit par le remords et l’ennui. Il a voulu être riche, puissant, posséder des titres, des honneurs, toutes choses qui ne s’obtiennent guère que par de durs travaux, et qui rarement se rencontrent avec une conscience pure: n’importe, le voilà élevé au faîte des prospérités humaines, rien ne lui manque de ce qu’il enviait; demandez-lui s’il est satisfait, il ne sortira que des plaintes, des cris d’angoisse et de douleur de la bouche de cet heureux du monde. Et maintenant, selon la forte expression de l’Apôtre, et maintenant, ô riches! pleurez et poussez des hurlements dans les misères qui fondront sur vous. Vous avez vécu sur la terre dans les délices et les voluptés, vous vous êtes engraissés pour le jour du sacrifice. Ainsi d’un côté, les biens d’ici-bas, ces biens convoités si ardemment, fatiguent l’âme sans la rassasier; et de l’autre, à moins d’une grâce peu commune, comme Jésus-Christ lui-même nous l’apprend, ils la précipitent dans la perte. Au contraire, celui qui s’est renoncé complètement, celui pour qui Dieu seul est tout, jouit d’une paix inaltérable. La souffrance même lui est douce, parce qu’elle accroît son espérance, purifie son amour, et que l’affliction d’un moment enfantera une joie éternelle. Persévérez donc dans la patience jusqu’à l’avènement du Seigneur. Dans l’espoir de recueillir le fruit précieux de la terre, le laboureur attend patiemment les pluies de la première et de l’arrière saison. Et vous aussi soyez donc patients, car l’avènement du Seigneur approche.
28. Qu’il faut mépriser les jugements humains
Jésus-Christ: Mon fils, ne vous offensez point si quelques-uns pensent mal de vous et en disent des choses qu’il vous soit pénible d’entendre. Vous devez penser encore plus de mal de vous-même et croire que personne n’est plus imparfait que vous. Si vous êtes retiré en vous-même, que vous importeront les paroles qui se dissipent en l’air? Ce n’est pas une prudence médiocre que de savoir se taire au temps mauvais et de se tourner vers moi intérieurement, sans se troubler des jugements humains. Que votre paix ne dépende point des discours des hommes; car, qu’ils jugent de vous bien ou mal, vous n’en demeurez pas moins ce que vous êtes. Où est la véritable paix et la gloire véritable? n’est-ce pas en moi? Celui qui ne désire point de plaire aux hommes et qui ne craint point de leur déplaire, jouira d’une grande paix. De l’amour déréglé et des vaines craintes naissent l’inquiétude du cœur et la dissipation des sens.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 28
Quelques-uns s’inquiètent plus des jugements des hommes que de celui de Dieu. Etrange folie! Quand nous paraîtrons au tribunal suprême, que nous importera le blâme ou l’estime des créatures? Nous ne serons ni condamnés ni absous sur leurs vaines pensées. C’est la Vérité qui nous jugera, et sa sentence sera éternelle. Tel qui, pendant la vie, fut enivré de louanges, s’en ira expier ses crimes cachés, là où sont les pleurs et les grincements de dents, et le ver qui ne meurt point. Tel autre qui vécut accablé de mépris et d’outrages entendra cette parole: Venez, vous qui êtes le béni de mon Père: possédez le royaume qui vous est préparé dès le commencement du monde; car les jugements de Dieu ne sont point comme nos jugements, ni sa justice comme notre justice: Il sonde l’abîme et le cœur de l’homme. N’ayez donc que lui seul en vue, et soyez indifférent à tout le reste. A quoi sert ce que nous laissons à l’entrée du tombeau? Les éloges recherchés souillent la conscience et tuent le mérite du bien qu’on a fait pour les obtenir. Prenez garde à ne pas faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour être vus d’eux: autrement vous n’aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux. Quand donc vous faites l’aumône, ne sonnez point de la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les carrefours, afin d’être honorés des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Pour vous, quand vous faites l’aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait la droite, afin que votre aumône soit dans le secret; et votre Père, qui voit dans le secret, vous la rendra. Et quand vous priez, ne soyez point comme les hypocrites, qui aiment à prier debout dans les synagogues et dans les angles des places publiques, afin d’être vus des hommes; en vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Pour vous, lorsque vous prierez, entrez dans le lieu de la maison le plus reculé, et, après avoir fermé la porte, priez votre Père dans le secret; et votre Père qui voit dans le secret, vous le rendra.
29. Comment il faut invoquer et bénir Dieu dans l’affliction
Le fidèle: Que votre nom soit béni à jamais, Seigneur, qui avez voulu m’éprouver par cette peine et cette tentation. Puisque je ne saurais l’éviter, qu’ai-je à faire que de me réfugier vers vous, pour que vous me secouriez, et qu’elle me devienne utile? Seigneur, voilà que je suis dans la tribulation; mon coeur malade est tourmenté par la passion qui le presse. Et maintenant que dirai-je? ô Père plein de tendresse! les angoisses m’ont environné. Délivrez-moi de cette heure. Mais cette heure est venue pour que vous fassiez éclater votre gloire, en me délivrant après m’avoir humilié profondément. Daignez, Seigneur, me secourir; car, pauvre créature que je suis, que puis-je faire et où irais-je sans vous? Seigneur, donnez-moi la patience encore cette fois. Soutenez-moi, mon Dieu, et je ne craindrai point, quelque pesante que soit cette épreuve. Et maintenant que dirai-je encore? Seigneur, que votre volonté se fasse. J’ai bien mérité de sentir le poids de la tribulation. Il faut donc que je le supporte: faites, mon Dieu, que ce soit avec patience, jusqu’à ce que la tempête passe et que le calme revienne. Votre main toute puissante peut éloigner de moi cette tentation et en modérer la violence, afin que je ne succombe pas entièrement, comme vous l’avez déjà tant de fois fait pour moi, ô mon Dieu, ma miséricorde! Et autant ce changement m’est difficile, autant il vous l’est peu: c’est l’œuvre de la droite du Très-Haut.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 29
Le premier mouvement de l’âme éprouvée par la tentation doit être de s’humilier, de reconnaître son impuissance, et aussitôt de recourir avec une vive foi à celui qui est seul sa force: Seigneur, sauvez-moi, car je vais périr; et Dieu se hâtera de venir au secours de cette pauvre âme; il étendra pour la secourir sa main toute puissante; il commandera aux vents et à la mer, et il se fera un grand calme. Ainsi encore, lorsque le coeur est brisé d’afflictions, oppressé d’angoisses, que fera-t-il? il se jettera dans le sein de Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Père de miséricorde et Dieu de toute consolation, qui nous console dans nos épreuves: car, de même que les souffrances de Jésus-Christ abondent en nous, ainsi abonde par Jésus-Christ notre consolation. Alors, si notre âme, comme celle de Jésus, est triste jusqu’à la mort, si nous disons comme lui: Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi! comme lui aussi nous ajouterons: Non pas ce que je veux, mais ce que vous voulez!
30. Qu’il faut implorer le secours de Dieu, et attendre avec confiance le retour de sa grâce
Jésus-Christ: Mon fils, je suis le Seigneur, c’est moi qui fortifie au jour de la tribulation. Venez à moi quand vous souffrirez. Ce qui surtout éloigne de vous les consolations célestes, c’est que vous recourez trop tard à la prière. Car avant de me prier avec instance, vous cherchez au-dehors du soulagement et une multitude de consolations. Mais tout cela vous sert peu, et il vous faut enfin reconnaître que c’est moi seul qui délivre ceux qui espèrent en moi, et que hors de moi il n’est point de secours efficace, point de conseil utile, point de remède durable. Mais à présent que vous commencez à respirer après la tempête, ranimez-vous à la lumière de mes miséricordes; car je suis près de vous, dit le Seigneur, pour vous rendre tout ce que vous avez perdu et beaucoup plus encore. Y-a-t’il rien qui me soit difficile? ou serais-je semblable à ceux qui disent et ne font pas? Où est votre foi? Demeurez ferme et persévérez. Ne vous lassez point, prenez courage; la consolation viendra en son temps. Attendez-moi, attendez: Je viendrai, et je vous guérirai. Ce qui vous agite est une tentation et ce qui vous effraie est une crainte vaine. Que vous revient-il de ces soucis d’un avenir incertain, sinon tristesse sur tristesse? A chaque jour suffit son mal. Quoi de plus insensé, de plus vain, que de se réjouir ou de s’affliger de choses futures qui n’arriveront peut-être jamais! C’est une suite de la misère humaine d’être le jouet de ces imaginations et la marque d’une âme encore faible, de céder si aisément aux suggestions de l’ennemi. Car peu lui importe de nous séduire et de nous tromper par des objets réels ou par de fausses images, et de nous vaincre par l’amour des biens présents ou par la crainte des maux à venir. Que votre cœur donc ne se trouble point, et ne craigne point. Croyez en moi, et confiez-vous en ma miséricorde. Quand vous croyez être loin de moi, souvent c’est alors que je suis le plus près de vous. Lorsque vous croyez tout perdu, ce n’est souvent que l’occasion d’un plus grand mérite. Tout n’est pas perdu, quand le succès ne répond pas à vos désirs. Vous ne devez pas juger selon le sentiment présent ni vous abandonner à aucune affliction, quelle qu’en soit la cause, et vous y enfoncer comme s’il ne vous restait nulle espérance d’en sortir. Ne pensez pas que je vous aie tout à fait délaissé lorsque je vous afflige pour un temps, ou que je vous retire mes consolations; car c’est ainsi qu’on parvient au royaume des cieux. Et certes, il vaut mieux pour vous et pour tous mes serviteurs être exercés par des traverses, que de n’éprouver jamais aucune contrariété. Je connais le secret de votre cœur et je sais qu’il est utile pour votre salut que vous soyez quelquefois dans la sécheresse, de crainte qu’une ferveur continue ne vous porte à la présomption et que par une vaine complaisance en vous-même, vous ne vous imaginiez être ce que vous n’êtes pas. Ce que j’ai donné, je puis l’ôter et le rendre quand il me plaît. Ce que je donne est toujours à moi; ce que je reprends n’est point à vous, car c’est de moi que découle tout bien et tout don parfait. Si je vous envoie quelque peine et quelque contradiction, n’en murmurez pas, et que votre cœur ne se laisse point abattre; car je puis en un moment vous délivrer de ce fardeau et changer votre tristesse en joie. Et lorsque j’en use ainsi avec vous, je suis juste et digne de toute louange. Si vous jugez selon la sagesse et la vérité, vous ne devez jamais vous affliger avec tant d’excès dans l’adversité, mais plutôt vous en réjouir et m’en rendre grâces. Et même ce doit être votre unique joie que je vous frappe sans vous épargner. Comme mon Père m’a aimé, moi aussi je vous aime, ai-je dit à mes disciples en les envoyant, non pour goûter les joies du monde, mais pour soutenir de grands combats; non pour posséder les honneurs, mais pour souffrir les mépris; non pour vivre dans l’oisiveté, mais dans le travail; non pour se reposer, mais pour porter beaucoup de fruits par la patience. Souvenez-vous, mon fils, de ces paroles.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 30
Bien que les hommes sachent que la vie présente n’est qu’un état de passage, néanmoins il y a en eux un penchant extraordinaire à se concentrer dans cette vie si courte, et à ne juger des choses que par leur rapport avec elle. Ils veulent invinciblement être heureux; mais ils veulent l’être dès ici-bas; ils cherchent sur la terre un bonheur qui n’y est point, et qui n’y peut pas être, et en cela ils se trompent misérablement. Les uns le placent dans les plaisirs et les biens du monde, et après s’être fatigués à leur poursuite, ils voient que tout est vanité et affliction d’esprit, et que l’homme n’a rien de plus de tous les travaux dont il se consume sous le soleil. Les autres, convaincus du néant de ces biens, se tournent vers Dieu; mais ils veulent aussi que le désir de félicité qui les tourmente soit satisfait dès à présent, toujours prêts à s’inquiéter et à se plaindre quand Dieu leur retire les grâces sensibles, ou qu’il les éprouve par les souffrances et la tentation. Ils ne comprennent pas que la nature humaine est malade, et incapable en cet état de tout bonheur réel; que les épreuves dont ils se plaignent sont les remèdes nécessaires que le céleste médecin des âmes emploie, dans sa bonté, pour les guérir, et que toute notre espérance sur la terre, toute notre paix consiste à nous abandonner entièrement à lui avec une confiance pleine d’amour. Et voilà pourquoi le roi-prophète revient si souvent à cette prière: Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis malade; guérissez-moi, car le mal a pénétré jusqu’à mes os: guérissez mon âme, vous qui guérissez toutes nos infirmités. Donc, pendant cette vie, la résignation, la patience, une tranquille
soumission de la volonté, au milieu des ténèbres de l’esprit et de l’amertume du cœur; et après, et bientôt, dans la véritable vie, le repos imperturbable, la joie immortelle, et la félicité de Dieu même, qu’il vous sera donné de voir tel qu’il est face à face.
31. Qu’il faut oublier toutes les créatures pour trouver le Créateur
Le fidèle: Seigneur, j’ai besoin d’une grâce plus grande, s’il me faut parvenir à cet état où nulle créature ne sera un lien pour moi. Car, tant que quelque chose m’arrête, je ne puis voler librement vers vous. Il aspirait à cette liberté, celui qui disait: Qui me donnera des ailes comme à la colombe? et je volerai et je me reposerai. Quel repos plus profond que le repos de l’homme qui n’a que vous en vue? et quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur la terre? Il faut donc s’élever au-dessus de toutes les créatures, se détacher parfaitement de soi-même, sortir de son esprit, monter plus haut, et là reconnaître que c’est vous qui avez tout fait, et que rien n’est semblable à vous. Tandis qu’on tient encore à quelque créature, on ne saurait s’occuper librement des choses de Dieu. Et c’est pourquoi l’on trouve peu de contemplatifs, parce que peu savent se séparer entièrement des créatures et des choses périssables. Il faut pour cela une grâce puissante qui soulève l’âme et la ravisse au-dessus d’elle-même. Et tant que l’homme n’est pas élevé ainsi en esprit, détaché de toute créature, et parfaitement uni à Dieu, tout ce qu’il sait et tout ce qu’il a est de bien peu de prix. Il sera longtemps faible et incliné vers la terre, celui qui estime quelque chose hors de l’unique, de l’immense, de l’éternel bien. Tout ce qui n’est pas Dieu n’est rien, et ne doit être compté pour rien. Il y a une grande différence entre la sagesse d’un homme que la piété éclaire et la science qu’un docteur acquiert par l’étude. La science qui vient d’en haut et que Dieu lui-même répand dans l’âme, est bien supérieure à celle où l’homme parvient laborieusement par les efforts de son esprit. Plusieurs désirent s’élever à la contemplation; mais ce qu’il faut pour cela, ils ne le veulent point faire. Le grand obstacle est qu’on s’arrête à ce qu’il y a d’extérieur et de sensible, et que l’on s’occupe peu de se mortifier véritablement. Je ne sais ce que c’est, ni quel esprit nous conduit, ni ce que nous prétendons, nous qu’on regarde comme des hommes tout spirituels, de poursuivre avec tant de travail et de souci des choses viles et passagères, lorsque si rarement nous nous recueillons pour penser sans aucune distraction à notre état intérieur. Hélas! à peine sommes-nous rentrés en nous-mêmes que nous nous hâtons d’en sortir, sans jamais sérieusement examiner nos oeuvres. Nous ne considérons point jusqu’où descendent nos affections et nous ne gémissons point de ce que tout en nous est impur. Toute chair avait corrompu sa voie; et c’est pourquoi le déluge suivit. Quand donc nos affections intérieures sont corrompues, elles corrompent nécessairement nos actions et dévoilent ainsi toute la faiblesse de notre âme. Les fruits d’une bonne vie ne croissent que dans un coeur pur. On demande d’un homme: Qu’a-t’il fait? Mais s’il l’a fait par vertu, c’est à quoi l’on regarde bien moins. On veut savoir s’il a du courage, des richesses, de la beauté, de la science, s’il écrit ou s’il chante bien, s’il est habile dans sa profession; mais on ne s’informe guère s’il est humble, doux, patient, pieux, intérieur. La nature ne considère que le dehors de l’homme; la grâce pénètre au-dedans. Celle-là se trompe souvent; celle-ci espère en Dieu pour n’être pas trompée.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 31
Jusqu’à ce que notre vie soit, comme parle l’Apôtre, cachée en Dieu avec Jésus-Christ, nous ne lui appartenons qu’imparfaitement, nous ne sommes pas un avec le Fils et avec le Père, nous ne sommes pas consommés dans l’unité; il y a quelque chose entre nous et Dieu: et c’est que nous tenons encore à nous-mêmes et aux créatures; notre amour est divisé; tantôt il s’élance vers le ciel, et tantôt il rampe sur la terre. Pour vivre de la vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu, il faut rompre les derniers liens qui nous attachent au monde. Alors, séparée de tout ce qui passe, enveloppée, pour ainsi dire, de l’être divin, plongée dans sa lumière, l’âme ne voit que lui, ne se sent qu’en lui, ne vit que de sa vérité et de son amour, qu’il lui communique par des voies inexplicables et merveilleuses. Unie intimement au Fils, et par le Fils au Père, Jésus-Christ, son modèle et son époux, la rend de plus en plus conforme à lui-même. Ce qu’il a éprouvé, il veut qu’elle l’éprouve aussi, qu’elle le reproduise en quelque sorte, dans ses divers états, avec le même esprit d’obéissance parfaite qui le dirigeait dans l’accomplissement de sa divine mission. Quelquefois il la conduit sur le Thabor, comme pour lui montrer les biens promis à sa fidélité: plus souvent il la guide au jardin des Oliviers, au prétoire, sur le Golgotha, où doit se consommer le sacrifice: et soit qu’il l’éclaire et la console, soit qu’il paraisse la délaisser, tout coopère à sa perfection, parce qu’elle aime, et que jamais elle ne se lasse d’aimer, dans l’amertume comme dans la joie, le Dieu qui l’appelle à la sainteté. Elle se repose, pleine de calme, dans la volonté de ce grand Dieu. Mais l’âme qui ne s’est pas encore complètement dégagée des choses de la terre est toujours agitée, inquiète; elle marche dans l’obscurité, et mille soins la tourmentent. Hâtons-nous donc de briser nos chaînes, ne cherchons que Jésus, ne désirons que lui: à qui irions-nous? Il a les paroles de la vie éternelle. Quittons tout pour le suivre, et laissons les morts ensevelir les morts.
32. De l’abnégation de soi-même
Jésus-Christ: Mon fils, vous ne pouvez jouir d’une liberté parfaite si vous ne vous renoncez entièrement. Ils vivent en servitude tous ceux qui s’aiment et qui veulent être à eux-mêmes. On les voit avides, curieux, inquiets, cherchant toujours ce qui flatte leurs sens et non ce qui me plaît, se repaître d’illusions et former mille projets qui se dissipent. Car tout ce qui ne vient pas de Dieu périra. Retenez bien cette courte et profonde parole: Quittez tout, et vous trouverez tout. Renoncez à vos désirs, et vous goûterez le repos. Méditez ce précepte, et quand vous l’aurez accompli, vous saurez tout. Le fidèle: Seigneur, ce n’est pas l’œuvre d’un jour, ni un jeu d’enfants; cette courte maxime renferme toute la perfection religieuse. Jésus-Christ: Mon fils, vous ne devez point vous rebuter ni perdre courage lorsqu’on vous montre la voix des parfaits, mais plutôt vous efforcer de parvenir à cet état sublime, ou au moins y aspirer de tous vos désirs. Ah! s’il en était ainsi de vous! si vous en étiez venu jusqu’à ne plus vous aimer vous-même, soumis à moi sans réserve, et au supérieur que je vous ai donné, alors j’arrêterais sur vous mes regards avec complaisance et tous vos jours passeraient dans la paix et dans la joie. Il vous reste encore bien des choses à quitter, et à moins que vous n’y renonciez entièrement pour moi, vous n’obtiendrez point ce que vous demandez. Ecoutez mes conseils et, pour acquérir de vraies richesses, achetez de moi l’or éprouvé par le feu, c’est-à-dire la sagesse céleste qui foule aux pieds toutes les choses d’ici-bas. Qu’elle vous soit plus chère que la sagesse du siècle et que tout ce qui plaît aux hommes ou nous plaît en nous-mêmes. Je vous le dis: échangez ce qu’il y a de grand et de précieux dans les choses humaines contre une chose vile. Car on regarde comme petite et vile, et l’on oublie presque entièrement cette sagesse du ciel, la seule vraie, qui ne s’élève point en elle-même et qui ne cherche point à être admirée sur la terre. Plusieurs ont ses louanges à la bouche: mais ils s’éloignent d’elle par leur vie. C’est cependant cette perle précieuse qui est cachée au plus grand nombre.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 32
Qu’est-ce que l’homme livré à lui-même, à son esprit dépourvu de règle, à ses désirs, à ses penchants? esclave des erreurs diverses qui le séduisent tour à tour, esclave de ses convoitises et des objets de ses convoitises, est-il une servitude plus profonde que la sienne? Et voilà, ô mon Dieu! l’état de toute créature qui refuse de se soumettre entièrement à vous. Pour être libre, il faut obéir. La parfaite liberté n’est que l’accomplissement parfait des préceptes et des conseils évangéliques, et tous les préceptes et tous les conseils se réduisent au renoncement de soi-même: car, en renonçant à sa raison propre, on possède dans sa plénitude et sans aucun mélange la vérité de Dieu; en renonçant à l’amour de soi, corrompu en Adam, l’amour de Dieu et du prochain à cause de Dieu, lequel est le sommaire de la loi, demeure seul au fond du cœur; en renonçant à sa volonté, l’on n’agit plus que d’après la volonté de Dieu, qui est l’ordre par excellence. Et l’homme alors est libre comme Dieu même, dont il devient la fidèle image; il est libre, car cette abnégation absolue de lui-même l’affranchit du double esclavage de l’erreur et des passions. Nous avons été dit saint Paul, délivrés par Jésus-Christ, et appelés par lui à la liberté, c’est-à-dire à la connaissance de la loi évangélique, loi parfaite de liberté, qui, après avoir délivré ceux qui s’y attachent fidèlement de la servitude de la corruption, les conduit enfin à la liberté de la gloire promise aux enfants de Dieu.
33. De l’inconstance du cœur, et que nous devons tout rapporter à Dieu comme à notre dernière fin
Mon fils, ne vous reposez point sur ce que vous sentez en vous; maintenant vous êtes affecté d’une certaine manière, vous le serez d’une autre le moment d’après. Tant que vous vivrez, vous serez sujet au changement, même malgré vous; tour à tour triste et gai, tranquille et inquiet, fervent et tiède; tantôt actif, tantôt paresseux, tantôt grave, tantôt léger. Mais l’homme sage et instruit dans les voies spirituelles s’élève au-dessus de ces vicissitudes. Il ne considère point ce qu’il éprouve en soi, ni de quel côté l’incline le vent de l’inconstance; mais il arrête toute son attention sur la fin bienheureuse à laquelle il doit tendre. C’est ainsi qu’au milieu de tant de mouvements divers, fixant sur moi seul ses regards, il demeure inébranlable et toujours le même. Plus l’œil de l’âme est pur et son intention droite, moins on est agité par les tempêtes. Mais cet œil s’obscurcit en plusieurs, parce qu’il se tourne vers chaque objet agréable qui se présente. Car il est rare de trouver quelqu’un tout à fait exempt de la honteuse recherche de soi-même. Ainsi autrefois les Juifs vinrent à Béthanie chez Marthe et Marie, non pour Jésus seul, mais pour voir Lazare. Il faut donc purifier l’intention afin que, simple et droite, elle se dirige constamment vers moi, sans s’arrêter jamais aux objets inférieurs.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 33
L’esprit de l’homme va et vient sans se reposer jamais, et le cœur est emporté par la même inconstance. Or ces changements qui surviennent en nous, quelquefois malgré nous, sont ou des tentations, que l’on doit combattre, ou des misères qu’il faut supporter, ou des épreuves auxquelles on doit se soumettre humblement. Et c’est pourquoi il est nécessaire de travailler sans relâche à purifier notre volonté, qui seule dépend de nous, autrement nous succomberons bien vite ou dans le péché, ou dans le trouble, ou dans les deux à la fois. Celui qui veut sincèrement être à Dieu et n’être qu’à lui, ne craint pas les attaques de l’enfer, parce qu’il sait qu’il est invincible en Celui qui le fortifie. Il ne s’irrite point contre lui-même, il voit en paix ses infirmités, il s’en glorifie comme l’Apôtre, parce qu’elles perfectionnent la vertu, et ajoutent au prix de la victoire. Que si Dieu l’éprouve, il s’humilie, il se reconnaît indigne de ses consolations, et il embrasse avec amour la croix qui lui est présentée. Tranquille sur cette croix, dans la tristesse, dans la souffrance et l’abandon, il n’a que cette parole, et elle lui suffit: J’ai espéré en vous, Seigneur, et je ne serai point confondu éternellement.
34. Qu’on ne saurait goûter que Dieu seul, et qu’on le goûte en toutes choses, quand on l’aime véritablement
Le fidèle: Voilà mon Dieu et mon tout! Que voudrai-je de plus? et quelle plus grande félicité puis-je désirer? ô ravissante parole! mais pour celui qui aime Jésus, et non pas le monde, ni rien de ce qui est du monde. Mon Dieu et mon tout, c’est assez dire à qui l’entend, et le redire sans cesse est doux à celui qui aime. Vous présent, tout est délectable; en votre absence, tout devient amer. Vous donnez au coeur le repos, et une profonde paix, et une joie inénarrable. Vous faites que, content de tout, on vous bénit de tout. Au contraire, rien sans vous ne peut plaire longtemps, et rien n’a d’attrait ni de douceur sans l’impression de votre grâce et l’onction de votre sagesse. Que ne goûtera point celui qui vous goûte, et que trouvera d’agréable celui qui ne vous goûte point? Les sages du monde, qui n’ont de goût que pour les voluptés de la chair, s’évanouissent dans leur sagesse, car on ne trouve là qu’un vide immense, que la mort. Mais ceux qui, pour vous suivre, méprisent le monde et mortifient la chair, se montrent vraiment sages, car ils quittent le mensonge pour la vérité, et la chair pour l’esprit. Ceux-là savent goûter Dieu; et tout ce qu’ils trouvent de bon dans les créatures, ils le rapportent à la louange du Créateur. Rien pourtant ne se ressemble moins que le goût du Créateur et celui de la créature, du temps et de l’éternité, de la lumière incréée et de celle qui n’en est qu’un faible reflet. ô lumière éternelle! infiniment élevée au-dessus de toute lumière créée, qu’un de vos rayons, tel que la foudre, parte d’en haut et pénètre jusqu’au fond le plus intime de mon cœur. Purifiez, dilatez, éclairez, vivifiez mon âme et toutes ses puissances, pour qu’elle s’unisse à vous dans des transports de joie. Oh! quand viendra cette heure heureuse, cette heure désirable où vous me rassasierez de votre présence, où vous me serez tout en toutes choses? Jusque-là je n’aurai point de joie parfaite. Hélas! le vieil homme vit encore en moi: il n’est pas tout crucifié, il n’est pas mort entièrement. Ses convoitises combattent encore fortement contre l’esprit; il excite en moi des guerres intestines et ne souffre point que l’âme règne en paix. Mais vous qui commandez à la mer et qui calmez le mouvement des flots, levez- vous, secourez-Moi. Dissipez les nations qui veulent la guerre, et brisez-les dans votre puissance. Faites, je vous en conjure, éclater vos merveilles, et signalez la force de votre bras, car je n’ai point d’autre espérance ni d’autre refuge que vous, ô mon Dieu!
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 34
Il est étrange que, connaissant Dieu, toute notre âme ne soit pas absorbée dans son amour; qu’elle s’arrête encore aux créatures, au lieu de se plonger et de se perdre dans la source de tout bien. Qu’est-ce que le bonheur, sinon l’amour? et qu’est-ce que le bonheur infini, sinon un amour sans bornes? il faut donc à notre cœur un objet infini, il faut Dieu. Rien de créé ne saurait le satisfaire jamais. Que me veut le monde? qu’ai-je besoin de lui? que peut-il me donner? mon cœur est plus grand que tous ses biens, et Dieu seul est plus grand que mon cœur. Dieu seul donc, Dieu seul maintenant et toujours, éternellement Dieu seul.
35. Qu’on est toujours, durant cette vie, exposé à la tentation
Jésus-Christ: Mon fils, vous n’aurez jamais de sécurité dans cette vie, mais tant que vous vivrez, les armes spirituelles vous seront toujours nécessaires. Vous êtes environné d’ennemis: ils vous attaquent à droite et à gauche. Si vous ne vous couvrez donc de tous côtés du bouclier de la patience, vous ne serez pas longtemps sans blessures. Si de plus votre cœur ne se fixe pas irrévocablement en moi, avec la ferme volonté de tout souffrir pour mon amour, vous ne soutiendrez jamais la violence de ce combat, et vous n’obtiendrez point la palme des bienheureux. Il faut donc passer à travers tous les obstacles et lever un bras tout-puissant contre tout ce qui s’oppose à vous. Car la manne est donnée aux victorieux, et une grande misère est le partage du lâche. Si vous cherchez le repos en cette vie, comment parviendrez-vous au repos éternel? Ne vous préparez pas à beaucoup de repos, mais à beaucoup de patience. Cherchez la véritable paix, non sur la terre, mais dans le ciel; non dans les hommes ni dans aucune créature, mais en Dieu seul. Vous devez supporter tout avec joie pour l’amour de Dieu: les travaux, les douleurs, les tentations, les persécutions, les angoisses, les besoins, les infirmités, les injures, les médisances, les reproches, les humiliations, les affronts, les corrections, le mépris. C’est là ce qui exerce à la vertu, ce qui éprouve le nouveau soldat de Jésus-Christ, ce qui forme la couronne céleste. Pour un court travail, je donnerai une récompense éternelle, et une gloire infinie pour une humiliation passagère. Pensez-vous que vous aurez toujours, selon votre désir, les consolations spirituelles? Mes saints n’en ont pas joui constamment, mais ils ont eu beaucoup de peines, des tentations diverses, de grandes désolations. Et se confiant plus en Dieu qu’en eux-mêmes, ils se sont soutenus par la patience au milieu de toutes ces épreuves, sachant que les souffrances du temps n’ont nulle proportion avec la gloire future qui doit en être le prix. Voulez-vous avoir dès le premier moment ce que tant d’autres ont à peine obtenu après beaucoup de larmes et d’immenses travaux? Attendez le Seigneur, combattez avec courage, soyez ferme, ne craignez point, ne reculez point, mais exposez généreusement votre vie pour la gloire de Dieu. Je vous récompenserai pleinement, et je serai avec vous dans toutes vos tribulations.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 35
Gardez-vous d’attendre ici-bas un repos qui n’y est point; on ne peut gagner le ciel qu’avec beaucoup de travail, et pendant que vous serez sur la terre, vous aurez toujours à combattre. Ne vous lassez donc point; renouvelez en vous l’esprit intérieur; recourez à Dieu, qui seul vous soutient; humiliez-vous en sa présence; veillez et priez afin que vous n’entriez point en tentation; je vous le répète, veillez et priez continuellement; demeurez ferme dans la foi, agissez avec courage, et soyez forts. Il y en a qui, après avoir lutté généreusement, fléchissent tout à coup, tombent dans l’abattement, et abandonnent lâchement la victoire: et c’est qu’ayant compté sur eux-mêmes, Dieu les délaisse en punition de leur orgueil. Il ne suffit pas de résister un jour, deux jours: il faut combattre sans relâche jusqu’au bout. Qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. Et ne dites point: Cette guerre est bien longue! Rien n’est long de ce qui finit: vous touchez au terme; car le temps est court, et la figure de ce monde passe. Encore un moment, dit le Sauveur, et le monde ne me verra plus; mais vous me verrez, parce que je vis, et que vous vivez en moi. Et l’esprit et l’époux disent: Venez. Et que celui qui entend, dise: Venez. Voilà que je viens. Ainsi soit-il. Venez, Seigneur Jésus.
36. Contre les vains jugements des hommes
Jésus-Christ: Mon fils, ne cherchez qu’en Dieu le repos de votre cœur, et ne craignez point les jugements des hommes quand votre conscience vous rend témoignage de votre innocence et de votre piété. Il est bon, il est heureux de souffrir ainsi; et ce ne sera point chose pénible pour le cœur humble qui se confie en Dieu plus qu’en lui-même. On parle tant qu’on doit ajouter peu de foi à ce qui se dit. Comment, d’ailleurs, contenter tout le monde? cela ne se peut. Bien que Paul s’efforçât de plaire à tous dans le Seigneur, et qu’ il se fît tout à tous, il ne laissait pas d’être fort indifférent aux jugements des hommes. Il a fait tout ce qui était en lui pour l’édification et le salut des autres; car il n’a pu empêcher qu’ils ne l’aient quelquefois condamné ou méprisé. C’est pourquoi il a remis tout à Dieu, qui connaît tout, et il n’a opposé que l’humilité et la patience aux reproches injustes, aux faux soupçons et aux mensonges de ceux qui se livraient dans leurs discours à tout ce que leur suggérait la passion. Il s’est cependant justifié quelquefois, de peur que son silence ne causât du scandale aux faibles. Qu’avez-vous à craindre d’un homme mortel? Il est aujourd’hui, et demain il aura disparu. Craignez Dieu, et vous ne redouterez rien des hommes. Que peut contre vous un homme par des paroles et des outrages? Il se nuit plus qu’à vous et, quel qu’il soit, il n’évitera pas le jugement de Dieu. Ayez Dieu toujours présent et laissez là les contestations et les plaintes. Que si vous paraissez succomber maintenant et souffrir une confusion que vous ne méritez pas, n’en murmurez point et ne diminuez pas votre couronne par votre impatience. Levez plutôt vos regards au ciel, vers moi qui suis assez puissant pour vous délivrer de l’opprobre et de l’injure, et pour rendre à chacun selon ses œuvres.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 36
Pourquoi vous inquiéter des jugements des hommes, et que vous font leurs vaines pensées? ils ne voient tout au plus que les dehors; leur œil ne pénètre point au fond de l’âme, là où sont cachés le bien et le mal. Ne vous affligez donc point s’ils vous condamnent, et ne vous élevez point s’ils vous louent. Mais prosternez-vous devant Dieu, et dites-lui: Si vous scrutez, Seigneur, nos iniquités, qui soutiendra votre regard? Quelques-uns s’exagèrent l’importance de ce qu’ils appellent leur réputation, et dans l’excessive chaleur avec laquelle ils la défendent, il y a souvent plus d’amour-propre que de zèle véritable. Jésus-Christ, chargé d’outrages, nous a donné un autre exemple, il s’est tu et n’a point ouvert la bouche. Tous les saints ont été comme lui persécutés et calomniés. Quand on a fait ce qui dépendait de soi pour ne pas scandaliser ses frères, la conscience doit être tranquille: il ne reste plus qu’à demeurer en paix dans l’humiliation. Dieu sait tout, et cela suffit. J’estime, écrivait saint Paul aux Corinthiens, j’estime que ce m’est peu de choses d’être jugé par vous, ou par aucun tribunal humain, je ne me juge pas moi-même: celui qui me juge, c’est le Seigneur. Ne jugez donc point avant le temps, jusqu’à ce que le Seigneur vienne: il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, il manifestera les conseils des cœurs, et alors chacun recevra de Dieu la louange qu’il mérite.
37. Qu’il faut renoncer entièrement à soi-même pour obtenir la liberté du cœur
Jésus-Christ: Mon fils, quittez-vous et vous me trouverez. N’ayez rien à vous, pas même votre volonté, vous y gagnerez constamment. Car vous recevrez une grâce plus abondante dès que vous aurez renoncé à vous-même sans retour. Le fidèle: Seigneur, en quoi dois-je me renoncer, et combien de fois? Jésus-Christ: Toujours et à toute heure, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Je n’excepte rien et j’exige de vous un dépouillement sans réserve. Comment pouvez-vous être à moi et comment pourrai-je être à vous si vous n’êtes pas libre, au-dedans et au-dehors, de toute volonté propre? Plus vous vous hâterez d’accomplir ce renoncement, plus vous aurez de paix; et plus il sera parfait et sincère, plus vous me serez agréable et plus vous obtiendrez de moi. Il y en a qui renoncent à eux-mêmes, mais avec quelque réserve, et parce qu’ils n’ont pas en Dieu une pleine confiance, ils veulent encore s’occuper de ce qui les touche. Quelques-uns offrent tout d’abord; mais, la tentation survenant, ils reprennent ce qu’ils avaient donné, et c’est pourquoi ils ne font presque aucun progrès dans la vertu. Ni les uns ni les autres ne parviendront jamais à la vraie liberté d’un coeur pur, jamais ils ne seront admis à ma douce familiarité qu’après un entier abandon et un continuel sacrifice d’eux-mêmes, sans lequel on ne peut ni jouir de moi, ni s’unir à moi. Je vous l’ai dit bien des fois et je vous le redis encore: Quittez-vous, renoncez à vous, et vous jouirez d’une grande paix intérieure. Donnez tout pour trouver tout; ne recherchez, ne demandez rien, demeurez fortement attaché à moi seul, et vous me posséderez. Votre cœur sera libre et dégagé des ténèbres qui l’obscurcissent. Que vos efforts, vos prières, vos désirs n’aient qu’un seul objet: d’être dépouillé de tout intérêt propre, de suivre nu Jésus-Christ nu, de mourir à vous-même, afin de vivre pour moi éternellement. Alors s’évanouiront toutes les pensées vaines, les pénibles inquiétudes, les soins superflus. Alors aussi s’éloigneront de vous les craintes excessives, et l’amour déréglé mourra en vous.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 37
Vous l’avez dit, ô mon Jésus: Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive; et encore: Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple. Il n’y a donc point à hésiter; il faut choisir entre le monde et vous; on ne saurait servir deux maîtres et vous ne voulez point de partage. Se rechercher, c’est s’éloigner de vous. Là où il reste encore quelque attache aux choses de la terre, quelque volonté propre, quelque secrète complaisance dans les dons, soit de la nature, soit de la grâce, vous ne régnez pas pleinement, Seigneur, et votre amour est en souffrance. Hélas! comment peut-on, après avoir goûté la joie de votre union, refuser de s’unir plus intimement à vous? O faiblesse et folie incompréhensible du cœur humain! Est-il donc, ô mon Dieu, si difficile de reconnaître le néant de tout ce qui n’est pas vous, l’incertitude de nos projets, la vanité de nos désirs, et de laisser là je ne sais quels biens stériles et misérables, une heure avant que la mort nous en dépouille sans retour? Quelles seront nos pensées à ce moment où toutes les illusions s’évanouissent? Que nous feront les choses du temps, lorsque le temps finira pour nous? C’en est fait, Seigneur, je suis résolu à consommer le sacrifice que vous exigez de ceux qui veulent vous appartenir. Qu’on ne me parle plus du monde ni de moi-même: j’ai rompu mes derniers liens: je suis mort, je ne vis désormais que de la vie de Jésus-Christ en moi; ce corps est comme le suaire qui m’enveloppe; me voilà étendu dans le tombeau, enseveli avec Jésus-Christ en Dieu. Amen, qu’il soit ainsi!
38. Comment il faut se conduire dans les choses extérieures, et recourir à Dieu dans les périls
Jésus-Christ: Mon fils, en tous lieux, dans tout ce que vous faites, en tout ce qui vous occupe au-dehors, vous devez vous efforcer de demeurer libre intérieurement et maître de vous-même, de sorte que tout vous soit assujetti et que vous ne le soyez à rien. Ayez sur vos actions un empire absolu; soyez-en le maître et non pas l’esclave. Tel qu’un vrai Israélite, affranchi de toute servitude, entrez dans le partage et dans la liberté des enfants de Dieu qui, élevés au-dessus des choses présentes, contemplent celles de l’éternité; qui donnent à peine un regard à ce qui passe et ne détachent jamais leurs yeux de ce qui durera toujours; qui, supérieurs aux biens du temps, ne cèdent point à leur attrait mais plutôt les forcent de servir au bien, selon l’ordre établi par Dieu, le régulateur suprême, qui n’a rien laissé de désordonné dans ses œuvres. Si dans tous les événements, vous ne vous arrêtez point aux apparences et n’en croyez point les yeux de la chair sur ce que vous voyez et entendez; si vous entrez d’abord, comme Moïse, dans le tabernacle pour consulter le Seigneur, vous recevrez quelquefois sa divine réponse et vous reviendrez instruit de beaucoup de choses sur le présent et l’avenir. Car c’était toujours dans le tabernacle que Moïse allait chercher l’éclaircissement de ses difficultés et de ses doutes; et la prière était son unique recours contre la malice et les pièges des hommes. Ainsi vous devez vous réfugier dans le secret de votre cœur pour implorer le secours de Dieu avec plus d’instance. Nous lisons que Josué et les enfants d’Israël furent trompés par les Gabaonites, parce qu’ils n’avaient point auparavant consulté le Seigneur, et que, trop crédules à leurs flatteuses paroles, ils se laissèrent séduire par une fausse piété.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 38
La plupart des hommes, dominés par les premières impressions, agissent sans consulter Dieu, et passent leur vie à se repentir le soir de ce qu’ils ont fait le matin. On doit travailler continuellement à vaincre une faiblesse si déplorable, en s’efforçant de résister aux mouvements soudains qui s’élèvent en nous. Celui qui n’est pas maître de soi court un grand péril; il est à chaque instant près de tomber. Il faut s’exercer à vouloir, à dompter l’imagination qui emporte l’âme, à soumettre le cœur et ses désirs à une règle inflexible. Mais que ferons-nous, pauvres infirmes, si nous ne sommes aidés, secourus! De nous-mêmes nous ne pouvons rien. Le Seigneur est notre seule force; implorons-le donc avec confiance, implorons-le sans cesse; la prière de l’humble pénètre le ciel. Levons les yeux sur la montagne d’où nous viendra le secours. Seigneur, Dieu de mon salut, j’ai crié devant vous le jour et la nuit; ce pauvre a crié, et le Seigneur l’a exaucé, et il l’a sauvé de toutes ses tribulations. Béni soit le Seigneur, parce qu’il a entendu la voix de ma prière! Le Seigneur est mon aide et mon protecteur; mon cœur a espéré en lui, et il m’a secouru, et ma chair a refleuri, et du fond de ma volonté je le louerai. Tous mes os diront: Seigneur, qui est semblable à vous!
39. Qu’il faut éviter l’empressement dans les affaires
Jésus-Christ: Mon fils, remettez-moi toujours vos intérêts; j’en disposerai selon ce qui sera le mieux, au temps convenable. Attendez ce que j’ordonnerai et vous y trouverez un grand avantage. Le fidèle: Seigneur, je vous remets tout avec beaucoup de joie, car j’avance bien peu quand je n’ai que mes propres lumières. Oh! que ne puis-je, oubliant l’avenir, m’abandonner dès ce moment sans réserve à votre volonté souveraine! Jésus-Christ: Mon fils, souvent l’homme poursuit avec ardeur une chose qu’il désire; l’a-t’il obtenue, il commence à s’en dégoûter, parce qu’il n’y a rien de durable dans ses affections, et qu’elles l’entraînent incessamment d’un objet à un autre. Ce n’est donc pas peu de se renoncer soi-même dans les plus petites choses. Le vrai progrès de l’homme est l’abnégation de soi-même; et l’homme qui ne tient plus à soi est libre et en assurance. Cependant l’ancien ennemi, qui s’oppose à tout bien, ne cesse pas de le tenter; il lui dresse nuit et jour des embûches, et s’efforce de le surprendre pour le faire tomber dans ses pièges. Veillez et priez, dit le Seigneur, afin que vous n’entriez point en tentation.
Réflexion de Lamennais-Livre 3, chapitre 39
Il y a dans les affaires un danger terrible pour l’âme, lorsqu’elle ne veille pas sur elle-même attentivement. Nous ne parlons point des tentations de l’intérêt, si vives pourtant, si multipliées, et qui finissent ordinairement par affaiblir la conscience. Alors même qu’elles ne produisent pas ce triste effet, elles dessèchent le cœur, préoccupent l’esprit, le détournent de Dieu et de la grande pensée du salut. Il y a toujours quelque chose qui presse, qu’on ne peut laisser en retard; et sous ce prétexte, sans dessein formé, par le seul entraînement des occupations qu’on s’est faites, on abandonne peu à peu les exercices qui nourrissent la piété, les lectures saintes, la prière, les devoirs indispensables de la religion; et ainsi la vie s’écoule pleine de projets, de soucis, de travaux, dans l’oubli de la seule chose nécessaire. Les maladies même ne réveillent pas: aucun avertissement n’est écouté. Enfin la mort vient, saisit cet homme, le présente au Juge qui l’interroge: Qu’as-tu fait du temps que je t’ai accordé? L’infortuné voit d’un coup d’oeil trente, quarante, soixante années consumées tout entières dans les soins de la terre, et il ne voit que cela. Son âme, il n’y a point songé. Il est trop tard en ce moment pour commencer à s’occuper d’elle, et son sort est fixé irrévocablement. Ah! Pensez avant tout à ce qui ne doit jamais finir.
Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.
Eteindre en soi le désir de ce qui passe, se confier en la Providence, ne vouloir que ce qu’elle veut, comme elle le veut, et quand elle le veut, c’est la voie de la paix et le seul fondement solide d’espérance à la dernière heure.
40. Que l’homme n’a rien de bon de lui-même, et ne peut se glorifier de rien
Le fidèle: Seigneur, qu’est-ce que l’homme pour que vous vous souveniez de lui? Et qu’est-ce que le fils de l’homme pour que vous le visitiez? Par où l’homme a-t’il pu mériter votre grâce? De quoi, Seigneur, puis-je me plaindre, si vous me délaissez? Et qu’ai-je à dire si vous ne faites pas ce que je demande? Je ne puis certes penser et dire avec vérité que ceci: Seigneur, je ne suis rien, je ne peux rien de moi-même, je n’ai rien de bon, je sens ma faiblesse en tout, et tout m’incline vers le néant. Si vous ne m’aidez et ne me fortifiez intérieurement, aussitôt je tombe dans la tiédeur et le relâchement. Mais vous, Seigneur, vous êtes toujours le même, et vous demeurez éternellement bon, juste et saint, faisant tout avec bonté, avec justice, avec sainteté, et disposant tout avec sagesse. Pour moi, qui ai plus de penchant à m’éloigner du bien qu’à m’en approcher, je ne demeure pas longtemps dans un même état, et je change sept fois le jour. Cependant je suis moins faible dès que vous le voulez, dès que vous me tendez une main secourable, car vous pouvez seul, sans l’aide de personne, me secourir et m’affermir de telle sorte que je ne sois plus sujet à tous ces changements, et que mon cœur se tourne vers vous seul et s’y repose