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  POUR  LA  FETE  DE  LA  CROIX  GLORIEUSE

Nicodème ! C’est un notable juif. Un membre du Sanhédrin. Il cherche la lumière. Une nuit, il va trouver Jésus qui lui parle de « naître à nouveau ». « Comment un homme peut-il naître étant vieux ? », s’étonne Nicodème qui a tout de même tendance à prendre les choses au ras des pâquerettes ! Lui reste terre-à-terre quand Jésus l’appelle à renaître « d’en-haut », à s’ouvrir au don de Dieu.

Or pour naître « d’en-haut », il n’est qu’un chemin : celui du Christ qui s’est abaissé jusqu’à mourir sur une croix. Non par goût de l’échec et de la souffrance, mais par fidélité, à lui-même et à son Dieu. En définitive, par amour.

« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. » Oui, Dieu aime le monde. Ce monde si beau, si chatoyant, parfois si décevant aussi, Il l’aime ! Son amour est premier et la croix en est l’expression indépassable. Et l’Evangile selon saint Jean de continuer : « Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde non pas pour juger le monde mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. » Quelle révélation ! Déjà, un épisode du Livre des Nombres la laisse pressentir. Rappelez-vous : à peine sortis d’Egypte, les Hébreux se mettent à récriminer contre le Seigneur et contre Moïse. Mal leur en prend : aussitôt, le Seigneur envoie des serpents qui déciment le peuple ! Mais, saisi de compassion, Il se ravise. Il ordonne alors à Moïse de dresser sur un mât un serpent de bronze : à chaque fois que les Hébreux regarderont vers lui, ils seront guéris, sauvés d’une mort certaine. Le dernier mot revient non pas à la mort mais à la vie. Combien davantage avec Jésus, élevé en croix !

En cette rentrée, il nous est bon de regarder vers la Croix. Tout au long de l’année, d’y revenir pareillement. Aux jours de fatigue et de découragement, pour y puiser la force. Aux jours de tiédeur, pour y retrouver le mordant de la foi. Aux jours de peine, pour en recevoir l’espérance et la consolation. Devant la Croix, tout est à nu du mensonge, de l’injustice, de la folie, du péché du monde. Et simultanément, à la Croix, tout est donné : Dieu nous est donné.

Un instant, revenons à Nicodème. Dans l’Evangile, il fait du chemin. Bientôt, alors que l’étau se resserre autour de Jésus, il s’enhardit jusqu’à rappeler aux pharisiens qu’avant de condamner quelqu’un, il faut l’entendre. Et c’est encore lui qui s’occupe, au soir de la mort de Jésus, de descendre son corps de la croix et de le déposer dans un tombeau. Il apporte à cette occasion un mélange de myrrhe et d’aloès : pas moins de cent livres ! Par cette offrande somptueuse, c’est déjà son Seigneur que Nicodème honore et reconnaît en Celui qui s’est abaissé jusqu’à mourir sur une croix. En Lui, il accueille le don de Dieu. Il renaît « d’en-haut ».

                                                                                         (Lectures : Nb 21, 4-9 ; Ph 2, 6-11 ; Jn 3, 13-17)

  


 PENTECOTE 2023

L’Esprit-Saint : quel sort ne lui a-t-on pas réservé ! Il a donné son nom à des hôpitaux, à une banque de la Cité du Vatican, et même à une impasse : l’impasse du Saint-Esprit, comme à Montpellier ou, plus de nous, à Saint-Maximin ! Mieux qu’une impasse, le Saint-Esprit mériterait de se voir attribuer une grande avenue. J’aime à penser qu’il sourit d’être traité aussi cavalièrement.

La venue du Saint-Esprit au jour de la Pentecôte, autrement dit le cinquantième jour après Pâques : elle nous vaut, de la part de S. Luc, au Livre des Actes des Apôtres, une page inoubliable, haute en couleurs s’il en est. On songe aussitôt à une autre page de la bible. Quand, au Livre de l’Exode, cinquante jours après la sortie d’Egypte, Moïse gravit la montagne où le Seigneur se tient pour recevoir, au milieu d’un fracas de tonnerre et de feu, les Tables de la Loi. Cet événement, les Juifs le célèbrent jusqu’aujourd’hui, cinquante jours après la Pâque, à l’occasion de « Shavuot », la « fête des semaines », au cours de laquelle ils méditent, toute une nuit, les grands textes de la Torah.

Manifestement, entre ces deux Pentecôtes, celle de l’Exode et celle du Livre des Actes des Apôtres, les points de contact ne manquent pas. Les signes les plus spectaculaires sont au rendez-vous. Sauf que, dans la seconde de ces Pentecôtes, ce n’est pas à l’écart, au désert, au sommet d’une montagne, mais en ville et dans le décor autrement plus modeste d’une simple maison, que l’Esprit du Seigneur se donne, et à profusion. Non pas à un seul homme mais à tout un groupe et, bientôt, à tous les hommes de bonne volonté.

La maison où les Apôtres se trouvent réunis tous ensemble : elle n’est d’ailleurs pas sans en rappeler une autre. Cette fois-ci au tout début de l’Evangile selon S. Luc : n’est-ce pas en effet chez elle, dans sa maison, que l’ange Gabriel vient trouver Marie pour lui déclarer : « Voici, tu vas concevoir et enfanter un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus, on l’appellera fils du Très-Haut, son règne n’aura pas de fin… »

L’Esprit-Saint : il préside aux commencements. Ici, à la naissance du Christ. Là, à la naissance, de l’Eglise. Dans le Christ, à la naissance des fils et des filles de Dieu. Le livre de la Genèse donne à cet égard le ton quand il nous apprend qu’au commencement, l’Esprit de Dieu planait sur les eaux, comme un souffle puissant.

Pour en revenir à notre page du livre des Actes des Apôtres : une chose encore me frappe. A savoir que tout commence dans un tumulte de prodiges et de bruit assourdissant. Et puis, progressivement, tout se calme. Des langues de feu se déposent sur chacun. A la confusion du bruit succède bientôt une parole que tous entendent, chacun dans sa propre langue. Et Pierre d’annoncer un peu plus loin à haute et intelligible voix les merveilles de Dieu. A savoir que le Crucifié, Dieu l’a fait Seigneur et Christ…. L’Esprit : il bouleverse tout sur son passage, mais c’est en définitive pour séparer, distinguer, pour faire la lumière.

Un dernier point. Durant les sept semaines qui précèdent la Pentecôte, les disciples de Jésus ne sont pas restés les bras croisés à attendre qu’il se passe quelque chose. Ils n’ont pas perdu leur temps ! Ils ont élu Matthias pour compenser la perte de Judas, ils ont laissé se décanter les événements qui les avaient littéralement mis hors d’eux-mêmes durant la Passion. Surtout, ils ont prié, ils ont fait de la place, et d’abord dans leur cœur, pour se rendre disponibles à ce que le Seigneur avait promis…  Et nous-mêmes : avons-nous mis à profit ce temps de Pâques qui s’achève aujourd’hui pour prier, nous remettre entre les mains du Père, en chemin à la suite du Christ? Heureusement, avec l’Esprit-Saint, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Pour nous ouvrir tout grand au souffle d’En-Haut, et à son feu!

Car l’Esprit, c’est du feu ! Et, à ce titre, pas question de se moquer de lui ! Aussi ceux qui ont reçu le baptême et la confirmation doivent-ils s’attendre à ne jamais pouvoir se contenter d’une vie trop bien rangée. Oui, l’Esprit plonge dans le feu. Un feu qui ne cantonne personne dans des impasses. Et qui libère pour annoncer la Bonne Nouvelle de Pâques avec une assurance que nul ne saurait s’attribuer à soi-même.

Le feu : peut-être nous faut-il accepter de jouer davantage avec lui ? Certes, jouer avec le feu n’est pas sans danger. Mais avec l’Esprit-Saint, on peut y aller ! C’est même là tout ce qu’il attend !

 

 

 


                                                  Le voyage des Mages

« Décidément, ce n’était pas le meilleur moment pour partir en voyage. » C’est en ces termes que commence un merveilleux poème écrit au siècle dernier, dans les années trente, par un américain (1). De fait, à en croire notre poème, les Mages n’avaient pas choisi le moment le plus favorable pour prendre la route ! L’hiver avait commencé, la bise soufflait à travers les vallées. Accablés de fatigue, les chameaux se couchaient dans la neige, provoquant l’exaspération des chameliers. Alors les voyageurs se prenaient à rêver, ils se souvenaient des palais d’été qui, chez eux, descendaient doucement le long des pentes, et des vêtements de soie qu’ils portaient. Obstinément, ils n’en continuaient pas moins à avancer, malgré la faim, le froid, l’hostilité des villages où ils entraient, et les voix qui s’ingéniaient à convaincre de folie leur voyage.

Le poème s’achève sur ces mots des Mages : « Nous avons donc été, tout au long de ce chemin, menés vers quelque mort, ou bien une naissance. La naissance nous fut d’une extrême agonie, semblable à notre mort, une mort très cruelle. Nous sommes revenus chez nous, en nos royaumes. Mais ce n’est plus chez nous, en nos vieilles demeures… »

Comme c’est beau ! Et terrible. Chemin faisant, les Mages ont souffert mille morts, et c’était le prix d’une naissance. De leur vraie naissance. D’une naissance qui allait les transformer en profondeur, et faire d’eux, jusque dans leur pays, des voyageurs.

« Epiphanie » : ce mot qui sent si bon la frangipane et les fruits confis se traduit par « manifestation ». A la crèche, au jour de son baptême dans le Jourdain, à Cana où il change l’eau en vin, et jusque sur la croix : l’Eglise célèbre Dieu qui, en Jésus, se manifeste aux hommes. Non pas de loin mais de près, non pas de l’extérieur mais en devenant l’un de nous. Jésus est vraiment Dieu qui vient chez siens, chez lui. Manifestation inouïe, éclatante, et en même temps si discrète, qui fait entrer l’homme dans un nouveau regard sur lui-même et sur toutes choses.

A la fin, l’Evangile nous apprend que les Mages « repartent chez eux par un autre chemin ». « Par un autre chemin » : tout est là ! Le tout est de repartir, non pas seulement en arrière, comme si de rien n’était, mais autrement. Rappelez-vous à cet égard les disciples d’Emmaüs, dans l’Evangile selon S. Luc : après avoir connu la nuit, le désarroi, l’effondrement, eux aussi repartent vers leurs compagnons, mais par un autre chemin. Le chemin que l’Esprit de Jésus ressuscité découvre désormais à leur cœur.

En hommes religieux, les Mages étaient venus rendre hommage à un roi. Ils ont trouvé le Christ, et leur vie en a été bouleversée.

Il n’est pas d’heure pour partir. Il n’y a pas de bon ou de mauvais moment pour prendre la route. Il faut seulement y aller. Et chemin faisant, se délester, s’alléger, apprendre à faire confiance, à marcher dans la foi. L’homme est plus grand qu’il ne pense. Facilement, il s’enlise dans l’immédiat, il « s’agrippe à ses dieux », pour faire encore écho à notre poème. Les Mages nous ouvrent la voie. Sans discours, Ils nous passent le relais. Ils nous prennent dans leur prière, dans leur adoration. Ne les regardons pas seulement avec attendrissement : ils nous poussent en avant. Aujourd’hui, ils nous mènent vers quelque mort, ou quelque naissance. Déjà, ils nous entraînent sur un chemin de Pâques. Et ils nous le promettent : sur ce chemin, le roi qui vient de naître ne nous manquera pas. Son pain et sa parole nous seront fidèles au long de l’année qui commence, pour annoncer tout autour de nous que, oui, aujourd’hui, le Christ est né, et cela ne saurait être pour rien.

(1)  Il s’agit de T. S. Eliot

 

 






 « Viens, Esprit créateur, nous visiter ! »


 Pas plus tard que ces jours-ci, alors que nous parlions de la Pentecôte, un frère de ma communauté m’a déclaré tout de go : « Il y en a tout de même à qui ça ne ferait pas de mal de se laisser visiter par l’Esprit Saint ! » Un instant, je me suis senti visé. Mais, déjà, mon frère continuait : « Après tout, un peu de dynamisme, un petit grain de folie, quoi de plus nécessaire dans la vie ? » L’Esprit Saint : nous avons tous besoin qu’il nous rende visite. Sans lui, rien n’est fort et rien n’est sain. C’est pourquoi nous l’appelons avec toute l’Eglise : « Viens, Esprit créateur, nous visiter, viens éclairer l’âme de tes fils, emplis nos cœurs de grâce et de lumière… » Ces paroles, nous les connaissons bien, elles appartiennent à un chef d’œuvre du chant grégorien, qui remonterait au XIè siècle. « Esprit » : arrêtons à ce mot. N’est-il pas décidément étrange, plus étrange qu’il ne paraît ? Pourquoi ne pas lui préférer le mot « souffle », plus concret et, surtout, plus biblique ? Rappelez-vous du reste : les premières pages de la bible sont traversées par le « souffle » de Dieu, qui plane sur les eaux, qui crée et qui éveille la vie. Au livre d’Ezéchiel, c’est ce même « souffle » qui s’empare des ossements desséchés au fond d’une large vallée et qui leur donne de se dresser. Pareillement, le livre des Actes des Apôtres parle d’un « souffle saint » qui « remplit » les apôtres au jour de la Pentecôte et qui leur donne de s’exprimer comme jamais, d’annoncer le Christ avec une assurance qu’ils ne se connaissaient pas. N’est-ce pas d’ailleurs parce qu’il est lui-même porté par le souffle, la respiration, que le chant grégorien se prête si volontiers à célébrer l’Esprit Saint, ainsi qu’en témoigne notre chant du « Veni Creator » ? Un seul parmi les évangiles se démarque de ce langage, et c’est l’Evangile selon S. Jean. Certes, chez lui, l’Esprit est souffle : il est d’abord « Paraclet ». Qu’est-ce à dire ? Dans tous les cas, « Paraclet » s’entend de quelqu’un dont la fonction est de se tenir aux côtés d’un autre pour le soutenir, le défendre, intercéder pour lui, un peu à la manière d’un avocat. Ainsi en va-t-il éminemment de Jésus. Ainsi en va-t-il de Celui qui, à partir de la croix, prend le relais de Jésus auprès des siens : comme Jésus, il assiste les disciples, il les encourage, il les affermit et singulièrement en continuant à les former, à les enseigner, exactement comme faisait Jésus. Aussi l’Evangile reconnaît-il en lui, très justement, un « second Paraclet ». L’Esprit : aucun mot ne saurait jamais épuiser ce qu’il est. On ne met pas la main sur lui : on en fait l’expérience. Il est la présence de Dieu à chacun, aussi pauvre et bancal soit-il. Il est l’hôte intérieur, inlassablement secourable et disponible. C’est pourquoi nous osons le demander par tous les temps, par toutes les saisons, non seulement pour nous-mêmes et pour nos proches, mais aussi pour l’Eglise, l’Archiconfrérie et toutes les Confréries de Pénitents, et pour le monde. Et nous le demandons non pas du bout des lèvres mais instamment, comme le « plus grand don de Dieu à l’homme », écrivait Benoît XVI, moins pour faire aboutir nos projets souvent trop courts que pour nous rappeler au Christ, à ses paroles, à ses manières, à son chemin. S’ensuivront nécessairement quelques remous. Des luttes, des combats, inévitables quand l’Esprit s’en mêle : mais n’est-ce pas le prix la joie ? La Pentecôte : au début du livre des Actes, elle nous avertit solennellement que l’Eglise est née du souffle de Dieu. C’est toujours bon à se rappeler ! Comme il est toujours bon de se rappeler que nul n’est dispensé de se laisser visiter par l’Esprit Saint : n’a-t-il pas encore beaucoup à nous dire, à nous enseigner ? Dans nos vies souvent stressées, dans nos cœurs souvent inquiets et tiraillés, dans nos têtes encombrées, ne lui refusons pas d’entrer ! Avec lui, nous serons vraiment efficaces, nous agirons en temps opportun, sans avoir besoin de rien forcer, nous témoignerons du Christ, notre vie, notre résurrection                                                                       



JOUR  DE  PÂQUES ! 

« En prenant de l’âge, j’aime de plus en plus le chocolat. Cette boîte que l’on m’a offerte me fait vraiment plaisir. La seule pensée de faire une petite pause dans ma vie agitée et de lire un bon livre en piochant dans les chocolats me réconforte à l’avance. » Ces propos dans lesquels certains ne manqueront pas de se reconnaître : je les emprunte à une revue très sérieuse, naguère patronnée par les dominicains, et plus précisément à un article de cette revue, au titre décidément alléchant : « Méditation devant une boîte de chocolats ».

Le chocolat : comment s’en passer ? Surtout quand les confiseurs rivalisent de savoir-faire et d’imagination pour réjouir nos yeux et nos papilles. Mais Pâques, évidemment, ne se résume pas à une affaire de chocolat ! Ce qui nous met en joie, ce qui nous émerveille aujourd’hui, c’est la Résurrection de Jésus et la nôtre, c’est d’être remis en chemin, en vérité de naître à une vie nouvelle comme Marie de Magdala, Pierre et l’ « autre », le disciple que Jésus aimait.

Lui, c’est le plus vif, le plus rapide. Sans doute aussi le plus intuitif. Arrivé le premier au tombeau où le corps de Jésus avait été déposé, il aurait pu s’y engouffrer. Et comme Pierre, il n’aurait alors rien vu de plus qu’un drap et des bandelettes soigneusement pliées.

Or, il s’arrête. Il marque le pas. Moyennant quoi, quand il entre à son tour dans le tombeau, une clarté jusqu’alors inconnue se fait en lui, irrésistible, indélébile.

« Il vit et il crut » : quelle sobriété dans cette parole ! Deux ou trois mots, simplement nichés à même le texte de l’Evangile, comme un secret, comme un appel à entrer dans un nouveau regard, dans un autre rapport à soi-même, au monde, à la vie, à la mort.

« Voir » et « croire » : ces mots ont du reste une longue histoire dans la bible et singulièrement dans l’Evangile selon S. Jean. Rappelez-vous l’aveugle de la piscine de Siloé et tant d’autres qui sont plongés dans le nuit : ils ne voient pas mais ils comprennent, admirablement, ils sont autrement clairvoyants que la plupart de ceux qui sont censés voir. Et Jésus leur ouvre-t-il les yeux : ils le reconnaissent aussitôt, ils le confessent leur Seigneur, spontanément, comme allant de soi.

Rappelez-vous encore les foules pour lesquelles Jésus multiplie le pain et qu’il rassasie : elles le voient faire, elles ne croient pas pour autant en lui. Une fois passé le prodige, elles s’en retournent chez elles, déçues, irritées.

La vision physique ne fait pas tout. Certes, elle est bonne, elle est heureuse : elle a besoin d’être affinée, purifiée. Et Jésus s’y emploie tout le temps de ses apparitions à Marie de Magdala, à Thomas, aux disciples d’Emmaüs, tellement sidérés de l’avoir vu mort en croix. Ressuscité, il les ouvre à un  regard toujours plus intérieur, de sorte que les uns et les autres le laissent aller, à la fin, paisiblement, sans avoir besoin de le retenir, dans la foi qu’invisible désormais, il ne leur est pas moins présent.

Et la croix, me direz-vous, qu’il est impossible d’ignorer dans la chapelle de l’Archiconfrérie, où elle est partout ? Elle est incontournable, car le Ressuscité est à jamais le Crucifié. Une seule et même personne, Celui dont la Résurrection avalise les choix, les paroles, les combats. Oui, Dieu était avec lui, tout proche. Comme il est avec nous, avec tout homme, à l’heure de l’adversité et jusque dans la mort. Il n’y a pas à choisir entre la Croix et la Résurrection. Sans la Résurrection, la Croix n’est que douleur et solitude. Sans la Croix, la Résurrection s’appauvrit, elle se vide de son sens.

Nous étions partis du chocolat. Sauf à être diabétique, pourquoi s’en priver, d’autant que le Carême est fini ? Sans compter que le chocolat est réputé bon pour tout : pour le moral, pour nos « petites cellules grises »… Pour la foi ?  De fait, notre foi n’est pas toujours très solide, très vaillante. Il arrive qu’elle soit mise à mal par les événements, par les épreuves. La Résurrection est une trouée de lumière : elle-même ne nous engouffre pas moins dans un mystère sans fond ! C’est pourquoi il importe de revenir sans cesse à l’Evangile et de nous interroger sur ce qui nous fait vivre, sur ce que signifie être un homme, une femme, dans le monde froid et impersonnel à force d’être technicien, qui est souvent le nôtre.

La Résurrection : nous avons la grâce et le bonheur d’y croire, aussi imparfaitement cela soit-il. Elle change tout ! A nous d’en donner le goût et d’en transmettre la joie !

 


Le voyage des Mages

« Décidément, ce n’était pas le meilleur moment pour partir en voyage. » C’est en ces termes que commence un merveilleux poème écrit au siècle dernier, dans les années trente, par un américain (1). De fait, à en croire notre poème, les Mages n’avaient pas choisi le moment le plus favorable pour prendre la route ! L’hiver avait commencé, la bise soufflait à travers les vallées. Accablés de fatigue, les chameaux se couchaient dans la neige, provoquant l’exaspération des chameliers. Alors les voyageurs se prenaient à rêver, ils se souvenaient des palais d’été qui, chez eux, descendaient doucement le long des pentes, et des vêtements de soie qu’ils portaient. Obstinément, ils n’en continuaient pas moins à avancer, malgré la faim, le froid, l’hostilité des villages où ils entraient, et les voix qui s’ingéniaient à convaincre de folie leur voyage.

Le poème s’achève sur ces mots des Mages : « Nous avons donc été, tout au long de ce chemin, menés vers quelque mort, ou bien une naissance. La naissance nous fut d’une extrême agonie, semblable à notre mort, une mort très cruelle. Nous sommes revenus chez nous, en nos royaumes. Mais ce n’est plus chez nous, en nos vieilles demeures… »

Comme c’est beau ! Et terrible. Chemin faisant, les Mages ont souffert mille morts, et c’était le prix d’une naissance. De leur vraie naissance. D’une naissance qui allait les transformer en profondeur, et faire d’eux, jusque dans leur pays, des voyageurs.

« Epiphanie » : ce mot qui sent si bon la frangipane et les fruits confis se traduit par « manifestation ». A la crèche, au jour de son baptême dans le Jourdain, à Cana où il change l’eau en vin, et jusque sur la croix : l’Eglise célèbre Dieu qui, en Jésus, se manifeste aux hommes. Non pas de loin mais de près, non pas de l’extérieur mais en devenant l’un de nous. Jésus est vraiment Dieu qui vient chez siens, chez lui. Manifestation inouïe, éclatante, et en même temps si discrète, qui fait entrer l’homme dans un nouveau regard sur lui-même et sur toutes choses.

A la fin, l’Evangile nous apprend que les Mages « repartent chez eux par un autre chemin ». « Par un autre chemin » : tout est là ! Le tout est de repartir, non pas seulement en arrière, comme si de rien n’était, mais autrement. Rappelez-vous à cet égard les disciples d’Emmaüs, dans l’Evangile selon S. Luc : après avoir connu la nuit, le désarroi, l’effondrement, eux aussi repartent vers leurs compagnons, mais par un autre chemin. Le chemin que l’Esprit de Jésus ressuscité découvre désormais à leur cœur.

En hommes religieux, les Mages étaient venus rendre hommage à un roi. Ils ont trouvé le Christ, et leur vie en a été bouleversée.

Il n’est pas d’heure pour partir. Il n’y a pas de bon ou de mauvais moment pour prendre la route. Il faut seulement y aller. Et chemin faisant, se délester, s’alléger, apprendre à faire confiance, à marcher dans la foi. L’homme est plus grand qu’il ne pense. Facilement, il s’enlise dans l’immédiat, il « s’agrippe à ses dieux », pour faire encore écho à notre poème. Les Mages nous ouvrent la voie. Sans discours, Ils nous passent le relais. Ils nous prennent dans leur prière, dans leur adoration. Ne les regardons pas seulement avec attendrissement : ils nous poussent en avant. Aujourd’hui, ils nous mènent vers quelque mort, ou quelque naissance. Déjà, ils nous entraînent sur un chemin de Pâques. Et ils nous le promettent : sur ce chemin, le roi qui vient de naître ne nous manquera pas. Son pain et sa parole nous seront fidèles au long de l’année qui commence, pour annoncer tout autour de nous que, oui, aujourd’hui, le Christ est né, et cela ne saurait être pour rien.

(1)  Il s’agit de T. S. Eliot

 

 






 « Viens, Esprit créateur, nous visiter ! »


 Pas plus tard que ces jours-ci, alors que nous parlions de la Pentecôte, un frère de ma communauté m’a déclaré tout de go : « Il y en a tout de même à qui ça ne ferait pas de mal de se laisser visiter par l’Esprit Saint ! » Un instant, je me suis senti visé. Mais, déjà, mon frère continuait : « Après tout, un peu de dynamisme, un petit grain de folie, quoi de plus nécessaire dans la vie ? » L’Esprit Saint : nous avons tous besoin qu’il nous rende visite. Sans lui, rien n’est fort et rien n’est sain. C’est pourquoi nous l’appelons avec toute l’Eglise : « Viens, Esprit créateur, nous visiter, viens éclairer l’âme de tes fils, emplis nos cœurs de grâce et de lumière… » Ces paroles, nous les connaissons bien, elles appartiennent à un chef d’œuvre du chant grégorien, qui remonterait au XIè siècle. « Esprit » : arrêtons à ce mot. N’est-il pas décidément étrange, plus étrange qu’il ne paraît ? Pourquoi ne pas lui préférer le mot « souffle », plus concret et, surtout, plus biblique ? Rappelez-vous du reste : les premières pages de la bible sont traversées par le « souffle » de Dieu, qui plane sur les eaux, qui crée et qui éveille la vie. Au livre d’Ezéchiel, c’est ce même « souffle » qui s’empare des ossements desséchés au fond d’une large vallée et qui leur donne de se dresser. Pareillement, le livre des Actes des Apôtres parle d’un « souffle saint » qui « remplit » les apôtres au jour de la Pentecôte et qui leur donne de s’exprimer comme jamais, d’annoncer le Christ avec une assurance qu’ils ne se connaissaient pas. N’est-ce pas d’ailleurs parce qu’il est lui-même porté par le souffle, la respiration, que le chant grégorien se prête si volontiers à célébrer l’Esprit Saint, ainsi qu’en témoigne notre chant du « Veni Creator » ? Un seul parmi les évangiles se démarque de ce langage, et c’est l’Evangile selon S. Jean. Certes, chez lui, l’Esprit est souffle : il est d’abord « Paraclet ». Qu’est-ce à dire ? Dans tous les cas, « Paraclet » s’entend de quelqu’un dont la fonction est de se tenir aux côtés d’un autre pour le soutenir, le défendre, intercéder pour lui, un peu à la manière d’un avocat. Ainsi en va-t-il éminemment de Jésus. Ainsi en va-t-il de Celui qui, à partir de la croix, prend le relais de Jésus auprès des siens : comme Jésus, il assiste les disciples, il les encourage, il les affermit et singulièrement en continuant à les former, à les enseigner, exactement comme faisait Jésus. Aussi l’Evangile reconnaît-il en lui, très justement, un « second Paraclet ». L’Esprit : aucun mot ne saurait jamais épuiser ce qu’il est. On ne met pas la main sur lui : on en fait l’expérience. Il est la présence de Dieu à chacun, aussi pauvre et bancal soit-il. Il est l’hôte intérieur, inlassablement secourable et disponible. C’est pourquoi nous osons le demander par tous les temps, par toutes les saisons, non seulement pour nous-mêmes et pour nos proches, mais aussi pour l’Eglise, l’Archiconfrérie et toutes les Confréries de Pénitents, et pour le monde. Et nous le demandons non pas du bout des lèvres mais instamment, comme le « plus grand don de Dieu à l’homme », écrivait Benoît XVI, moins pour faire aboutir nos projets souvent trop courts que pour nous rappeler au Christ, à ses paroles, à ses manières, à son chemin. S’ensuivront nécessairement quelques remous. Des luttes, des combats, inévitables quand l’Esprit s’en mêle : mais n’est-ce pas le prix la joie ? La Pentecôte : au début du livre des Actes, elle nous avertit solennellement que l’Eglise est née du souffle de Dieu. C’est toujours bon à se rappeler ! Comme il est toujours bon de se rappeler que nul n’est dispensé de se laisser visiter par l’Esprit Saint : n’a-t-il pas encore beaucoup à nous dire, à nous enseigner ? Dans nos vies souvent stressées, dans nos cœurs souvent inquiets et tiraillés, dans nos têtes encombrées, ne lui refusons pas d’entrer ! Avec lui, nous serons vraiment efficaces, nous agirons en temps opportun, sans avoir besoin de rien forcer, nous témoignerons du Christ, notre vie, notre résurrection                                                                       



JOUR  DE  PÂQUES ! 

« En prenant de l’âge, j’aime de plus en plus le chocolat. Cette boîte que l’on m’a offerte me fait vraiment plaisir. La seule pensée de faire une petite pause dans ma vie agitée et de lire un bon livre en piochant dans les chocolats me réconforte à l’avance. » Ces propos dans lesquels certains ne manqueront pas de se reconnaître : je les emprunte à une revue très sérieuse, naguère patronnée par les dominicains, et plus précisément à un article de cette revue, au titre décidément alléchant : « Méditation devant une boîte de chocolats ».

Le chocolat : comment s’en passer ? Surtout quand les confiseurs rivalisent de savoir-faire et d’imagination pour réjouir nos yeux et nos papilles. Mais Pâques, évidemment, ne se résume pas à une affaire de chocolat ! Ce qui nous met en joie, ce qui nous émerveille aujourd’hui, c’est la Résurrection de Jésus et la nôtre, c’est d’être remis en chemin, en vérité de naître à une vie nouvelle comme Marie de Magdala, Pierre et l’ « autre », le disciple que Jésus aimait.

Lui, c’est le plus vif, le plus rapide. Sans doute aussi le plus intuitif. Arrivé le premier au tombeau où le corps de Jésus avait été déposé, il aurait pu s’y engouffrer. Et comme Pierre, il n’aurait alors rien vu de plus qu’un drap et des bandelettes soigneusement pliées.

Or, il s’arrête. Il marque le pas. Moyennant quoi, quand il entre à son tour dans le tombeau, une clarté jusqu’alors inconnue se fait en lui, irrésistible, indélébile.

« Il vit et il crut » : quelle sobriété dans cette parole ! Deux ou trois mots, simplement nichés à même le texte de l’Evangile, comme un secret, comme un appel à entrer dans un nouveau regard, dans un autre rapport à soi-même, au monde, à la vie, à la mort.

« Voir » et « croire » : ces mots ont du reste une longue histoire dans la bible et singulièrement dans l’Evangile selon S. Jean. Rappelez-vous l’aveugle de la piscine de Siloé et tant d’autres qui sont plongés dans le nuit : ils ne voient pas mais ils comprennent, admirablement, ils sont autrement clairvoyants que la plupart de ceux qui sont censés voir. Et Jésus leur ouvre-t-il les yeux : ils le reconnaissent aussitôt, ils le confessent leur Seigneur, spontanément, comme allant de soi.

Rappelez-vous encore les foules pour lesquelles Jésus multiplie le pain et qu’il rassasie : elles le voient faire, elles ne croient pas pour autant en lui. Une fois passé le prodige, elles s’en retournent chez elles, déçues, irritées.

La vision physique ne fait pas tout. Certes, elle est bonne, elle est heureuse : elle a besoin d’être affinée, purifiée. Et Jésus s’y emploie tout le temps de ses apparitions à Marie de Magdala, à Thomas, aux disciples d’Emmaüs, tellement sidérés de l’avoir vu mort en croix. Ressuscité, il les ouvre à un  regard toujours plus intérieur, de sorte que les uns et les autres le laissent aller, à la fin, paisiblement, sans avoir besoin de le retenir, dans la foi qu’invisible désormais, il ne leur est pas moins présent.

Et la croix, me direz-vous, qu’il est impossible d’ignorer dans la chapelle de l’Archiconfrérie, où elle est partout ? Elle est incontournable, car le Ressuscité est à jamais le Crucifié. Une seule et même personne, Celui dont la Résurrection avalise les choix, les paroles, les combats. Oui, Dieu était avec lui, tout proche. Comme il est avec nous, avec tout homme, à l’heure de l’adversité et jusque dans la mort. Il n’y a pas à choisir entre la Croix et la Résurrection. Sans la Résurrection, la Croix n’est que douleur et solitude. Sans la Croix, la Résurrection s’appauvrit, elle se vide de son sens.

Nous étions partis du chocolat. Sauf à être diabétique, pourquoi s’en priver, d’autant que le Carême est fini ? Sans compter que le chocolat est réputé bon pour tout : pour le moral, pour nos « petites cellules grises »… Pour la foi ?  De fait, notre foi n’est pas toujours très solide, très vaillante. Il arrive qu’elle soit mise à mal par les événements, par les épreuves. La Résurrection est une trouée de lumière : elle-même ne nous engouffre pas moins dans un mystère sans fond ! C’est pourquoi il importe de revenir sans cesse à l’Evangile et de nous interroger sur ce qui nous fait vivre, sur ce que signifie être un homme, une femme, dans le monde froid et impersonnel à force d’être technicien, qui est souvent le nôtre.

La Résurrection : nous avons la grâce et le bonheur d’y croire, aussi imparfaitement cela soit-il. Elle change tout ! A nous d’en donner le goût et d’en transmettre la joie !



                                                                       


 


 LA JOIE INVINCIBLE

Comme chacun le sait : les sacristies des églises abritent souvent de véritables trésors : des ciboires, des calices, des ornements liturgiques. Ainsi en va-t-il de l’admirable chasuble d’un rose un peu fané que l’Archiconfrérie a tirée de ses placards et qui est exposée, à droite de l’autel majeur. Je me réjouissais de la revêtir aujourd’hui mais, en raison de sa fragilité, il m’a fallu y renoncer.

Le rose : il est traditionnellement attaché à la joie. Dans la liturgie, il n’est porté que deux fois par an, le troisième dimanche de l’Avent et le quatrième dimanche du Carême. Avec lui, c’est déjà la lumière de la Nativité et celle de Pâques qui percent et qui viennent tempérer ce que le violet de l’Avent et du Carême pourrait avoir de trop sombre et de trop sévère.

La joie précisément : elle émaille nos lectures de ce dimanche. C’est d’abord ce passage tiré du Livre de Sophonie, un des livres les plus courts de toute la bible puisqu’il ne compte que cinq ou six pages ! Il n’en mérite pas moins un petit détour. « Pousse des cris de joie, fille de Sion ! De tout ton cœur, bondis de joie, fille de Jérusalem ! » Quel souffle dans ces versets ! Certes, Sophonie ne mâche pas ses mots : quelque six cents ans avant le Christ, au temps du roi Josias, il dénonce l’hypocrisie, le mensonge, l’idolâtrie de ses compatriotes. Mais simultanément, il ranime leur courage, il les console, il leur annonce la joie !

Quant à S. Paul, il n’est pas en reste.  « Soyez dans la joie du Seigneur ! Laissez-moi vous le redire : soyez dans la joie ! », écrit-il aux Philippiens. Quelle insistance ! De fait, pour les Philippiens comme pour nous, la vie n’était pas toujours rose, ce n’était pas la joie tous les jours. Mais il est une joie impossible à ravir, qui tient au Christ, vainqueur des ténèbres, du mal et de la mort, en qui Dieu a pris chair de notre chair pour nous faire entrer dans sa propre vie, tellement il nous aime, tellement nous avons du prix à ses yeux !

Dans l’Evangile, il n’est pas directement question de joie mais d’attente. « Le peuple était dans l’attente », note superbement Luc. Et qu’attendait-il ? Un renouveau, une libération ? Ce qu’il attendait au fond et peut-être sans vraiment le savoir, c’était la joie ! Et cette joie, il lui fallait bien se rendre à l’évidence : il ne pouvait pas se la donner à lui-même.

Jean Baptiste devait se l’avouer pareillement. Il pouvait plonger dans l’eau ceux qui venaient à lui. Aux foules, aux soldats, aux publicains, à ceux qui cherchaient leur chemin, il était en mesure de donner des conseils, bons et  salutaires. « Celui qui a deux vêtements, qu’il partage avec celui qui n’en a pas », déclarait-il. Ou encore : « Ne faites violence à personne, n’accusez personne à tort. » Mais là s’arrêtaient ses compétences.

« Un autre vient après moi, disait-il, qui est plus fort que moi, il vous baptisera dans l’eau et le feu. » La joie : lui la donnerait, il la serait, il l’apporterait au monde, gratuitement, pour toujours !

A ce compte, il ne suffit pas de savoir quoi faire, comme le demandaient les foules, mais d’abord de se laisser faire, pour s’ouvrir au don de Dieu, pour naître à la joie.

En ces temps si troublés qui sont les nôtres, il peut sembler indécent de parler ainsi de joie. Mais la vraie joie n’est pas tapageuse ou désobligeante, elle n’est pas oublieuse de la peine des hommes. Elle porte au contraire vers les autres, elle élargit le cœur, elle est une force au milieu des difficultés. C’est elle que célèbrent les anges, la nuit de Noël : « Aujourd’hui, je vous annonce une très grande joie », clame l’ange aux bergers.

 

 

Cette joie, accueillons-la, abritons-la, en tremblant, en hésitant, peu importe ! Surtout, ne nous lassons pas de la désirer, de l’espérer, en vérité de l’attendre. Le pire serait de s’imaginer en avoir fait le tour. Non seulement d’elle mais aussi de Celui qui l’offre à son Eglise et au monde.




Pour le Premier dimanche de l’Avent


Quel Evangile tout de même, pour le 1er dimanche de l’Avent ! Avouons-le : nous nous attendions à autre chose. A plus de douceur, à plus de chaleur. Surtout de la part de Luc, d’ordinaire si tendre, si sensible à la détresse des hommes, si porté à la secourir. Or, de but en blanc, nous voilà plongés en pleine apocalypse, au cœur d’un monde qui se défait, qui se disloque.

« Apocalypse » : le mot est d’importance. La plupart du temps, il n’évoque rien de plus à nos oreilles que des catastrophes, et c’est dommage ! En réalité, le propos des apocalypses dans la bible n’est pas d’annoncer des catastrophes mais de dévoiler ou, si vous préférez, de révéler que Dieu est à l’œuvre à l’heure de l’adversité et qu’il prend la défense des siens. C’est là, vraiment, une bonne nouvelle !

 De fait, le chaos sur lequel s’ouvre aujourd’hui notre page d’Evangile ne dit pas tout. Il s’accompagne d’une venue. Oui, quelqu’un vient. Il vient même avec puissance et grande gloire. Et ce qui arrive avec lui, c’est notre rédemption, notre délivrance !

« Délivrance » : encore un mot incontournable ! Rappelez-vous : le Dieu d’Israël est par excellence celui qui envoie la délivrance à son peuple, qui le délivre de la main de ses ennemis et d’abord, au livre Exode, de la main des Egyptiens qui l’oppriment. Les psaumes le répètent à l’envi : il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide, il délivre de leurs angoisses ceux qui crient vers lui, pour son roi, il multiplie les délivrances. Jusque dans la prière du Notre Père, nous demandons au Seigneur de nous délivrer du Mal.

Evidemment, et Luc ne se prive pas le souligner, cette délivrance a ses exigences. C’est si vrai qu’après la grâce des commencements, il suffit d’un rien pour s’en retourner à de vieilles habitudes. On se lasse, pour reprendre le mot tellement savoureux de l’Evangile, on s’alourdit dans les beuveries, littéralement dans la crapulerie, nous dit Luc. On retombe dans des esclavages dont on se croyait sorti pour toujours. Bien davantage, on se prend les pieds dans des filets qu’on a soi-même tissés. C’est vertigineux !

Pour rester ouvert, il n’est qu’un remède, et c’est la prière. « Restez éveillés, et priez en tout temps ». La question n’est pas ici de battre des records d’insomnie : la nature s’en charge bien assez vite ! Ou de casser les oreilles au Seigneur à force de rabâcher : il sait mieux que nous-mêmes de dont nous avons besoin ! Il s’agit plutôt d’offrir à Celui qui vient un espace où être accueilli, où être reçu. Et d’apprendre de lui à quel point, souvent, tous autant que nous sommes, nous avons besoin de délivrance, plus que nous n’imaginons !

Cette délivrance a un visage. Le visage de Celui qui n’a cessé de mettre au large par sa parole et par ses actes ceux qu’il rencontrait. Il a délié la langue des muets et, de leurs fardeaux, de leurs péchés, ceux qui n’en pouvaient plus. Par sa mort sur la croix, il a signé pour toujours la mort de la mort. Il est, vraiment, la délivrance !

Quel souffle, en définitive, dans notre Evangile de ce matin ! Certes, notre monde va mal, il a le cœur malade. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Il n’empêche :  comme le disait pour le coup superbement Jérémie, quelque six cents ans  avant le Christ, quand le peuple juif se retrouvait sans terre, sans temple et sans roi, en exil à Babylone, une promesse de bonheur n’en continue pas moins à lui être adressée. Cette promesse n’est pas vaine, elle n’est pas de la poudre aux yeux. Elle tient à Dieu, elle vient de lui. C’est elle que nous saluerons, magnifique, dans le dénuement de la crèche.

Nos préparatifs de fêtes, les guirlandes qui ornent nos rues, les sapins autour desquels nous chantons de vieux refrains : Dieu sait s’ils ont du prix ! Mais ils ne font pas tout. Et c’est pourquoi l’Avent commence par nous secouer, par nous bousculer. Il nous appelle à descendre plus profond en nous, à nous ouvrir, à nous ajuster un peu plus, un peu mieux, à la Parole qui, tout au long de cette année qui commence et au-delà, nous fera tenir debout.

« Faites donc de nouveaux progrès ! » : le mot d’ordre est clair. Et comme il est émouvant de le recevoir ce matin de la Première lettre de saint Paul aux Thessaloniciens, qui est tout de même l’écrit le plus ancien de tout notre Nouveau Testament ! Paul se félicite de l’endurance de la communauté de Thessalonique face aux attaques dont elle est l’objet, il l’encourage non seulement à ne pas faiblir mais à aller de l’avant, ferme dans le Seigneur qui ne cesse de guider et de soutenir son Eglise.

 

 



Pour la fête de sainte Elisabeth de Hongrie 2021


Pas plus tard que ces derniers jours, en furetant parmi les rayons de la bibliothèque de mon couvent de Nice, j’ai découvert le texte d’une très belle conférence qui porte sur Elisabeth de Hongrie. Elle a été prononcée en 1932, à Zürich, par une jeune femme, Edith Stein, dont le nom vous est peut-être connu. D’origine juive, celle-ci venait à l’époque de recevoir le baptême. Elle devait entrer par la suite au carmel de Cologne où elle prit le nom de sr Bénédicte de la Croix.  C’est à Auschwitz où elle avait été déportée qu’elle mourut en 1942. Elle fut canonisée en 1998 par le pape Jean-Paul II et déclarée dans la foulée co-patronne de l’Europe.

« Il était une fois une fille de roi… » : c’est par ces mots qu’Edith Stein nous introduit à la vie  d’Elisabeth. Elle rapporte que, fiancée dès l’âge de 4 ans au fils aîné du landgrave de Thuringe, Elisabeth dut quitter sa famille pour le château de la Wartburg. Premier déchirement !  Mais ce fils aîné étant mort, c’est en définitive Louis, le cadet, qu’elle épousa. Un vrai chevalier en l’occurrence, qui mourut bientôt, juste avant de s’embarquer pour la croisade.

On devine la douleur de sa jeune veuve qui, pourtant, se releva. Bien davantage, elle prit à partir de là sa vie en main. Ayant décidé de se donner totalement au Christ et aux pauvres, elle quitta le château de la Wartburg, ou plutôt, elle en fut chassée avec ses trois enfants par sa belle-famille qui la jugeait inconséquente, extravagante. Elle par ailleurs si douce, si sensible, si joyeuse, n’en avait pas moins une volonté d’acier. Elle tint bon. Aussi Edith Stein l’assimile-t-elle aux « femmes fortes » de la bible, qui surent, comme par exemple Judith, résister à leurs adversaires.

Petite parenthèse : comme chacun sait, il n’est pas toujours facile de vivre en compagnie des saints. Le premier, Louis en fit l’expérience avec son épouse dont il prit toujours la défense et qu’il épaula dans ses initiatives. Je crois volontiers qu’il était lui-même doué d’une bonne dose de sainteté !

Mais un autre homme a beaucoup compté dans la vie d’Elisabeth, en l’occurrence son confesseur, le terrible Conrad. Celui-ci n’eut de cesse de la brimer, en la séparant par exemple de ses amies de jeunesse pour lui affecter des compagnes passablement revêches, ou en lui interdisant de distribuer personnellement ses aumônes. Malgré lui, il contribua pourtant à façonner chez sa pénitente un coeur selon le Christ.

Et c’est ainsi qu’Elisabeth, pour reprendre la si belle et si juste expression d’Edith Stein, « donna forme à sa vie ». C’est tout un art, un travail de longue haleine ! Il y faut de la constance, de la discipline, de l’audace, et cette ouverture à l’Esprit qui transforme et qui transfigure, faute de quoi on papillonne, on va de ci, on va de là, on croit obéir à son cœur quand on ne fait que suivre des impulsions un peu vagues. Cela ne va pas loin !

Si Edith Stein en a si bien parlé, c’est qu’elle-même s’était reconnue en sainte Elisabeth. C’est qu’elle découvrait à travers elle, si vite disparue à l’âge de 24 ans, comment donner à son tour « forme à sa vie », jusque sur les chemins d’exil où elle était entraînée, au milieu des déportés, jusque dans la solitude de la mort.

Oui, chers Pénitents, vous pouvez être fiers de celle que vous fêtez plus spécialement aujourd’hui. Soyez-en sûrs : elle veille sur vous, elle prie pour vous, elle continue à inspirer votre action, elle vous aide à donner à votre tour « forme à votre vie », humblement, à travers ombres et lumières. C’est à cela que, tous, nous sommes appelés !

 


           



Pour la Fête de la Toussaint 2021


Les saints : c’est toujours un plaisir de les retrouver ! Et d’abord, ces hommes de l’Evangile que furent François et Dominique. Ou encore Jérôme, l’admirable traducteur de la bible, qui avait si mauvais caractère ! Comment ne pas évoquer également le Curé d’Ars, qui faisait le désespoir de ses  professeurs au séminaire : il n’en est pas moins devenu un prêtre que l’on venait voir et entendre de partout. Et que dire de notre chère Elisabeth de Hongrie ? Ou de la « Petite Mère Noire », comme on l’appelait, Joséphine Bakhita, esclave soudanaise entrée chez les religieuses ? Ou de Jean XXIII qui surprit le monde entier en convoquant, à plus de quatre-vingts ans, un concile œcuménique ?

Quant à Thérèse de Lisieux, elle imagina une voie sans pareil pour arriver à la sainteté. Rappelez-vous ce qu’elle écrit dans son Journal, dans les dernières années du XIXème siècle : « Nous sommes dans un siècle d’inventions. Maintenant, ce n’est plus la peine de gravir les marches d’un escalier, chez les riches, un ascenseur le remplace avantageusement. Moi, je voudrais trouver un ascenseur pour m’élever jusqu’à Jésus, car je suis trop petite pour monter le rude escalier de la perfection. Alors j’ai cherché dans les livres saints l’indication de l’ascenseur, objet de mon désir, et j’ai lu ces mots sortis de la bouche de la Sagesse Eternelle : « Si quelqu’un est tout petit, qu’il vienne à moi. » Alors je suis venue, devinant que j’avais trouvé ce que je cherchais. (…) L’ascenseur qui doit m’élever jusqu’au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! » Le coup de l’ascenseur, c’est tout simplement génial !

Voilà pour le gratin des saints, pour les saints patentés. Mais il en est d’autres, plus obscurs mais non moins chers à notre cœur : ces hommes et ces femmes qui restent droits, quoi qu’il arrive. Ils tendent la main, ils savent perdre du temps pour les autres, ils voient ceux que le monde ne voit pas et qui souffrent en silence.

Enfin, avec Bernanos, comment ne pas faire droit aux « saints de toute petite naissance », qui n’ont « qu’une goutte de sainteté dans les veines » : des paumés, des enfants perdus, des délinquants, qui se révèlent, plus souvent qu’on n’imagine, étonnants d’intelligence et de générosité ?

Il n’empêche : aussi nombreux et divers soient-ils, les saints n’épuisent pas la sainteté de Dieu. Car, en vérité, Dieu seul est saint. Il est le Saint, le Tout-Autre. Comme le veut le mot hébreu que nous traduisons par « saint », il est « à part », « séparé ». Or, pour être saint, Dieu n’est pas isolé. Sa sainteté n’en fait pas un rival dont l’homme devrait se défendre. Elle ne sépare que pour faire alliance !

Jésus n’a jamais revendiqué de sainteté personnelle. Mais par toute sa vie, il a témoigné de ce Dieu que sa sainteté rend infiniment proche. Et cette proximité n’étouffe pas, elle n’écrase pas : elle fait vivre, elle met debout !

Aussi bien la sainteté de Dieu interroge-t-elle notre manière d’habiter le monde. L’Evangile selon S. Jean le souligne par exemple à l’envi : disciples de Jésus, nous sommes dans le monde sans être du monde. Certes, au coude à coude avec nos semblables, engagés avec eux sur les mêmes terrains, et simultanément appelés à témoigner d’une vie, d’un bonheur autres, irréductibles à ce qui fait d’ordinaire courir le monde et parfois nous-mêmes.

Aujourd’hui, c’est la Toussaint : notre fête à tous ! Comment ne pas nous en émerveiller ? Par le baptême, nous avons reçu en plénitude l’Esprit de Sainteté. Nous sommes en vérité devenus saints. Dieu nous a « sanctifiés », autrement dit « mis à part », encore une fois non pas pour nous couper de nos semblables mais pour être, au milieu d’eux et avec eux, témoins de la vie et de l’amour qui ne passent pas.

La sainteté n’est pas un gros lot à décrocher à la force du poignet. Elle est un don à accueillir, à incarner, tous et chacun, dans la diversité heureuse et parfois un peu rugueuse qui est nécessairement la nôtre. Ce n’est pas toujours confortable, ce n’est pas toujours conciliable avec ce qu’on voit, ce qu’on entend. Cela suppose même, un jour ou l’autre, de se défaire, de se séparer soi-même de certains instincts de violence, de domination… Que voulez-vous ! Il coûte toujours un peu de grandir en sainteté ! L’ascenseur dont parlait Ste Thérèse a du bon, mais il y a toujours quelques marches à gravir !

Pour autant, nous ne sommes pas seuls sur le chemin. D’autres nous précèdent et nous en faisons plus particulièrement mémoire le 2 novembre. Ils nous précèdent, et ils nous poussent en avant, au souffle de l’Esprit qui travaille l’Eglise et le monde.




Faites-vous le signe de croix ?


Un ami me confiait récemment : « Moi, quand j’entre dans une église, ce n’est pas pour prier ou pour communier à la messe. Mais je fais le signe de croix. »

Le signe de croix : un geste tout simple et tellement riche de sens ! Permettez-moi d’en relever quelques aspects que j’emprunte à l’étude que Michel Wackenheim lui a consacré, dans un livre paru cette année (1).

Le signe de croix, c’est d’abord un geste de foi, qui dessine tout un itinéraire pascal : celui du Christ, mort en croix, ressuscité, en qui nous sommes baptisés. Un geste qui renvoie simultanément à la Trinité : il nous apprend que Jésus est Fils, pleinement accordé à son Père qu’il vient révéler aux hommes. Quant à l’Esprit, il est l’élan du Père et du Fils l’un vers l’autre et vers le croyant. Voilà qui nous réoriente, s’il était besoin, à partir du cœur de notre foi.

Le signe de croix, c’est ensuite un geste plein de grâce, autrement dit plein de beauté. Encore faut-il bien le faire ! Ni à la sauvette, ni avec ostentation. « Vous faites le signe de la croix ? », interroge Romano Guardini dans les années cinquante. « Faites-le bien », continue-t-il. « Pas de geste estropié, hâté, qui n’ait plus aucun sens. Non, un signe de croix, un vrai : lent, large, du front à la poitrine, d’une épaule à l’autre. »

Rappelez-vous, à Lourdes, Bernadette Soubirous. Tous ceux qui la voyaient faire le signe de croix en étaient saisis, elle le déployait d’une manière si pénétrée qu’il était impossible de l’oublier. Manifestement, ce geste n’était pas pour elle un geste parmi d’autres. Mais ce geste singulier qui met d’ores et déjà celui qui le pose en relation avec Dieu, qui le fait participer, selon le mot de Michel Wackenheim, « au mystère de mort et de vie par lequel Dieu sauve aujourd’hui ». Moyennant quoi tracer le signe de la croix, c’est toujours appeler sur soi ou sur d’autres, sur un enfant, un malade ou une personne décédée, la bénédiction de Dieu.

Dans ce registre, Benoît XVI rapporte dans un de ses ouvrages comment, à l’occasion d’un voyage ou d’un déplacement qui devaient les séparer longtemps de leurs enfants, son père et sa mère ne manquaient jamais de marquer ceux-ci de la croix, avec de l’eau bénite, sur le front, la bouche et la poitrine. « Cette bénédiction, commente Benoît XVI, était pour nous le signe sensible de la prière de nos parents, qui nous accompagnait, nous guidait, portée, nous le sentions, par la bénédiction du Rédempteur. »

Notez au passage combien le signe de croix engage le corps. Où Dieu nous rejoindrait-il d’ailleurs mieux que dans notre corps, Lui qui s’est fait homme en Jésus ? Lui qui, en Jésus, est né parmi les hommes dans un corps semblable aux leur, à la fois magnifique et si fragile, si vulnérable ?

Le signe de croix, pour employer un mot barbare, c’est enfin un signe eschatologique, qui nous tourne vers l’accomplissement de toutes choses dans le Christ. L’axe horizontal de la croix renvoie au monde des hommes, au temps et à l’espace, tandis que l’axe vertical renvoie à Dieu et à la vie du monde à venir, à laquelle nous avons déjà part dans le Christ, Lui dont nous attendons le Jour Glorieux. Quel horizon !

Plus que jamais, il revient aux croyants que nous sommes d’habiter leurs gestes. Faute de quoi ils sont vides et muets ! Avec Jésus, nous sommes à bonne école ! « Jésus a la main lourde », écrit savoureusement un théologien contemporain, « bien plus lourde que les nôtres. Il n’y a pas de gestes machinaux pour lui. Ses gestes comme ses mots valent leur pesant. Jésus ne gesticule pas ». Tous ses gestes sont justes, ils sont pleins. Ils ont de quoi inspirer les nôtres, à commencer par nos signes de croix.

On le voit : la croix est tout entière « Bonne Nouvelle ». Elle est la porte par laquelle le baptisé entre dans la vie chrétienne. « C’est une porte étroite. Mais c’est la porte d’un palais où, dans la salle du banquet, le baptisé est attendu par une foule de frères à aimer » (2). Se marquer, se signer de la croix, c’est du coup dire « oui » au Christ et à son chemin qui nous interdit par définition de laisser de côté qui que ce soit, d’oublier les victimes de la folie meurtrière à travers le monde comme aussi tous ceux qui subissent l’injustice et la violence à notre porte.

Qu’en est-il, dans tout cela, du poète mort le 14 septembre 1321, dont le pape François nous demande de faire mémoire en la fête de l’Exaltation de la croix ? Paradoxalement, la croix est assez peu présente dans l’œuvre de Dante. Le geste de Paul VI offrant une croix au petit mausolée de Ravenne où Dante est enterré n’en est que plus émouvant : c’était en 1965.

Celui en qui le pape François voit un incomparable « prophète d’espérance » ne cesse pour autant d’inviter ses lecteurs au voyage, les entraînant depuis la terre où l’homme se montre parfois si féroce jusqu’à la lumière éternelle au centre de laquelle s’offre un visage, celui du Christ. Dieu a un visage et même un cœur humains ! Et c’est Lui que nous annonçons, dans sa révélation bouleversante, à chaque fois que nous faisons le signe de croix.

(1)  Michel Wackenheim, « Le signe de croix », Le Cerf, 2021

(2)  Michel Wackenheim, ib., p. 371











La fête du Malonat 



La tradition de la fête du Malonat que nous fêtons aujourd’hui s’est orientée à partir de la scène de l’évangile de l’Annonciation que nous venons d’entendre. Cela développe une thématique : l’annonciation comme l’irruption du Salut dans la vie d’une jeune femme, et donc la possible irruption de Dieu dans la vie de notre quartier pour nous épargner une épidémie de choléra. Ça n’est pas faux évidemment, à ceci près que le sens même de l’annonciation, c’est la fête de l’entrée du créateur, par qui « Tout a été fait » dans ce monde et dans la création. Ce n’est pas tout à fait un hasard et ça peut nous donner à réfléchir que la fête du Malonat puisse être rapprochée et liée au mystère de la résurrection. Elles se correspondent de façon rigoureuse. En effet, la résurrection c’est la première fois que l’on veut signifier que quelqu’un qui était parmi nous, avec un corps, une âme, des sentiments humains, une liberté humaine, une volonté humaine, une intelligence humaine, cette réalité-là est passée de ce monde au Père. Autrement dit, la question de la résurrection, c’est de savoir comment la réalité d’une créature, du fils de Dieu Jésus de Nazareth, a pu entrer définitivement dans le cœur de la Trinité. Car ce que nous confesserons dans le crédo tout à l’heure, c’est qu’en Dieu, il y a l’humanité concrète de Jésus. Il n’est pas étonnant qu’à l’autre bout de l’évangile, par une sorte de démarche régressive, on se soit posé la question : comment celui qui est éternellement fils de Dieu est entré dans la nature humaine, dans le monde ? S’il est le créateur, il est l’absolu, il est la totalité, il ne peut pas être fini comme une créature, il ne peut pas être limité par les contours d’une nature humaine. Inutile de vous dire qu’il n’y a pas de réponse ou d’explication. Nous n’avons pas de document, sinon ce que proclame la foi comme cet évangile que nous venons d’entendre. Toutefois, il y a un texte qui aujourd’hui nous aide aussi, c’est la lettre aux Galates que nous avons entendu en 2 e lecture. Quand il s’agit de dire comment Dieu est dans le monde, l’auteur dit qu’il est sous la domination de la loi de Moïse. Jusque-là, la manière d’entrer en relation entre Dieu et les hommes, c’étaient des gestes symboliques, des sacrifices, des rites. Et qu’est ce qui change entre le premier et le second régime ? C’est qu’au lieu d’être dans les signes, on est dans le « me voici, je fais ta volonté ». On passe des gestes symboliques à la réalité du « je », du « moi qui suis là ». C’est ça que nous fêtons aujourd’hui. La présence d’un Dieu qui est là présent pour nous aider et nous rassurer quand tout va mal, quand on a peur, quand on a perdu nos repères. La situation actuelle que nous vivons, devrait nous redonner la force et la simplicité de nous remettre sous le regard de Dieu. Il est bienveillant et sait ce qui est bon pour nous. Le cœur de la foi, et c’est ça que nous fêtons aujourd’hui, c’est de se demander ce qu’il y a eu ce jour-là dans la création. Rien de plus que Lui dans sa création. Ça peut paraître étonnant, mais c’est le cœur de la foi. Il n’y a rien de plus, rien de moins, mais c’est la pierre de touche. Si nous croyons que c’est vraiment Dieu lui-même qui est venu, alors effectivement nous sommes chrétiens, nous sommes croyants. C’est Dieu lui-même qui s’est fait chair, comme Dieu s’est fait corps glorifié pour nous introduire dans le royaume de Dieu. Mais si nous ne croyons pas ça, nous avons à peu près le même humanisme que la philanthropie de l’Unesco et toute autre chose tout à fait respectable mais qui n’a jamais rien apporté de plus à l’humanité. Amen                        

                                                                   




  DIMANCHE  DE  LA  RESURRECTION



Comme il est beau, le Ressuscité ! Il se dresse, drapé de pourpre royale, libre, victorieux ! Une douceur et une grâce infinies émanent de sa personne, de son corps qui porte encore la marque des clous.

Il revient de loin. Hier, au bout d'un long chemin de croix, il s'endormait dans la mort. Comme nous l'apprend la Tradition, il est ensuite descendu aux enfers chercher Adam et Eve, ainsi que tous les justes et les prophètes des temps anciens. Aujourd'hui, il éclate de lumière !

A ses pieds gisent les soldats, hébétés, empêtrés dans leurs armures, « comme morts », nous dit l'Evangile selon S. Mathieu. Et de fait : ne gisent-ils pas dans les ténèbres et l'ombre de la mort ceux qui veulent retenir captif le Vivant, qui ouvre aux hommes les portes de la Vie ?

Oui, il est beau, le Ressuscité ! Sa beauté dépasse même toute beauté. Ceci dit, quels traits lui donner ? Comment représenter Celui que nous ne voyons pas ? Bien davantage, comment le saisir dans l'instant où il ressuscite, dont personne n'a été témoin ? N'est-ce pas bien téméraire, voire perdu d'avance, de relever pareil défi ?

Certes, les Evangiles parlent d'apparitions de Jésus Ressuscité à Marie-Madeleine, à Thomas, à Pierre et à ses compagnons au bord du lac de Tibériade...  Il n'empêche : il ne suffit pas à Jésus de se montrer pour être reconnu, et d'abord par les siens ! Sa résurrection n'a rien d'un prodige qui s'imposerait au regard. Sans compter qu'il disparaît aussitôt aux yeux de ceux qui le reconnaissent, ainsi que les pèlerins d'Emmaüs en font l'expérience.

« Il vit et il crut », nous est-il en tout cas affirmé du disciple bien-aimé, dans l'Evangile de ce matin. Quant à Pierre, il voit, lui aussi, ou plutôt, il regarde, il dresse l'inventaire de ce qu'il voit dans le tombeau : le linceul, le linge qui recouvrait la tête de Jésus... Mais le disciple bien-aimé ne s'arrête pas aux objets : ce qu'il voit, c'est l'absence. Le corps n'est plus là. Et aussitôt, il croit. Rien n'est précisé de ce qu'il croit et sans doute serait-il prématuré de lui faire réciter le Credo ! Mais il croit en ce sens qu'il fait confiance, il ne verrouille pas. A la différence de Marie-Madeleine, il ne rapporte pas la disparition du corps de Jésus à un vol, il ne se rend pas à la première explication qui lui passe par la tête. Et cela change tout !

Jamais nous n'aurons le dernier mot sur ce qui s'est passé au matin de Pâques. Mais avec le disciple bien-aimé, il nous demandé de faire confiance, de permettre à un chemin de s'ouvrir à travers la confiance. Cela s'apprend, il y faut du temps, de la patience, des combats aussi. Mais le souffle du Ressuscité nous pousse en avant, il nous décentre de nous-mêmes pour traverser le scandale de la souffrance et de la mort, et nous persuader de croire que celui-ci n'a pas le dernier mot.

Comme je les comprends du coup les peintres, les sculpteurs, les enlumineurs qui ont besoin de temps, de silence, de prière avant de se risquer à prendre le pinceau, le stylet ou le marteau ! Ce n'est pas sans crainte et tremblement qu'ils se mesurent au mystère qui les déborde par définition. Eux voient l'absence et, loin de la fuir ou de la nier, ils n'en font que davantage confiance pour accueillir une présence qui transforme, qui rend vivant, qui élargit le regard : celle de Jésus Ressuscité ! Alors, ils peuvent se lancer et commencer à se mettre à l'oeuvre.

Vraiment, il est beau, le ressuscité qui s'offre à notre foi ! Regardons-le, reconnaissons-le vivant, présent, agissant dans nos vies ! Mais laissons-le aussi nous regarder, dissiper nos doutes, apaiser nos peines, briser les cuirasses derrière lesquelles nous nous abritons. En lui, encourageons-nous dans la foi qui faisait déjà s'écrier au vieux Job : « Je sais que mon Sauveur est vivant et qu'il se lèvera sur la terre. »

La foi au Christ : il nous revient de la cultiver et de l'annoncer sans faiblir, à la faveur de tous les talents que nous avons reçus. Et Dieu sait s'ils sont nombreux !

 





  


Pour la Messe des Rameaux et de la Passion du Seigneur

 

 

La croix : elle se dresse à l'horizon de la Semaine Sainte. Et comment ne pas la regarder ce matin, dans cette chapelle qui lui est tout particulièrement dédiée ? Elle que Jésus a endurée, qu'il a portée, sur laquelle il a étendu son corps.

Dans l'Evangile selon S. Marc, il est souvent question du corps des autres et notamment de celui des malades. Mais il faut attendre la Passion pour que le corps de Jésus attire vraiment l'attention.

C'est d'abord une femme qui lui prodigue des soins sans pareil, à Béthanie, dans la maison de Simon. Elle n'a pas de nom : son souvenir n'en est pas moins vivant depuis des siècles ! Le sens de son geste n'échappe pas à Jésus  qui commente : « D'avance, elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement ».  Jésus rend parlant le geste de la femme, si décrié par certains dans l'assistance. Il le rattache à sa mort prochaine, bien davantage à sa vie donnée sans réserve à la manière d'un parfum qui ne demande qu'à être répandu. 

Or à peine a-t-il été ainsi vénéré qu'à l'inverse, le corps du Seigneur est troqué contre trente pièces d'argent, par l'un des Douze ! C'est encore son corps qui est offert à la Cène, en signe d'une communion qui regarde plus loin que la mort : « Prenez, ceci est mon corps, ceci est mon sang ». A la fin, Joseph d'Arimathie se rend chez Pilate pour réclamer le corps du Crucifié et le mettre à l'abri dans un tombeau.

Oui, la croix : regardons-la. Moins pour pleurer sur nous-mêmes et sur nos faillites que pour célébrer sa victoire. Jésus ne l'a pas refusée : il l'a embrassée, sur elle, il s'est couché, faisant d'un instrument de supplice et de supplice réservé aux esclaves l'arbre où fleurit la Vie !

N'est-ce pas pour nous en souvenir que nous glisserons tout à l'heure, en rentrant chez nous, derrière le bois de nos crucifix, un rameau tressé ou bien tout frais cueilli à même l'olivier du parvis de notre chapelle ?

Alors, en la regardant, la croix, nous trouverons la force de porter notre croix. Et d'ouvrir les yeux sur celles des autres, de tant d'autres qui sont affligés jusque dans leur corps par la maladie, la maltraitance, la misère. Comme Jésus lui-même nous l'a montré. Car sa croix est inséparable de la leur.

Un instant, revenons à notre Evangile. Au matin de Pâques, prenant le relais de l'inconnue qui s'était levée à Béthanie, dans la maison de Simon, des femmes se rendront au tombeau de Jésus pour oindre son corps. Elles le chercheront en vain, et pour cause ! Jésus n'avait-il pas donné raison au geste de celle qui avait naguère parfumé son corps pour son ensevelissement, bien davantage en signe de la fécondité d'une vie donnée, à corps perdu ?

 



Premier dimanche de carême


                                                     POUSSES  PAR  L'ESPRIT

C'est donc le carême ! En réalité, cela ne nous change pas beaucoup : depuis bientôt un an, ne sommes-nous pas en carême, privés de restaurants, de spectacles, de réunions familiales ?

Pour autant, ne désespérons pas trop vite de ces quarante jours qui nous sont offerts une fois encore et qui nous donnent d'accueillir ce matin une page décidément bien singulière de l'Evangile selon S. Marc !

Ici, à la différence des autres Evangiles, pas de Temple, pas de montagne, du haut desquels le Diable puisse entraîner Jésus pour le tenter. Uniquement le désert, à perte de vue.

Il va de soi que ce désert n'est pas celui de Jean le Baptiste, très fréquenté en définitive et d'abord par les foules qui se pressaient pour écouter le prophète. Jésus, lui, est seul au désert. Seul humain parmi les anges et les bêtes sauvages, comme en suspens entre ciel et terre.

C'est ainsi que l'a représenté par exemple cet artiste de la Renaissance italienne qui répond au nom de Moretto da Brescia. Encore Jésus est-il chez lui un peu trop rêveur à mon goût, la tête un peu trop perdue dans les nuages, et entouré de bêtes sauvages qui ne semblent tout de même pas des plus féroces. Notez, à gauche, le corbeau qui, d'après le Livre des Rois, nourrissait le prophète Elie au désert.

Si Jésus se retrouve ainsi au désert, ce n'est pas de sa propre initiative. C'est l'Esprit qui l'a « poussé » là, nous est-il indiqué d'entrée de jeu, manu militari si j'ose dire, sans lui demander son avis ! Voilà qui est éloquent, y compris pour nous. L'Esprit ne tire pas en arrière : il pousse en avant, moyennant quoi il apprend à vivre et vivre passe nécessairement par des choix, des combats, des tentations.

En quoi Jésus a-t-il été tenté par Satan ? Difficile à dire ! Remarquez simplement que Jésus est tenté à un point très précis de l'Evangile selon S. Marc, juste après son baptême par Jean, alors qu'une voix venu du ciel vient de le désigner comme Fils bien-aimé qui a toute la faveur du Père. Cette qualité de Fils : n'est-ce pas à elle que s'en prend Satan quand il prétend tenter Jésus, le touchant au vif de ce qu'il est ?  

Mais l'Evangile ne cantonne pas au désert. A peine Jésus l'a-t-il quitté qu'il se met à parcourir la Galilée en proclamant : « Convertissez-vous et croyez à l'Evangile ! »  A dire vrai, ce langage ne nous est pas tout à fait inconnu. Il fait écho à celui de Jean qui « proclamait » déjà qu'il fallait se convertir. Mais nous percevons aussitôt toute la différence qui sépare ici la proclamation de Jésus de celle de Jean : elle est autrement plus large, plus joyeuse, plus lumineuse, c'est le Royaume de Dieu lui-même qui s'offre à travers elle, maintenant !

« Convertissez-vous et croyez à l'Evangile » : cet appel, c'est lui qui accompagne le plus souvent le geste de l'imposition des cendres, qui ouvre le carême. Permettez-moi à cet égard une comparaison : les ménagères qui font leur marché et les amateurs d'objets rares qui font les brocantes le savent bien : il y a de bonnes occasions à saisir. Le tout est de ne pas passer à côté ! Ainsi en va-t-il du carême : il est par excellence l'occasion ou si vous préférez la chance de se ressaisir, de se réorienter, à la lumière d'une Parole inépuisable et pourquoi pas en ouvrant l'Evangile selon S. Marc ?

Nous le comprenons dès lors : l'essentiel pendant le carême n'est pas de faire des efforts par ailleurs certainement utiles, qui risquent en outre de nous tendre les nerfs et de nous rendre insupportables à nous-même et aux autres. Mais de penser autrement, de changer (un peu!) d'esprit, de laisser l'Esprit nous « pousser », comme Jésus, par des chemins auxquels nous n'avons pas pensé ou que nous avons pris soin d'ignorer : c'est cela, se convertir !

Il y faut toute une vie. Nous avons tous nos angles morts, nous avons tous nos failles. Et peut-être nous arrive-t-il d'être tentés de tout envoyer promener ! Ce qui est rassurant, c'est que Dieu lui-même est parfois tenté d'abdiquer, de renoncer, de tout envoyer promener ! Rappelez-vous le déluge, quand l'homme ayant touché le fond de la perversité, Dieu menace de détruire tout ce qu'il a créé. S'il se ravise, c'est à cause d'un juste, Noé, en qui l'auteur de la Première lettre de S. Pierre voit une figure du Christ qui, dans sa Pâque, en traversant les eaux de la mort, nous donne en partage la vie même de Dieu.

Alors regardons vers la croix. Puisons en elle la force d'accueillir nos faiblesses, nos pauvretés, nos peurs et jusqu'à nos échecs non pas pour nous y complaire mais pour laisser le Seigneur les habiter et agir à travers elles. La tentation pour nous ne serait-elle pas en fin de compte de ne compter que sur nous, de douter que nous sommes, dans le Christ, des fils à part entière, des enfants bien-aimés du Père ? 

Quitte à nous laisser tenter, laissons-nous tenter par le seul Christ, et ce carême qui commence n'aura pas été vécu en vain, soyons-en sûrs !

 



Dimanche 6 décembre


      UN  AVENT  D'ESPÉRANCE


Quelle joie, ce matin, d'ouvrir ensemble le livre d'Isaïe !

Pour situer un peu les choses : avec le petit passage que nous avons lu et qui compte parmi les derniers chapitres de ce livre, nous sommes quelques six cents ans avant la naissance de Jésus, à Jérusalem, au lendemain de l'Exil. La ville n'est plus que l'ombre d'elle-même, ses habitants se traînent, tout est à reconstruire.

Peu à peu cependant, l'espoir renaît : Dieu n'est-il pas fidèle ? Ne l'a-t-il pas montré de mille façons par le passé ? Certains en arrivent même à soupirer : « Ah, (Seigneur), si tu déchirais les cieux, si tu descendais... ! » Admirable ! Ne faut-il pas être un peu enfant pour se lâcher ainsi, pour se laisser aller à une parole si hardie ?

Au fond, Isaïe l'a bien compris : l'unique remède à la détresse du peuple, c'est que Dieu s'en mêle, c'est qu'il intervienne en personne et qu'il descende du ciel pour voir et agir. Oh certes, il va de soi que nous sommes encore loin de la Bonne Nouvelle d'un Dieu venu en notre chair ! Mais la voie est ouverte, qui nous mènera bientôt jusqu'à Noël.


Quant à l'Evangile, il nous parle surtout de « veiller ». Par quatre fois, le mot nous revient en quelques versets et il prend un relief saisissant quand on songe que nous sommes ici, dans l'Evangile selon S. Marc, juste à la veille de la Passion de Jésus.

Manifestement, il y a là pour les disciples un avertissement. A l'heure de la tourmente, un encouragement à prendre appui sur la parole de Celui qu'ils ont accompagné sur les chemins de Palestine et qui leur a dit un peu plus haut, dans ce qu'il est convenu d'appeler la « petite apocalypse de Marc » : quoi qu'il arrive, quand les étoiles se mettraient à tomber et que vous seriez menacés, poursuivis, trahis, tenez bon, n'ayez pas peur, même vos cheveux sont tous comptés !


On le devine: « veiller » rime avec « espérer ». Et le propre de l'espérance, c'est de miser sur un Autre. C'est de faire fond sur sa parole. Une parole bonne qui ouvre à l'homme un avenir. A la différence de l'optimisme qui se berce souvent d'illusions et de la fatalité qui prêche la résignation, le propre de l'espérance, c'est de miser, nue et désarmée, sur une bonté qui nous précède et qui est à l'oeuvre dans le monde, non seulement pour en attester mais aussi pour la faire advenir.

Comme il serait beau, notre Avent, s'il était aux couleurs non pas tant de l'espoir toujours légitime que de l'espérance biblique ! En ce sens, pour reprendre l'image de notre Evangile aujourd'hui, n'est-ce pas à devenir des « portiers » d'espérance que nous sommes appelés ? Quelle merveilleuse vocation dans le monde qui est le nôtre, qui manque si cruellement de raisons d'espérer, où rares sont les regards qui nous espèrent et qui, par-là même, nous font grandir!

Par parenthèse, l'avez-vous remarqué ? Cette image du portier se double dans nos textes d'une autre image admirable que j'emprunte à Isaïe : celle du potier. Dieu nous est ainsi présenté comme un potier qui travaille l'argile, qui  fait du neuf, qui crée et qui recrée, qui façonne à neuf l'homme qu'il a créé de ses mains. Voilà qui n'est pas étranger au renouveau sans précédent qu'apporte Noël !


« Veillez », recommande Jésus aux siens à la veille de sa Passion. Or nous le savons : les disciples n'ont pas été au rendez-vous. A minuit, au chant du coq ou le matin, ils se sont endormis. A Simon-Pierre qu'il trouve en train de dormir à Gethsémani, Jésus dit non sans tristesse : « Tu n'as pas eu la force de veiller une heure ! »

Et nous-mêmes : veillerons-nous un peu avec lui en cet Avent ? Au milieu des nuits où tant d'hommes se débattent aujourd'hui, ouvrirons-nous à Celui qui a déchiré les cieux et qui est descendu chez nous pour y faire sa demeure ? En lui, le rêve du prophète Isaïe s'est réalisé au-delà de toute attente ! Résolument, allons à sa rencontre : il vient, il est à la porte, tout proche ! Encore une fois, ouvrons-lui ! Et apprenons de lui que Dieu est vraiment « notre Père, notre Rédempteur », Celui qui apporte aux hommes la délivrance et qui les veut pleins d'espérance!






Chers Amies et Amis Pénitents,

En ce 17 novembre 2020, il ne nous est pas possible de fêter ensemble sainte Elisabeth de Hongrie, dans la chapelle de l'Archiconfrérie. Comme c'est dommage! 

Par manière de présent, j'ai plaisir à vous adresser ces quelques textes tirés des dépositions des quatre servantes qui se succédèrent auprès de sainte Elisabeth durant sa courte vie, lors de son procès de canonisation. Ils sont sans prétention mais pleinement dignes de foi, et tellement délicieux!

Avec ma prière tout spécialement pour nos Soeurs Pénitentes et Olga, leur prieure.


. Il y avait à Eisenach une petite vieille à qui elle avait fréquemment fait l'aumône et donné des médicaments. Elisabeth se rendait à l'église par une rue étroite remplie d'une boue épaisse, que seules les pierres permettaient de passer à pied sec, quand elle rencontra cette femme. La vieille refusa de céder le passage si bien qu'Elisabeth tomba et se trouva entièrement salie de boue dans sa chute, elle et ses vêtements. Elle se releva en riant beaucoup de cette avanie et se nettoya gaiement.

. Dans ses infortunes, elle restait très gaie, joyeuse et patiente, si bien qu'on n'aurait jamais dit qu'elle supportait une épreuve. Mais elle ne pouvait supporter qu'on prononçât devant elle des paroles inutiles ou dictées par la colère et quand elle en entendait, elle disait immédiatement : "Mais le Seigneur, où est-il en ce moment?"

. Elle refusait d'être appelée "dame" par ses compagnes, qui étaient pauvres et d'humble origine. Elle voulait qu'elles s'adressent à elle en la tutoyant : "Toi, Elisabeth." Elle les faisait asseoir près d'elle et manger dans son écuelle. (...) Elle lavait les marmites, les écuelles et les plats, et renvoyait souvent les servantes pour qu'elles ne l'empêchassent pas de le faire, si bien qu'à leur retour, elles la trouvaient en train de laver les écuelles et autres ustensiles. Parfois même, elles trouvaient la vaisselle entièrement faite.

. La servante Elisabeth témoigne : "Ma dame était sur son lit de mort, tournée vers le mur, quand j'entendis une voix très douce qui semblait sortir de sa gorge. Au bout d'une heure, elle se tourna vers moi et dit : "Où es-tu, ma chérie?". Je répondis : "Ici", et j'ajoutai : "Ah, ma dame, que votre chant était doux!"" Elle me demanda si c'était de mes propres oreilles que je l'avais entendu. Je répondis que oui. Elle me dit alors : "Eh bien, c'est qu'entre le mur et moi, il y avait un petit oiseau qui m'adressait un chant très joyeux. Sa voix m'y invitait, il a bien fallu que moi aussi je chante!"

                                                                       



 Pour la fête de la Toussaint 2020

Peut-être les abords de la basilique Notre-Dame n'ont-ils jamais été aussi fleuris. Spontanément, sans discontinuer depuis jeudi dernier, des inconnus pour la plupart viennent déposer là des fleurs ou allumer une bougie en hommage à ceux qui sont tombés, sauvagement frappés. Parmi eux, certains sont chrétiens, d'autres ne le sont pas. Ils s'arrêtent, ils se tiennent debout en silence, ils prient. Ne s'en est-il pas fallu de peu que l'un ou l'autre connaisse le même sort, ce matin-là ? Ils sont trois à être tombés et c'est l'homme qui a été touché en plein cœur.

Et voici qu'aujourd'hui résonnent dans toutes les églises du monde les Béatitudes ! « Heureux les pauvres de cœur, heureux les doux, les affamés de justice, les miséricordieux, les persécutés... » : nulle haine, rien de fade non plus dans ces paroles qui sont autant d'appels à choisir la vie et à aimer, lucidement et patiemment.

Or les saints, qui sont-ils sinon les mille visages par lesquels l'Amour vient à nous ? On voit en eux parfois des gens qui sont détachés des choses de ce monde, qui ne mangent pas, qui ne dorment pas. Mais les saints sont « dans le vrai de la vie », ils avancent, ils persévèrent. Ils ont des colères face à l'injustice. Ils ne le cèdent pas à la fatalité. Ils sont libres, ils ont foi qu'un peu d'amour n'est jamais perdu.

En ce dimanche de la Toussaint, permettez-moi de vous rapporter une jolie histoire que j'ai trouvée dans un journal ces jours-ci et qui est tirée d'une bande dessinée. C'est un enfant qui est en train d'accrocher un cadre au mur de sa chambre. Sur ce mur ont déjà pris place des images de saints, comme sainte Thérèse, saint François et saint Dominique. Quant au cadre que suspend l'enfant, il le représente lui-même avec l'inscription : « Moi » !

Quelle prétention ! En réalité, l'enfant voit juste. La voie de la sainteté, c'est à chacun qu'elle est offerte. N'allons pas pour autant nous canoniser trop vite ! Mais acceptons de vivre de l'Esprit de sainteté que nous avons reçu à notre baptême. Laissons-le travailler et nous transformer. Invoquons pour nous-mêmes, pour l'Eglise et pour le monde l'Esprit de sagesse et de force, d'audace et de prudence. Dans le monde si compliqué et opaque qui est le nôtre, peut-être avons-nous à faire preuve, plus que jamais, d'une vraie prudence, qui n'est pas frilosité mais capacité de déterminer ce qui est à faire ou non.

Les Béatitudes à égard : elles n'en finissent pas de nous chercher, corps et âme. A travers elles, ainsi que l'écrit superbement un spécialiste de la bible, « Dieu ne réclame pas des observances, il réclame l'homme ». La différence est de taille !

Il va de soi qu'en cette fête de la Toussaint, nous prions pour les trois victimes qui sont tombées à Nice la semaine dernière et pour leurs proches. Nous leur associons les personnes décédées ou disparues dans la tempête qui a récemment dévasté les Vallées du Haut-Pays, et les victimes de la pandémie qui continue à sévir. Dans la foi aussi qu'ils intercèdent pour que les habitants de la terre grandissent en humanité. Et en sainteté.



Pour l'engagement de cinq novices en la fête de l'Exaltation de la Croix

 

 

Ils sont donc cinq ! Cinq à s'engager aujourd'hui dans l'Archiconfrérie des Pénitents Blancs de Nice.

A vrai dire, depuis des mois voire des années, ils n'attendaient que cela ! Ils ont patienté, ils ont tenu bon. Et la chapelle où nous sommes ayant enfin rouvert ses portes, ils sont en mesure désormais de concrétiser leur rêve, pour la plus grande joie de tous !

Ils sont donc cinq : une femme et quatre hommes. Chère Valérie, vous avouerez que, pour l'occasion, vous êtes bien entourée ! A croire que les hommes sont capables de se mettre au service de l'Eglise et de l'Evangile, plus qu'on ne l'imagine...

L'engagement de nos cinq amis s'enracine évidemment dans le sacrement de leur baptême qu'ils ont reçu de longue date ou tout récemment, comme Stéphane dont nous avons célébré le baptême ici même, en juillet dernier. Un baptême qu'on laisse parfois sommeiller longtemps, jusqu'au jour où il se rappelle à nous à la faveur d'une rencontre, d'un événement, d'une parole. Il ouvre alors tout un champ de possibles jusqu'alors insoupçonnés.

Et c'est ainsi, chers Valérie, Stéphane, Roger, Yves et Robert, que vous êtes peut-être les premiers étonnés de vous retrouver ce matin à revêtir un vêtement qui n'a rien de très élégant et à vous ceindre d'une corde pour suivre, pauvres, le Christ pauvre et marcher à la suite d'un crucifié.

Est-ce bien raisonnable ? Certainement pas ! Et pourtant, vous le pressentez, vous le croyez, vous le savez d'expérience : la vie, la vraie vie, passe par là !

Oui, aussi paradoxal cela soit-il : faire le choix de la Croix, c'est faire le choix de la vie et de la vie plus forte que la mort. C'est la défendre là où elle est le plus menacée et la promouvoir sans relâche. Faire le choix de la Croix, c'est accepter de guérir de la haine, du mensonge, de la violence, c'est faire le choix d'aimer et d'aimer sans retour, à la manière du Christ, c'est donner sa vie. Faire le choix de la Croix, c'est faire le choix de ce qui construit, c'est résister au Mal, à la barbarie qui, sous tant de formes, se déchaîne contre l'homme aujourd'hui comme hier : je lisais récemment qu'en plein XIXè siècle, un grand poète allemand, Heinrich Heine pour ne pas le nommer, prophétisait que la Croix serait la seule alternative à la barbarie. Il ne croyait pas si bien dire, que l'on songe au nazisme ou à d'autres idéologies.

La Croix : on veut bien la regarder mais en général d'un peu loin. A condition qu'elle ne dérange pas trop. Quelle erreur ! Il faut au contraire s'en approcher, la contempler longuement. Et l'Evangile nous y encourage, qui nous parle superbement ce matin du Christ « élevé sur la Croix », nous invitant à reconnaître, dans le Crucifié, à la lumière de la foi, le vainqueur de la mort, Celui en qui la vie est donnée et redonnée.

Dans quelques instants, vous serez cinq à faire votre engagement. A vous inscrire dans une histoire de plus de sept siècles, belle et riche : l'histoire de la charité. On ne devient pas chrétien tout seul, on ne devient pas davantage pénitent tout seul mais avec d'autres que le Seigneur nous donne, comme ils sont. Alors, ensemble, allez de l'avant, vous portant mutuellement dans la prière, dans le monde incertain qui est le nôtre, témoins du Christ qui fait toutes choses nouvelles. Par sa Croix.

 

 


 


 UNE  FÊTE  EN  ROUGE


La Pentecôte : pouvions-nous rêver plus belle occasion de nous retrouver ? Nous nous étions quittés au début du carême, une cinquantaine de jours avant Pâques : nous sommes de nouveau rassemblés, cinquante jours après Pâques. Je gage volontiers que ce grand écart dans le temps n'a pas été vain, qu'il a fortifié en nous le désir de grandir dans la foi et de vivre en ressuscités !

Avec la Pentecôte s'invite une couleur. Rouges sont effet la chasuble que je porte aujourd'hui et les fleurs de part et d'autre de l'autel. C'est une couleur violente que le rouge ! Spontanément, nous l'associons au danger, aux ravages des incendies, au feu qui brûle et qui purifie, à l'amour, à la passion et singulièrement à la Passion de Jésus qui l'a conduit jusqu'à la croix. En ce sens, peut-être plus encore que le blanc, le rouge est par excellence la couleur de l'Archiconfrérie.

C'est en tout cas en rouge que l'Eglise célèbre la Passion du Seigneur, le dimanche des Rameaux, et, un peu plus loin au cours de la Semaine Sainte, le Vendredi Saint. Comme elle fête en rouge la Pentecôte à la faveur de ces fameuses « langues » dont il est question au livre des Actes des Apôtres, qu'on eût dites « de feu » et qui se partagent avant de se déposer sur chacun des disciples qui sont là présents : non seulement la Vierge Marie et les Douze mais pas moins de 120 disciples qui sont déjà l'Eglise.

Manifestement, cette page des Actes s'inspire directement d'un passage célèbre du livre de l'Exode quand, sur la montagne du Sinaï, Dieu descend « comme du feu », au milieu d'un fracas de tonnerres, pour donner à Moïse les Tables de la Loi.

Si vous me permettez de le préciser : ce rapprochement est d'autant plus saisissant que chez les juifs, la Pentecôte, « Chavouôt », de fête agraire qu'elle était primitivement, fut précisément  associée, dès le deuxième siècle avant notre ère, à la commémoration du don de la Torah à Moïse, cinquante jours après que le peuple des hébreux fût sorti d'Egypte.

Il n'empêche : « notre » Pentecôte n'est pas la répétition de l'événement du Sinaï ! Elle célèbre le don de l'Esprit répandu en plénitude sur les disciples, en l'occurrence des Galiléens réputés pas très futés, qui se mettent soudain à parler hardiment, à annoncer ouvertement la Parole et à se faire comprendre des foules qui les écoutent, tout simplement, si j'ose dire, parce que leur langage est pleinement accordé au désir le plus profond de l'homme.

Oui, l'Esprit Saint, c'est « comme du feu » ! On ne s'en approche pas impunément. Il n'en est pas moins bienfaisant, apaisant. Il réchauffe le cœur, il éclaire, il met au large, il met en joie, il renouvelle toutes choses.

Ce renouvellement : comme nous en avons besoin ! Dans un article récent du Nice-Matin, une spécialiste infectiologue demandait si, après le confinement, il suffirait de faire « comme avant ». La « vie normale » serait-elle en effet de consommer toujours plus, de céder à l'immédiat, de courir après le rendement, quels qu'en soient les risques pour l'homme et l'écosystème dont il fait partie ?

En cette fête de Pentecôte, prions l'Esprit de nous aider à ne pas retourner purement et simplement à la « vie d'avant ». Nous en avons les moyens. A notre échelle, en introduisant ne serait-ce qu'un petit écart dans ce que nous avons peut-être toujours fait. En revisitant l'un ou l'autre de nos choix, l'une ou l'autre de nos manières. Ne désespérons pas trop vite de l'homme, encore moins de l'Esprit. Allons même jusqu'à donner à celui-ci un petit coup de main, il ne sera pas contre !

« Comme le Père m'a envoyé, moi aussi, je vous envoie », dit Jésus dans l'Evangile. C'est d'un même mouvement que le Père envoie le Fils et que celui-ci envoie ses disciples. L'Esprit auquel nous avons part est un Esprit de témoignage. Or, c'est par notre parole et en posant des choix qui parlent que nous serons vraiment témoins du Ressuscité. Belle occasion de redécouvrir le sacrement de confirmation, qui est par excellence le sacrement qui fait le témoin, l'envoyé !

Dans quelques instants, Stéphane va faire son entrée en Eglise en vue de recevoir le baptême et la confirmation, et de communier au Corps et au Sang du Seigneur. Avec lui, réjouissons-nous et laissons-nous habiter par l'Esprit de feu. Car, dans la vie, avoir un peu d'Esprit, ce n'est pas interdit, n'est-ce pas ? Cela peut aider, surtout lorsqu'il s'agit de ne pas rougir du Christ Jésus, notre frère.

                                                                                                


Dimanche de la Résurrection          

Comme ils ont de la chance de courir, Marie-Madeleine, Pierre et « l'autre disciple, celui que Jésus aimait », au matin de Pâques ! Nous qui sortons à peine ces jours-ci pour faire quelques courses et nous dégourdir les jambes avons de quoi les envier. Il est heureux de se mouvoir, de se rencontrer, de se parler à visage découvert, tout simplement de vivre : nous le mesurons d'autant mieux que nous en sommes au moins partiellement privés.

La résurrection de Jésus consacre le prix et la beauté infinis de la vie. Et qu'est-ce que vivre sinon s'ouvrir à soi-même et aux autres, aimer, se risquer ? A l'image d'un Dieu qui ne cesse d'aller vers les hommes, de leur parler et de se lier à eux.

La Semaine Sainte s'achève. Dans son aridité, elle nous a peut-être été un temps de grâce. L'occasion de nous poser un peu, de descendre en nous, de laisser le Seigneur nous visiter. Ne touche-t-elle pas d'ailleurs à ce qu'il y a de plus profond en l'homme, à son désir, à son cœur, à ses élans les plus sublimes comme à ses peurs les plus tenaces ? Comme elle touche à ce qu'il y a de plus profond en Dieu, sa fidélité, son amour désarmant et fort comme la mort.

Depuis nos églises vides, il ne restera cette année que le chant des cloches pour proclamer au monde la Résurrection. Les cloches ne sont pas bavardes, elles ne sont pas grandiloquentes mais elles touchent juste. Au vif du cœur, à la racine de la mémoire. Elles sont au diapason de Pâques. Le Ressuscité ne s'impose pas : il nous éveille à un chant nouveau, si nous le voulons.

Il nous faudra du temps pour sortir du confinement. Il nous faudra veiller surtout à ne pas revenir en arrière mais à miser sur la vie, plus que jamais. Aux côtés de ceux qui ne partagent pas forcément la foi qui est la nôtre mais qui se donnent, qui se dévouent, qui agissent en accord avec leur conscience. Car comment se réclamer de la foi de Pâques sans, du même coup, aimer et faire le choix de la vie, aussi coûteux soit-il ?

« Chacun de nous, par la lumière qui est en lui, est le Christ lui-même », écrit superbement Maurice Bellet (1). L'homme est irréductible aux ténèbres qui le menacent au point qu'il s'en croit parfois envahi. Il est en lui une lumière qui ne s'éteint pas et qui vient de plus loin que lui. Les baptisés saluent en elle le Christ qui illumine tout homme en ce monde et qui leur donne de courir, libres, vivants, par des chemins toujours à inventer. Pour reprendre ce mot que je n'ai jamais oublié : en « petits Christs » qu'ils sont devenus !

 

 

(1) Maurice Bellet, « Le Dieu sauvage », Bayard, 2007

                                             



  A propos du Jeudi Saint

Ces jours de confinement nous offrent parfois de faire de belles découvertes ! C'est ainsi qu'au gré de quelques lectures, je suis tombé sur un superbe article ayant trait à l'Eucharistie (1). Permettez-moi de vous partager aujourd'hui ce que j'en ai retenu.

La plus ancienne version du dernier repas de Jésus avec ses disciples remonte à la Première lettre de S. Paul aux Corinthiens (non pas aux Evangiles!). Ce n'est certes pas un hasard s'il nous est donné de l'entendre proclamer au soir du Jeudi Saint : « Pour moi, en effet, j'ai reçu du Seigneur ce qu'à mon tour je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain et, après avoir rendu grâces, le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. » De même, après le repas, il prit la coupe en disant : « Cette coupe est la Nouvelle Alliance en mon sang ; toutes les fois où vous en boirez, faites-le en mémoire de moi. » Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. » (1 Co 11, 23-27)

On reconnaît là les deux gestes qui sont typiques d'un festin juif : la fraction du pain et le geste de bénédiction de la coupe, respectivement au début et à la fin du repas. La particularité du récit de Paul tient à l'interprétation que Jésus en fait, les rapportant l'un et l'autre à lui. Notez qu'il n'est pas question ici de pain azyme ou d'herbes amères, comme il est traditionnel pour le repas de la Pâque juive : le dernier repas de Jésus ne coïncide donc pas exactement avec le repas pascal des juifs (la chronologie de la Semaine Sainte est d'ailleurs difficile à établir).

S'il est marqué par la mort imminente de Jésus, ce repas est tout entier placé sous le signe de l'espérance. Il n'a rien de triste, encore moins de morbide. Il regarde vers l'avenir. Rien ne laisse entendre que Jésus considère sa mort comme un échec ou une catastrophe. Elle est au contraire au bénéfice des siens et, plus largement, des foules ou de « la multitude » : le mot fait référence au quatrième chant du serviteur, au chapitre 53 du livre d'Isaïe.   

                                       

Pour ce qui est de la coupe : Jésus ne se contente pas, comme il est d'usage, de la soulever au nom des convives en accompagnant son geste de prières puis d'y boire lui-même en invitant  les autres à faire de même avec la leur. Il la fait circuler parmi les disciples, les incitant à continuer de célébrer ce repas dans l'espérance de l'avènement du Royaume. Cette coupe relie ceux qui y boivent les uns aux autres et à Dieu. Elle est la coupe de la « Nouvelle Alliance » dont Dieu a l'initiative et qui ouvre à tous un avenir.  

 

Jésus agit comme maître de maison qui invite les siens au repas. Il s'engage personnellement dans les paroles qu'il prononce comme dans les gestes qu'il pose, dont les chrétiens font mémoire (= anamnèse) à chaque Eucharistie. Faire mémoire ne consiste pas à se rappeler ce qui s'est passé un jour du temps mais à « annoncer la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne » : c'est toujours aujourd'hui que le Christ mort et ressuscité se donne sous les signes du pain et du vin.

 

La référence chez Paul à « la mort du Seigneur » est particulièrement heureuse : Celui dont il est fait mémoire en tant que crucifié est simultanément le Seigneur dont la communauté attend le retour. C'est là un merveilleux raccourci du mystère pascal !

 

Petite précision quant à la mention du sang : elle a sans doute été ajoutée après Pâques. Elle a trait en effet aux supplices infligés à Jésus, qui suivent le dernier repas.

 

Comment est-on passé du témoignage de Paul à la célébration de l'Eucharistie que nous connaissons aujourd'hui ? Celle-ci s'est fixée au fil des siècles ! Chez les premiers chrétiens, le « repas du Seigneur » était célébré comme un repas du soir où survivaient un certain nombre d'usages juifs. C'est encore vraisemblablement le cas à Corinthe dans les années 50. Ce repas s'est progressivement déplacé du samedi soir au dimanche matin, le « premier jour de la semaine ». Ont été également rapidement distingués le repas ordinaire et les prières eucharistiques sur le pain et le vin : la distinction est clairement établie au 3è siècle.   

 

Comment ignorer enfin que le « repas du Seigneur » s'inscrit dans la longue tradition biblique des repas ? Jésus lui-même acceptait volontiers l'hospitalité de Marthe et de Marie, il a partagé la table des pécheurs, il a mangé avec des pharisiens. N'est-ce pas d'ailleurs à la faveur d'un repas que Jésus ressuscité se manifeste aux siens à Emmaüs et au bord du lac de Tibériade ?

  

Il vaut la peine de le remarquer : si Paul rappelle ce qu'il a reçu au sujet du dernier repas de Jésus avec ses disciples, c'est à l'intérieur de tout un développement où il recadre la vie de la jeune communauté chrétienne de Corinthe. Aux membres de celle-ci de se recevoir mutuellement comme ils sont eux-mêmes reçus à la table du Seigneur !

 

L'Eglise est la maison où le Christ prend place à table avec ses disciples. Quand la joie nous sera donnée de communier à nouveau ensemble dans une église, a fortiori dans la chapelle de l'Archiconfrérie, souvenons-nous alors d'être accueillants les uns aux les autres, et à l'égard de ceux qui passent et auxquels le Seigneur ouvre tout grand sa maison.

 

 

(1) Michael Theobald, « Le repas du Seigneur dans le Nouveau Testament », RSR, 107/1

 

                                                         


  Dimanche des rameaux et de la Passion du Seigneur

 

   N'est-ce pas paradoxal ? A peine arrivons-nous d'ordinaire à loger les célébrations de la Semaine Sainte dans un emploi du temps trop chargé. Et alors que nous aurions pour la plupart tout le loisir de nous rassembler aujourd'hui à l'église, il nous est impossible de le faire !

  Elle est vraiment particulière, la Semaine Sainte qui commence. Il nous faudra jeûner de déploiements liturgiques, de chants, de fleurs ...et même, pour l'Archiconfrérie, de lecture de la Passion en niçois ! Pour mieux aller à l'essentiel, faire taire tant de bavardages intérieurs, vider les placards trop encombrés de notre cœur, ouvrir la bible, laisser agir le Christ ?

    Déjà, au soir du 27 mars, le Pape a donné le ton. Qui n'a été touché par la dignité de cet homme, seul sous la pluie sur le parvis désert de la Place Saint-Pierre, portant silencieusement au Christ de l'église San Marcello l'humanité blessée et menacée ?

   Oui, le monde est à l'arrêt. Surpris dans son élan, dans sa routine, dans sa course folle par un ennemi invisible. Rattrapé par la mort qu'il prétendait si bien fuir. Voilà qui nous fait prendre la mesure du prix de toute vie et de ce qui nous lie en profondeur les uns aux autres.

    Le premier, Jésus a été seul. Autour de lui, ils étaient pourtant nombreux à s'agiter, à crier, à faire corps. Il n'a pas eu peur. Il a été jusqu'au bout présent à chaque étape de son chemin de croix et à chacun. Il a été au rendez-vous du Père.

   Nous qui savons si peu ce que demain nous réserve, faisons-lui confiance. Emboîtons-lui le pas. Regardons la croix qui est la porte de l'espérance.

  Certes, l'amitié est précieuse. Il est heureux d'être entouré et d'abord à l'heure de l'épreuve. N'oublions pas cependant que, s'il est une solitude qui enferme, il est aussi une bonne solitude dont l'homme ne saurait faire l'économie sauf à vivoter à la surface de lui-même.

   La Passion : nous y sommes. Des gens qui n'ont rien demandé la vivent aujourd'hui dans leur chair. S'il ne nous est pas donné de l'être autrement, soyons-leur présents par notre prière, dans la foi humble en Celui qui a fait de sa Passion l'espace du plus grand amour.

   Et s'il nous arrive d'entrer ces jours-ci dans une église et d'en emporter discrètement un rameau béni pour en parer notre crucifix ou le donner à un voisin, marquons un petit temps d'arrêt. C'est l'heure de la croix, l'heure de la foi nue. L'heure de s'en remettre à celui qui se donne sur la croix. Ne passons pas à côté de lui sans le voir, sans l'écouter. Sa faiblesse est notre force. Sa mort est notre vie.

 

 

    


 Dimanche de « laetare » , sur l'Evangile de l'Aveugle-né », Jn 9


Cette longue page d'Evangile ne saurait nous faire oublier les mots par lesquels elle commence : « En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance ».

Jésus voit et, aussitôt, il agit : il met de la boue sur les yeux de l'aveugle, il l'envoie se laver. Les disciples, eux, parlent et n'agissent pas.

Quant aux voisins, aux Juifs, aux pharisiens : ils voient bien qu'un homme a été guéri. Mais ils s'obstinent à ne pas voir ce qui pourtant saute aux yeux. A savoir qu'en Jésus, c'est Dieu qui agit,  qui crée et qui recrée.

L'ancien aveugle enfin : c'est merveille de voir comme il avance ! Il parle, même qu'il n'a pas la langue dans sa poche ! Bien davantage, arrive un moment où il n'y tient plus ; de questionné, il devient questionneur : « Est-ce que vous ne voudriez pas devenir de ses disciples ? » demande-t-il malicieusement à ceux qui l'interrogent et qui lui répliquent : « C'est toi qui es son disciple ! »  Ils ne croient pas si bien dire... Disciple, il l'est en vérité, et tenace ! L'obscurité ne lui fait pas peur, qu'elle soit celle des autres ou celle qui est encore en lui.

A la fin, Jésus dit : « Je suis venu pour un jugement, pour que ceux qui ne voient pas puissent voir et pour que ceux qui voient deviennent aveugles. » C'est là que j'aime à retrouver le « Nuage d'Inconnaissance » qui n'a plus de secret pour les Pénitents Blancs de Nice et qui le répète à l'envi : impossible de voir sans consentir à une certaine obscurité, à une Pâques des sens, à une Pâques de l'intelligence.

On n'a jamais fini de mourir à des vues un peu trop courtes, à des lumières un peu trop factices, pour naître à Celui qui n'a pas craint de plonger dans les ténèbres du monde et qui fait de nous des êtres de lumière. Des hommes et des femmes qui parlent et qui agissent. Qui sèment la joie !




                                                                                              


     Pour le Carême 2020

    Pas de baiser de paix. Pas de communion des fidèles au calice. Décidément, cette année, le Carême s'annonce sévère ! Par la force des choses, ne sera-t-il pas l'occasion, plus que jamais, de nous interroger sur nos gestes, sur nos comportements, sur les choix qui sont les nôtres ?

    Il nous entraîne à l'écart. Au désert où, d'après l'Evangile, l'Esprit en personne s'est chargé de conduire Jésus au lendemain de son baptême dans les eaux du Jourdain.

      Au  désert,  pas moyen de fuir,  de s'échapper,  de louvoyer  avec  soi-même.  L'homme  est  ici renvoyé à lui-même, à ses instincts, à ses besoins élémentaires, la faim, la soif...  A ses désirs si vite contradictoires. En ce sens, le désert est une épreuve, un lieu de vérité où l'homme est poussé dans ses retranchements. Par excellence l'espace de la tentation.

     Au désert, Jésus renoue avec l'histoire immémoriale d'Israël, et singulièrement celle de l'Exode. A peine sortis d'Egypte, les Hébreux, rappelez-vous, s'étaient en effet empressés de récriminer contre Dieu et contre Moïse, de murmurer contre Celui qui les avaient libérés de l'esclavage pour les embarquer, disaient-ils, dans une véritable galère. Ils avançaient du coup à reculons, s'enfermant dans un passé qu'ils idéalisaient, tentés de tout lâcher, de tout abandonner, allant jusqu'à tenter Dieu en demandant si, oui ou non, Dieu était bien au milieu d'eux !

     La tentation : elle court depuis les origines de l'humanité. Elle s'insinue sournoisement, la plupart du temps sans en avoir l'air, à la faveur d'une oreille un peu trop complaisante. Comme le serpent de la genèse qui réussit tout de même ce tour de force de faire passer Dieu pour ce qu'il n'est pas, à savoir le concurrent de l'homme !

    Voilà qui n'est certes pas étranger à notre page d'Evangile. Par trois fois, le diable revient à la charge. Sans état d'âme. Il est manifestement prêt à tout, tout est bon pour lui, y compris de pervertir la Parole de Dieu. « Si tu es le Fils de Dieu », dit-il à Jésus, « jette-toi en bas (du sommet du Temple) car il est écrit : 'Il donnera pour toi des ordres à ses anges' et 'Ils te porteront sur leurs mains de peur que ton pied ne heurte la pierre'. » Le diable se sert de la bible pour inciter Jésus à faire l'économie de la finitude, de la fragilité et en définitive de la mort qui sont le lot de l'homme. Mais à la différence d'Adam, Jésus n'est pas dupe. Il use de l'Ecriture de façon très saine pour déjouer les artifices du diable et s'accueillir comme fils.

    A l'autre bout de l'Evangile selon S. Matthieu, à l'heure de la Passion, ce sont des hommes qui donnent voix au diable. Des passants qui injurient Jésus : « Si tu es Fils de Dieu, descends de la croix ! ». Et les grands prêtres qui ricanent : « Il s'est confié en Dieu, qu'il le délivre maintenant, lui qui s'est déclaré Fils de Dieu ! »

    Venons-en à la troisième tentation imaginée par le diable : elle est absolument spectaculaire !Sans même lui demander son avis, celui-ci emmène donc Jésus sur une très haute montagne. Il lui fait voir tous les royaumes de la terre et leur gloire. «Voir » : le verbe est d'importance. Au livre de la Genèse, nous l'avons entendu, le serpent promet à la femme que le jour où elle et son mari mangeront du fruit de l'arbre au milieu du jardin, leurs yeux s'ouvriront. Tout voir et tout savoir : la tentation est constante dans la bible. Les savants nous apprennent d'ailleurs que le verbe « tenter » signifie « essayer » pour voir, pour vérifier, pour savoir. A leur tour, les contemporains de Jésus demanderont des signes pour « voir » s'il est bien le Messie. L'épreuve est évidemment de passer du besoin de voir à la foi.

    Peut-être le Carême arrive-t-il à point pour nous guérir en tout cas du besoin de tout voir, de la dictature de l'image qui est si répandue de nos jours et qui empêche si souvent de communiquer. Est-ce un hasard si le diable conclut en invitant Jésus à se prosterner devant lui comme devant une idole qui, par définition, ne parle pas ?

    Sur le chemin de nos vies, nous sommes nécessairement guettés par des forces de mensonge et de mort. Le Carême est l'occasion de les repérer, de les situer, pour mieux laisser le Christ les vaincre en nous et avec nous. L'humanité est belle, elle n'en est pas moins fragile et tentée. Il faut le savoir et apprendre à toujours mieux se connaître pour mieux choisir la vie. La choisir et l'annoncer : n'oublions pas que la scène des tentations précède immédiatement chez Matthieu le début du ministère public de Jésus.

    « L'homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » : c'est là au fond la grande leçon du désert. « Le pain est nécessaire mais c'est la Parole qui fait vivre.» (1) Le pain rassit, il se gâte, il se corrompt. La Parole en appelle à la foi qu'elle nourrit simultanément. C'est au pain de la Parole que nous allons maintenant communier, pour avoir la force de marcher en fils et en filles bien-aimés du Père, à la suite du Seigneur, jusqu'au jour où nous entrerons dans la plénitude de sa Pâques.

 

(1) La formule est de la bibliste Annie Jaubert.


Pour l’Épiphanie 2020

 

 

   La crèche : on y revient toujours. Sans doute aurait-elle manqué à la chapelle de l'Archiconfrérie si de bonnes âmes ne s'étaient pas souciées d'offrir au Sauveur un minimum de comité d'accueil !

   A la différence des bergers que l'Evangile n'avait pas eu trop de mal à chercher dans les environs de Bethléem où ils faisaient paître leurs troupeaux, les mages viennent de loin. Même s'ils font bon ménage avec les bergers, ils appartiennent à une tradition différente. Ce sont des étrangers, des païens. Des hommes de science qui n'en sont pas moins de hauts spirituels.

   Pourquoi se sont-ils mis en route ? Pour voir du pays, pour s'aérer, par goût de l'aventure ? J'aime à croire qu'ils sont partis en raison d'une certaine fidélité et d'abord à eux-mêmes. Car si la fidélité s'éprouve souvent au fil des jours et des années par la répétition des mêmes gestes d'attention, de présence à l'autre, d'abnégation, elle passe aussi par des audaces, des innovations, des ruptures. « Une fois partis, les mages oublient leurs livres. Etre fidèle, c'était pour eux ne point s'y cantonner », observe un de mes frères dominicains par ailleurs familier des bibliothèques !

   Les mages sont donc partis, ils ont suivi l'étoile. Une petite étoile au ciel de leur vie qui les a poussés en avant et qui les a préservés de s'affadir, de se dessécher, de se laisser ensevelir. Une étoile qui est bien davantage qu'un astre repérable sur la carte du ciel : n'est-elle pas en effet de l'ordre d'une présence, sûre et fidèle, qui ne cesse d'appeler les hommes à se mettre et à se remettre en route à la rencontre de leur cœur ? A la fin du cantique de Zacharie, plus connu sous le nom de « Benedictus », qui figure à l'office des laudes, n'est-il pas fait mention d'un astre précisément, qui vient visiter la terre pour l'éclairer de la lumière d'en-haut, autrement dit de la lumière de Dieu ?

   Au passage, vous aurez noté tout ce qui sépare les mages des scribes de Jérusalem. Ces derniers sont versés dans les Ecritures. Ils en connaissent la lettre : ils en ignorent l'esprit. Ils savent mais ils n'entrent pas dans l'intelligence du savoir qu'ils détiennent. Même après avoir renseigné les mages, ils restent immobiles, figés. La Parole de Dieu ne vit pas en eux, ils lui sont étrangers. On mesure ainsi toute la distance qui sépare un savoir qui tourne en rond de la foi vive qui se nourrit d'étude et de prière. Des mages et des scribes : qui est alors vraiment fidèle ?

   Quant à Hérode : il a tout du renard, ainsi que Jésus lui-même le dira plus tard à ses disciples. Il se croit rusé, sauf qu'en la personne des mages, il a trouvé plus rusé ou du moins plus fin que lui ! C'est un homme qui vit dans la peur, qui perçoit comme une menace tout ce qu'il ne maîtrise pas. L'arrivée des mages le met dans tous ses états, il est « bouleversé » et tout Jérusalem avec lui : le verbe « bouleverser » est très fort, il laisse planer une ombre sur l'avenir de Celui qui nous est d'ores et déjà désigné comme « le roi des juifs ».

   Aujourd'hui, c'est le monde entier qui a rendez-vous à la crèche. Non seulement le premier peuple de l'Alliance figuré par les bergers mais aussi les nations païennes figurées par les mages. La crèche est le cœur de l'humanité qui cherche et qui s'interroge, qui s'égare et qui trouve son chemin, qui naît à la foi ou qui reste dubitative. Elle est en ce sens beaucoup plus qu'un élément pittoresque ou attendrissant du décor de Noël : en vérité, rien moins qu'un signe offert au cœur et à l'intelligence, un appel dont le propre est d'interroger, de faire naître des questions jusqu'alors inconnues, de ranimer le désir d'aller plus loin, plus profond.

   A la fin, après avoir offert leurs présents, les mages repartent. Plus légers, plus confiants, la joie au cœur. Une joie communicative que rien ni personne ne pourra leur ravir. Se prosternant devant l'Enfant, ils naissent à leur vraie grandeur.

   Avec eux s'achève (ou presque!) ce qu'il est convenu d'appeler chez saint Matthieu et chez saint Luc « l'Evangile de l'enfance ». Il ne s'agit pas là d'un reportage sur l'enfance de Jésus mais d'une préface à tout l'Evangile. Pour l'heure, nous en savons déjà beaucoup sur Celui que Jean-Baptiste plongera bientôt dans les eaux du Jourdain et qui s'en ira par les routes de Galilée. A nous de l'écouter et de grandir en fidélité à sa Parole, moyennant peut-être quelques audaces, quelques aménagements dans nos vies : c'est là tout ce que nous pouvons nous souhaiter mutuellement, en ce début d'année.

    

                                             


AVEC LES MAGES, DU LOUVRE A LA CRECHE

Pas plus tard que ces jours-ci, alors que j'étais à Paris, l'idée m'est venue d'aller au musée. Mon choix aurait pu se porter sur l'exposition consacrée aux chrétiens d'Orient, à l'Institut du Monde Arabe. Plus modestement, redoutant d'interminables files d'attente, je résolus de me rendre au Louvre, à la rencontre non pas du pape mais du roi François 1er.

Au final, je n'ai pas regretté ma décision. On sait depuis longtemps tout ce que le siècle de François 1er doit à l'Antiquité via l'Italie. On prend mieux conscience aujourd'hui de ce qu'il doit aussi à la foi, notamment dans le domaine des arts, via les Pays-Bas. Ce qui m'a valu de découvrir, parmi d'autres chefs d'oeuvre, une admirable Adoration des Mages, signée du peintre flamand Jan de Beer.

Les mages : comme il se doit, ils sont trois. Superbement campés dans leur différence. Le noir,

envoppé de mystère ; le blanc chenu, auréolé de sagesse ; et un autre, dans la force de l'âge, visiblement plus nerveux. Aux pieds de l'Enfant, ils ont abandonné leurs armes, leurs trésors, leur savoir. Non par mépris ou par désillusion. Mais parce qu'à la lumière des Ecritures qui leur ont brûlé le cœur à Jérusalem, ils ont reconnu celui qui fait apparaître toute chose sous un jour nouveau. Et d'abord eux-mêmes. Alors, sans un mot, ils s'inclinent : eux si grands, devant un tout-petit, eux si richement vêtus, devant un enfant nu, eux si savants, devant celui qui passe tout savoir. Ils offrent l'or au roi, l'encens au Dieu, la myrrhe à celui devra mourir de mort violente. A travers ces gestes, l'Evangile nous apprend déjà beaucoup sur celui qui n'est pas même ici désigné par son nom : comme tout un chacun -et c'est un voyage infini !-, les mages ont encore à découvrir en l'Enfant qu'ils adorent, Jésus, le Sauveur.

Après cela, comment pourraient-ils simplement rebrousser chemin ? « Ils retournèrent chez eux par un autre chemin », précise sobrement l'Evangile. Certes pour échapper à Hérode qui ne voit pas d'un très bon œil la naissance d'un autre roi sur son propre territoire. Mais surtout parce qu'ils ne sont plus tout à fait les mêmes, les mages ! Désormais incapables de revenir en arrière, il leur faut inventer des chemins nouveaux, des chemins non tracés d'avance, habités par une joie qui ne les quittera plus quoi qu'il arrive, quoi qu'il en soit des obstacles que la vie ne manque pas de réserver. Car la joie n'est pas de tout avoir, de ne manquer de rien, elle naît de la rencontre avec celui qui nous révèle notre véritable visage.

Les mages, ces étrangers : à la différence des bergers juifs de Noël, ils incarnent les nations, comme on dit. Ces nations dont nous sommes et en qui résident tant de richesses matérielles, intellectuelles, spirituelles, qui ne demandent qu'à être baptisées en celui qui les porte à leur achèvement.

Une chose est sûre : que ce soit à Nice, à Paris ou ailleurs, les mages sont au rendez-vous de l'année nouvelle. Ils nous précèdent comme ils précèdent, silencieux, le Seigneur qu'ils annoncent. Ils passent, ils nous entraînent déjà dans sa Pâque. Comment ne pas leur emboîter le pas pour faire, avec eux, le pari de la lumière ? Oser quelques pas vers celui en qui notre régard se renouvelle, en qui nous ne cessons de renaître : c'est là mon vœu le plus cher pour vous, pour nous, en ce début d'année.

                          Pour la Toussaint

      Pas plus tard que ces jours-ci, un simple bout de papier a été mis aux enchères, auquel Einstein, le célèbre scientifique, a confié ces quelques mots : «Une vie tranquille et modeste apporte plus de joie que la recherche du succès qui implique une agitation permanente. »

      Voilà qui donne à réfléchir. C'est  vrai : le bonheur est souvent beaucoup moins compliqué qu'il ne paraît. Et en même temps, c'est un peu court d'en rester là surtout au regard des paroles immenses de l'Evangile : « Heureux les pauvres de cœur, heureux les miséricordieux, les affligés, les persécutés... ! »

      Ces paroles, si simples et si vertigineuses, derrière lesquelles se laisse deviner un visage, celui de Jésus, par excellence l'homme des béatitudes : ne leur faisons pas dire ce qu'elles ne disent pas ! Elles ne cautionnent ni le malheur, ni l'injustice. Elles ne prétendent pas non plus qu'il suffirait de ne manquer de rien pour être heureux. A l'inverse, elles déclarent heureux non pas des gens qui ont tout mais des gens qui ne sont pas remplis d'eux-mêmes, qui font de la place, qui ont le cœur ouvert, qui se laissent déloger, déplacer... Ceux-là, oui, Jésus les proclame heureux ! Peut-être faudrait-il dire vivants ?

      Permettez-moi de citer ici quelques extraits d'une prière qui a été trouvée dans un Institut de Réadaptation à New York : « J'avais demandé à Dieu la force pour atteindre le succès : il m'a rendu faible afin que j'apprenne humblement à obéir. J'avais demandé la richesse pour que je puisse être heureux : il m'a donné la pauvreté pour que je puisse être sage. J'avais demandé le pouvoir pour être apprécié des hommes : il m'a donné la faiblesse afin que j'éprouve le besoin de Dieu. J'avais demandé des choses qui puisse réjouir ma vie : j'ai reçu la vie afin que je puisse me réjouir de toutes choses. Je n'ai rien eu de ce que j'avais demandé : mais j'ai reçu tout ce que j'avais espéré. » Ce sont là des paroles qui ne s'inventent pas, dont nous laisserons la pleine responsabilité à leur auteur. Un vivant en tout cas, celui-là ! Un de ces vivants que célèbre la Toussaint. Un homme devant lequel nous nous sentons peut-être bien petits.

      Il n'empêche, la Toussaint, c'est notre fête ! Non pas d'abord la fête de ceux dont les noms figurent sur les calendriers : aussi grands soient-ils, ils n'ont pas le monopole de la sainteté. Car ils ne manquent pas, ceux à qui il arrive aussi de vivre, sans forcément le savoir, quelque chose de ces paroles de feu que sont les béatitudes, et nous en sommes ! Nous surtout qui avont part, et déjà par le baptême, à la sainteté de celui-là qui seul est saint en vérité, le Dieu unique, Père, Fils et Saint Esprit. Car avant d'être une tâche, la sainteté est une grâce. Certes à cultiver, à ranimer, à mettre en oeuvre. Mais une grâce tout de même, qui ne demande qu'à nous vivre. C'est en ce sens que Paul peut s'adresser aux destinataires de ses lettres comme à des « saints ». Peut-être avons-nous développé une approche trop moralisante de la sainteté. Ne l'oublions jamais : nous sommes en vérité une « église des saints », une comunauté d'hommes et de femmes sauvés appelés à témoigner pour l'amour.

      La Toussaint : la fête la plus proche de nous parce qu'elle est non seulement la nôtre mais aussi la fête de nos proches, de tous ceux que nous avons connus, aimés. De tant d'inconnus aussi qui nous précèdent sur le chemin de la vie. Et si j'en crois le livre de l'Apocalypse, ils sont nombreux, pas moins de cent quarante quatre mille : entendez par-là une foule innombrable ! Certains ont été pour nous des phares sur le chemin et nous en avons rencontré chez les Pénitents! D'autres, des lumières plus modestes, plus opaques. « Ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement. Nous le savons, lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu'il est. » C'est là une parole pleine de promesses, une parole qui, dans la lumière de la résurrection de Jésus, nous ouvre tout grand le ciel.

      Au fond, la Toussaint, dans un monde qui a tant de raisons de douter de son bonheur, elle nous interroge : qu'est-ce qui nous fait vivre ? Qu'est-ce qui nous rend heureux, vraiment ?

 

 

PELERINS MAGNIFIQUES

Dans le sillage des bergers et peut-être dans l'impatience de la galette des rois, nous les attendions, les mages ! Une fois encore, nous leur avons emboîté le pas, nous avons écouté leur silence, nous avons plongé dans leur regard émerveillé.

Ils sont partis à la lumière d'une étoile. Etrange étoile qui brille pour eux d'un éclat sans pareil ! A peine arrivés à Jérusalem où ils s'enquièrent avec une belle ingénuité du roi des juifs qui vient de naître, ils s'en réclament d'ailleurs : « Nous avons vu son étoile à l'Orient. » Ces pèlerins magnifiques : ils lisent dans le ciel comme dans un livre ouvert, ils voient ce que le monde ignore.

Pour ma part, je ne peux m'empêcher de penser qu'au fil des jours, bravant les dangers et les intempéries, ils sont devenus plus légers. Ont-ils perdu quelques illusions ? Ils ont gagné en profondeur. Leur cœur s'est élargi au point de s'ouvrir maintenant à une parole. Une parole presque oubliée, enfouie au plus profond de la mémoire d'Israël, qu'il faut toute la sagacité des grands prêtres et des scribes pour exhumer. Encore leur reste-t-elle scellée. A l'inverse, les mages en reçoivent une lumière qu'aucun astre ne pouvait leur donner. Pour eux, elle prend sens, elle devient lumineuse au point de réorienter leur voyage jusqu'à un coin perdu de Judée.

A Bethléem, un enfant les attend, sûrement bien différent du roi dont ils avaient peut-être rêvé. Ici, pas de palais, pas d'anges ni de glorias : rien qu'un tout-petit ! Leur joie ne trompe pas : ils ont trouvé Celui qu'ils désiraient. Alors, ils se prosternent comme d'autres se prosterneront plus tard, à Pâques. Ils offrent leurs présents : l'or au roi, l'encens à Dieu, la myrrhe à Celui qui vient dans la fragilité aujourd'hui d'un enfant, demain d'un crucifié.

Puis ils repartent chez eux « par un autre chemin ». Moins pour échapper à Hérode, tellement jaloux de son pouvoir qu'il s'imagine avoir quelque chose à redouter de Celui qui vient de naître, que par nécessité : ils comprennent que leur chemin ne sera plus jamais vraiment le même.

Oui, aujourd'hui, Dieu se manifeste dans le visage d'un enfant. Ce qui ne dispense personne de chercher, de marcher, d'ouvrir les yeux, d'écouter... Même si nous sommes parfois tentés de revenir en arrière, il n'est jamais trop tard pour reprendre la route, dans la foi que nous sommes attendus, non seulement nous mais aussi tout homme.

   En la fête de Ste Elisabeth de Hongrie, le 17 novembre

JUDITH ET SAINTE ELISABETH DE HONGRIE

Connaissez-vous Judith ?

A en croire la bible, un beau brin de femme ! Devenue veuve après quelques années de mariage, elle se retire dans la solitude et dans la prière, à Béthulie. Jusqu'au jour où Holopherne, général en chef des armées du roi d'Assyrie, établit son camp au pied de la ville pour l'assiéger. C'est alors que Judith sort de sa retraite. Elle se lève, non sans reprocher d'abord aux anciens leur incrédulité : ils ont en effet mis Dieu à l'épreuve, lui demandant d'intervenir dans un délai de cinq jours, faute de quoi la ville se rendra à l'ennemi.

Il n'en faut pas davantage pour que Judith passe à l'attaque. Pour se rendre au camp ennemi, elle revêt ses plus beaux atours. « Voici que Béthulie vers le Monstre envoie la femme vêtue de soleil », écrit Paul Claudel (1). Les unes après les autres, les portes s'ouvrent devant elle. Subjugué par tant de beauté et d'intelligence, Holopherne convoque un banquet en son honneur, d'ailleurs copieusement arrosé ! Elle en profitera pour lui trancher la tête, précipitant ainsi la débâcle des assyriens.

Judith : il ne me déplaît pas qu'elle soit associée aujourd'hui à Elisabeth de Hongrie. Une grande dame elle aussi et d'abord par sa foi et sa charité. Une foi et une charité qui lui ont donné de s'affirmer comme femme et comme laïque au cœur de l'Eglise et au cœur du monde. Loin des idées reçues, inventant une manière de vivre l'Evangile que son contemporain, le petit pauvre d'Assise, n'aurait pas désavoué, lui qui devait tellement la marquer. Du reste, son engagement de pénitente participe pleinement de ce désir de vivre l'Evangile par la parole et par l'exemple, en acte et en vérité, dans le service de la paix, de la justice et des pauvres.

Les idées reçues précisément : il faut reconnaître qu'elles ont souvent la vie dure. En témoigne ce propos qui courait encore au siècle dernier, jusque dans les années vingt, et que je ne résiste pas au plaisir de vous citer : « Personne ne peut ignorer que l'Eglise est une société inégale dans laquelle Dieu a destiné les uns à commander, les autres à obéir. Ceux-ci sont les laïcs, ceux-là sont les clercs.» (2) Voilà qui vaut son pesant d'or ! Cette vision de l'Eglise n'est certes plus la nôtre aujourd'hui ...encore que l'on puisse parfois s'interroger... Toujours est-il qu'au long des siècles, il n'a pas manqué de laïcs pour faire preuve d'initiatives dans les domaines les plus divers, à commencer par Elisabeth de Hongrie et sa lointaine aïeule Judith.

Avec celles-ci, vous avez de qui tenir, chères pénitentes de l'Archiconfrérie ! D'ailleurs, si vous n'existiez pas, il faudrait vous inventer : une fois par an, il n'est pas interdit de vous le dire ! Du reste, aussi différents soyons-nous, c'est toujours les uns par les autres, les uns avec les autres, que nous grandissons dans la foi. Au point qu'entrer dans une confrérie, c'est se donner la chance, oui, la chance de mieux avancer sur le chemin du Royaume, à la lumière de ces paroles qui nous rejoignent aujourd'hui dans l'Evangile : « Donne à qui te demande... Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faîtes-le aussi pour eux... Aimez vos ennemis... »

Le mot de la fin, laissons-le à Claudel : « La petite ville (de Béthulie), assiégée sur la montagne, c'est la forteresse où tiennent bon tous les croyants au Dieu d'Israël. Nabuchodonosor et Holopherne, c'est l'énorme vadrouille matérialiste au milieu de laquelle nous pataugeons. L'arme de Judith, c'est la bonté et la charité. » (3) Ces mots furent écrits en 1931, ils n'ont pas pris une ride !

(1)(3) Cité in Cahiers Evangile, n° 132, p. 31

(2) André Vauchez, « Les laïcs au Moyen-Age », in Etudes, janvier 2005, p. 56

 

 POUR LA TOUSSAINT...

Avec la Toussaint, les cimetières rivalisent de beauté. Comment s'en étonner ? Et comment leur en vouloir, aux cimetières, de prendre un peu d'avance sur le calendrier et d'être si pressés de se parer d'or, de mauve ou de grenat ?

La Toussaint : elle embrase en effet le jour des morts. Olivier Clément le dit superbement : « Le coup de génie de l'occident chrétien, c'est d'avoir placé la Toussaint avant le jour des morts, d'avoir mis en avant des morts, et les entraînant dans leur sillage, les saints, ceux qui savent qu'il n'y a plus de mort dans le Ressuscité. » N'est-ce pas mieux ainsi ? Oui, la Toussaint, c'est elle qui donne le ton, c'est elle qui imprime la direction. D'où l'importance de lui rendre tout son sens, de lui donner toute sa place.

Or que se passe-t-il aujourd'hui ? Ou bien la Toussaint est oubliée, ou bien elle est absorbée par le jour des morts qui finit alors par se diluer en une vague commémoration. « On se rend encore dans les cimetières », continue Olivier Clément, « on nettoie les tombes, on dépose sur elles des chrysanthèmes. La plupart ne prient pas, ils ne savent plus ; cependant, il y a un silence, un recueillement où se brouille la limite entre la mort et la vie. »

Toujours est-il qu'à la Toussaint, ce sont des vivants que nous fêtons. Ceux qui sont encore en chemin et ceux qui sont déjà arrivés au port. Oh non pas forcément des monstres de piété ou des prodiges de vertus ! Mais des hommes et des femmes qui vivent ou qui ont vécu, la plupart du temps sans le savoir, quelque chose de ces paroles immenses qui nous arrivent dans l'Evangile moins comme un programme à accomplir que comme une promesse à accueillir : « Heureux les pauvres de cœur, heureux ceux qui pleurent, heureux les persécutés pour la justice... »

Heureux ! Tous autant que nous sommes, nous aspirons au bonheur, nous avons notre petite idée du bonheur. Et qui ne le sait ? Il ne suffit pas de tout avoir pour être heureux. Le bonheur, le vrai, il tient à autre chose, il participe d'une certaine manière d'ouvrir son cœur, de faire de la place, de se laisser toucher, de se laisser entamer, de tendre la main, d'être encore capable de verser des larmes, de faire la paix sans se contenter d'une tranquillité de surface. Bref, il tient à une certaine manière d'être vivant.

Ceux qui ont approché de ce grand secret du bonheur : ce sont eux qui portent le monde. On les appelle les saints. Heureux sommes-nous si nous nous laissons entraîner par eux. Heureux sommes- nous si nous faisons avec eux le pari de la vie. Heureux sommes-nous si, dans leur sillage, nous devenons ce que nous sommes, l'Eglise des saints, un peuple de sauvés, des hommes et des femmes qui ont reçu en partage au jour de leur baptême rien moins que l'Esprit du Dieu trois fois saint.

Inutile ici de jouer aux petits saints. Ou de vouloir passer pour plus vertueux que nous sommes. Du reste, l'Esprit s'arrange toujours, y compris de nos défauts... L'essentiel est ailleurs : il s'agit de réveiller en nous l'Esprit de notre baptême. Et de prendre conscience toujours davantage que nous faisons partie d'un peuple, que nous marchons vers la vie, portés les uns par les autres plus que nous n'imaginons. Portés et appelés à témoigner ensemble de la résurrection car, dit encore Olivier Clément, qu'est-ce que la sainteté sinon « la vie enfin libérée de la mort » ?

(Les citations d'Olivier Clément sont tirées de « Pour une Toussaint sans limites » in « Le Christ est

                                                        AU  DEFI  DE  LA  CROIX

 

   L'été : il nous aura laissé cette année sur un goût d'amertume.

   En plein mois de juillet, sur la Promenade des Anglais, des innocents, des hommes, des femmes et des enfants qui n'avaient rien demandé, ont sombré dans l'horreur. Sans prévenir, dans l'insouciance d'un soir de fête, la mort a frappé. Vendredi Saint à l'heure des grandes vacances. Le ciel qui brillait de mille feux quelques instants plus tôt est resté vide.

   « Seigneur, où étais-tu ce soir-là ? » Oh, je sais que l'homme est assez ingénieux sinon diabolique pour échafauder les plans les plus fous. Mais la croix est parfois si dure, elle est parfois si terrible dans sa nudité...

   Avec le temps, la vie a repris le dessus. Vaille que vaille. Peut-être a-t-il fallu faire un peu semblant au début. Il n'empêche : comment jamais oublier ? Comment des chrétiens en tout cas oublieraient-ils, eux qui se réclament d'un crucifié et qui se glorifient d'une croix?

   Oui, la croix : en la regardant, il y a de quoi s'effrayer de l'homme et de tout le mal qu'il est capable de commettre. Pour autant, du haut de la croix, ce n'est ni un désespéré ni un révolté qui nous regarde. Pour reprendre les mots de Benoît XVI : « Du haut de la croix nous regarde une bonté qui permet à la vie de renaître du fond de la terreur. » Et l'auteur de poursuivre : « Ce qui nous regarde, c'est la bonté de Dieu lui-même, qui se donne dans nos mains (…) et qui porte avec nous toute la peur de l'histoire. Plus profondément, ce signe qui nous dévoile le caractère dangereux de l'être qu'est l'homme et toute son abomination, nous fait voir en même temps que Dieu est plus fort, plus fort dans sa faiblesse, et que nous sommes aimés de Dieu. C'est un signe de pardon qui place encore de l'espoir même dans les abîmes de l'histoire. Dieu est crucifié et nous dit que ce Dieu, apparemment si faible, est le Dieu qui pardonne de manière incompréhensible, le Dieu qui, dans son apparente absence, est le plus fort. » (1)

   Ces mots, je les laisse à votre méditation. Ils vont loin. Ils nous plongent au cœur du mystère de la croix. La croix qui appelle aussi à résister, à s'indigner, à dénoncer le mal. En ce sens, il est de saines colères. De saintes et de nécessaires colères. La colère vaut toujours mieux que l'apathie ou l'indifférence : la bible est là pour nous le rappeler. Quand l'Alliance est trahie, quand la confiance est mise à mal, Dieu lui-même n'y tient plus, il laisse éclater sa colère. Et il faut alors toute l'habileté d'un Moïse pour qu'il renonce à détruire.

   L'ironie de l'histoire, c'est qu'une fois redescendu de la montagne où il a rencontré Dieu, Moïse entre à son tour dans une colère noire. Non seulement il brise les tables de la Loi et met en pièces le veau d'or que les hébreux ont fabriqué de leurs mains, mais il le leur fait encore avaler après l'avoir réduit en une fine poudre répandue sur de l'eau qu'il fait boire à tous. Puis il fait massacrer trois mille idolâtres, qu'ils soient des frères, des amis ou des proches (Ex 32, 19-27). Inutile évidemment d'en arriver là ! Inutile de s'emporter au point de céder à la violence pure qui guette facilement la colère !

  En ces jours de rentrée, au seuil d'une année où il nous sera beaucoup demandé, où nous aurons à faire, tous et chacun, des choix peut-être graves, ne rougissons pas de la croix : elle est notre fierté, elle nous montre le chemin.

 

(1)               Joseph Ratzinger, pape Benoît XVI, «Le sel de la terre », Cerf, Paris, 2005, p. 27

 

                                                          

                                                             (Lectures : Ex 32, 7-14 ; 1Tim 1, 12-17 ; Lc 15, 1-10)

                                                                                                                      

 

                                                                                          

 

      SEMBLABLES  A  LUI

« Dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu » : c’est là une bonne nouvelle ! Et avec l’auteur de la Première Lettre de S. Jean, comment ne pas s’en émerveiller ?

Se découvrir enfant de Dieu : c’est en effet découvrir sa propre grandeur. Prendre conscience de sa dignité. Une dignité fondée en Dieu et par conséquent inaliénable, quoi qu’il arrive.

Or, ce que nous sommes, il faut bien avouer qu’il nous arrive de le trahir. Nous sommes inachevés. Notre réalité profonde n’est pas encore totalement libérée, elle est comme obscurcie, elle n’a pas atteint son plein épanouissement. « Ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement », poursuit la Première Lettre de S. Jean.

Il n’empêche : dans cet inachèvement qui est le nôtre, des paroles nous rejoignent qu’il faudrait accueillir en silence et presque en fermant les yeux tellement elles sont immenses. Des paroles qui déclarent heureux ou, si vous préférez, vivants, les artisans de paix, les doux, les miséricordieux, les persécutés et d’abord les pauvres de cœur, autrement dit ceux-là qui ne sont pas remplis d’eux-mêmes et qui sont capables non seulement de donner mais aussi de recevoir.

Dans un monde où la valeur d’un homme se mesure facilement en termes de rendement et de productivité, ces paroles rendent un son décidément bien étrange ! Elles n’en viennent pas moins façonner en nous notre vrai visage. Dans le clair-obscur de nos existences, elles nous enfantent à ce que nous sommes, elles nous révèlent à nous-mêmes, jusqu’au jour où nous le verrons, Lui. « Quand le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à Lui, parce que nous le verrons tel qu’Il est. » La formule est admirable, qui affirme sans détour que nous serons totalement configurés à Lui, par le simple fait de Le voir !

Notre horizon est là dans la foi, et celui de notre humanité souvent mise à mal. Pour l’heure, il nous revient de vivre. Non seulement de vivre mais encore d’être vivants. Car pour être vivant, il ne suffit pas de se laisser porter par la vie ou, à l’opposé, de s’agiter. Il s’agit plutôt de s’accueillir soi-même et de s’aimer un peu mieux, de se relever après être tombé, de ne pas céder à la violence si ordinaire…

La Toussaint : n’est-ce pas la fête des vivants, la fête des enfants de Dieu que nous sommes et que nous sommes appelés à devenir ?                        

                                                          « Qu'est-ce que cela ? »

    Rares sont les parents qui n'ont pas un jour reproché à leurs enfants de vivre dans un « véritable capharnaüm » ! Toujours est-il que c'est à la synagogue de Capharnaüm que l'Evangile nous entraîne aujourd'hui, où un beau remue-ménage ne tarde pas à éclater.

    Un homme arrive en effet, possédé par un esprit impur. D'emblée, il est agressif, d'autant plus qu'il se sent menacé : « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous perdre ? » Et lui de poursuivre non sans provocation : « Je sais qui tu es : le Saint de Dieu ! » A cet égard, n'est-il pas toujours dangereux de prétendre savoir qui est celui dont on parle ? Cela revient à l'enfermer, à s'emparer de lui au lieu de le rencontrer.

    Il n'échappe à personne que notre homme est mal dans sa peau !  C'est un être divisé, partagé ou plutôt mélangé, en un mot, hybride. Insensiblement, il passe d'ailleurs de la première personne du pluriel à la première du singulier : « Que nous veux-tu ? (…)  Je sais qui tu es ».

    Plus radicalement, s'il s'en prend ainsi à Jésus, c'est tout simplement parce que celui-ci le dérange. Toute sa vie, Jésus a dérangé les gens, par sa parole, par ses manières. Il avait l'art de déstabiliser autour de lui. Il n'avait pas la langue de bois, avec lui, pas moyen de tricher, il parlait comme jamais personne n'avait parlé avant lui. L'Evangile se plaît à le souligner : « Il parlait avec autorité et non pas comme leurs scribes ». Autorité : le mot apparaît ici pour la première fois, pour qualifier un style qui n'appartenait qu'à Jésus. 

    Comment le nier ? Il nous arrive pareillement d'opposer au Christ une résistance farouche. Nous tenons à nos démons, si j'ose dire ! Tant de démons, grands et petits, qui font partie de notre paysage intérieur et avec lesquels nous cohabitons assez volontiers. Car ils nous servent souvent de béquilles ou de sécurités. Tous ces démons qui nous font perdre au quotidien beaucoup de temps et d'énergie...

    « Tais-toi et sors de cet homme ! » : Jésus tranche dans le vif, il intime le silence à la parole qui est faussée, il sépare là où règne la confusion.

    Magnifique est ici la réaction de la foule. « Qu'est-ce que cela ? », s'écrie-t-elle. Elle ne demande pas à Jésus de décliner son identité ou de prendre parti. Elle n'en est pas encore à demander : « Qui es-tu ? » Mais loin des déclarations fracassantes, elle se laisse déranger par l'inattendu.

    Faut-il des circonstances inhabituelles, des situations inattendues, pour se laisser déranger par le Seigneur ? A chacun de répondre !

    La foule : elle est ouverte à une parole autre, à une parole vraie qui n'a de cesse de nous rencontrer et de naître en nous. Une parole qui vient non pas pour nous perdre mais pour nous sauver, pour nous faire vivre.

 

                                                                     (Dt 18, 15-20 ; 1 Co 7, 32-35 ; Mc 1, 21-28)

 

 EN  LA  FETE  DE  L'EPIPHANIE

 

   «De bon matin, j'ai rencontré le train

   De trois grands rois qui partaient en voyage

   De bon matin, j'ai rencontré le train

   De trois grands rois dessus le grand chemin.»

   Ces paroles, qui ne les connaît? Elles ont peut-être bercé votre enfance. Et la chanson d'évoquer encore des gardes du corps, des gens armés et même trente petits princes qui accompagnent jusqu'à la crèche ceux que l'on appelle volontiers les rois-mages. A n'en pas douter, tout ce petit monde fait sensation, il excite au passage la curiosité, il fait rêver!

   Dans l'Evangile pareillement, les mages provoquent un beau remue-ménage. Mais non pas à la crèche. A Jérusalem, parmi les scribes et les docteurs de la loi. « Où est le roi des juifs qui vient de naître? », demandent-ils. C'est là une bonne question. La question presque ingénue de ceux qui vont à l'essentiel et qui démasquent du même coup l'opposition qui traverse tout l'Evangile entre la royauté de Jésus et celle des princes de ce monde.

   Oui, les mages, ils forcent l'admiration. Ils en imposent. Moins par l'exubérance de leur train que par la justesse de leurs manières. Chez eux, pas la moindre fausse note. Rien de compassé, rien de contraint. Ils voient clair, ils parlent juste, ils agissent en conséquence. De toute évidence, ces païens sont tout proches du cœur de Dieu. Infiniment plus proches de lui en définitive que les scribes et les docteurs qui pourtant les renseignent. De leur savoir en effet ces derniers ne font rien. Les mages au contraire se laissent réorienter jusqu'à se prosterner devant l'enfant de Bethléem. Or dans l'Evangile, se prosternent ceux qui accueillent le Christ dans leur vie.

   A la fin, ils repartent dans leur pays par un autre chemin, ils ignorent royalement l'invitation d'Hérode à lui rapporter ce qu'ils ont vu. Pour reprendre le mot du pape François dans son homélie sur l'Epiphanie, l'an dernier, ils font preuve de « sainte ruse » ou encore de « rouerie spirituelle » : n'est-ce pas merveilleux? Il y a une vertu de la ruse, qui déjoue les pièges du mensonge et de la manipulation, dont nul n'est dispensé.

   Les mages : ils nous disent la grandeur de l'homme et la noblesse de son désir. Avec eux, au seuil de cette année, osons voir grand avec les yeux du cœur. Laissons-nous trouver par la Parole et rencontrer par celui qui, le premier, s'est mis en route depuis la nuit des temps. De bon matin, le Seigneur s'est levé, dans nos ténèbres, il a fait resplendir la lumière de sa vie pour faire de nous les témoins de sa joie.

                                                      

« Ah, si tu déchirais les cieux ! »

 

     N'est-il pas bien extraordinaire, le cri que le prophète lance aujourd'hui à la face de Dieu : « Ah, si tu déchirais les cieux ! » ? C'est là une admirable prière. Non pas la prière d'un homme blasé et revenu de tout, mais celle d'un homme de désir, qui en appelle à Dieu et qui n'attend rien moins que Dieu lui-même. Car il s'en souvient, cet homme : Dieu n'est pas sourd, tant de fois dans le passé, il s'est laissé toucher, il s'est fait violence, si j'ose dire, pour porter secours à son peuple et le tirer de l'oppression.  

     « Ah, si tu déchirais les cieux ! » : beaucoup plus tard, à plus de six siècles d'intervalle, l'Evangile selon saint Matthieu fait directement écho à cette parole d'Isaïe. En effet, quand Jésus se fait baptiser par Jean dans les eaux du Jourdain, les cieux s'ouvrent, ils se déchirent. Manière pour l'Evangile de signifier que Dieu a entendu la prière d'Isaïe et qu'en Jésus, le ciel est venu sur la terre.

     « Ah, si tu déchirais les cieux ! » : c'est là une parole pour l'Avent. Une parole qui réveille : qui ressuscite ? Une parole qui vient nous chercher dans nos tiédeurs et nos somnolences. Une parole qui ravive en nous rien moins que le désir de Dieu.

     Ce désir, n'est-ce pas précisément sur lui que nous aurons à veiller ces prochaines semaines ? Veiller : faire de la place, laisser le temps au temps, se donner la chance de mûrir et de grandir. Veiller : être là pour Celui qui vient et qui passe tout ce que nous pouvons en dire ou en concevoir. Veiller : entretenir la flamme de l'espérance et de la foi, aussi petite, aussi fragile soit-elle. Et cette flamme, la laisser éclairer en nous ce que l'on ne voit pas d'abord : des coins, des recoins, des zones d'ombre... Veiller : prier, intercéder. Partager aussi. Nul besoin ici de battre des records d'insomnie ou de passer la nuit debout ! Nul besoin de se crisper ou de s'épuiser ! Car s'il est des veilles qui sont inquiètes, celle de l'Avent est essentiellement confiante : elle sait ou plutôt elle croit que la venue du Seigneur est sûre comme l'aurore.

     Où en serons-nous dans quatre semaines ? Quatre semaines, c'est peu et c'est beaucoup ! Ne passons pas à côté de l'Avent. « Ah, si tu déchirais les cieux ! » : faisons nôtre le cri du prophète Isaïe, sans oublier qu'avec Jésus, le ciel est déjà en nous. Et qu'il nous revient d'être un peu de ce ciel pour les autres, comme de le découvrir en eux.

     Et puis, au terme de l'Avent, si d'aventure nous avions négligé de veiller, n'en doutons pas : le Seigneur veille, il ne nous fera pas défaut, il sera encore là pour nous comme il l'est déjà quand nous nous rassemblons pour l'Eucharistie.

 

                                         (Lectures : Is 63, 16b-17.19b ; 64, 2b-7 ; 1 Co 1, 3-9 ; Mc 13, 33-37)

                                                  

                                 

  L'IMPORTANT, C'EST LA ROSE !

 

      En mémoire de la convention passée le 22 juillet 1787    entre l'Archiconfrérie et la Compagnie des Sœurs Humiliées,    dite Confrérie des Pénitentes Grises,  sous la protection de Ste Elisabeth de Hongrie

       

     Les poètes, les mystiques et les amoureux l'ont chanté sur tous les tons : l'important, c'est la rose.

     Ste Elisabeth de Hongrie nous le rappelle à sa manière. On raconte en effet qu'elle avait coutume de donner aux pauvres tout ce qu'elle pouvait recueillir de la table où elle était servie. Furieux, son époux l'aurait un jour obligée à ouvrir le tablier rempli de mets qu'elle allait porter aux indigents : il en serait tombé une pluie de roses.

      Ce « miracle des roses » a fleuri après la mort d'Elisabeth. Pour émouvant qu'il soit, il n'est pas corroboré par l'histoire. Louis IV de Thuringe était d'ailleurs au courant des initiatives secourables de son épouse, il les encourageait lui-même volontiers.

      Il n'empêche : par un spectaculaire retournement de situation, l'épisode entend rendre justice à la générosité de Ste Elisabeth. Une générosité vraiment évangélique, dont la parabole des talents nous révèle aujourd'hui la teneur.

      Rappelez-vous: un homme part en voyage. Il confie ses biens à ses serviteurs. Non seulement il les leur confie, mais encore il les leur donne, magnifiquement. Rien n'indique ici qu'il pourrait reprendre ce qu'il a donné. S'il donne, c'est pour de bon, c'est pour toujours.

      Le temps passe, qui aboutit à son retour. Revient-il pour demander des comptes, comme le voudraient la plupart de nos traductions, ou pour autre chose ? A proprement parler en tout cas, les deux premiers serviteurs ne rendent pas de compte. Ils font simplement état de leur nouvelle prospérité, non sans une fierté qui est tout à leur honneur. Ce qui est donné est donné. Et Dieu ne reprend pas ce qu'il donne.

      Offrir une rose. Nourrir le corps sans oublier de réjouir le cœur. Donner avec simplicité, avec élégance. N'est-ce pas déjà vivre l'Evangile ?

 

                                                               (Lectures : Pr 31 ; 2 Th 5, 1-6 ; Mt 25, 14-30)

 

ÉTRANGE BONHEUR

 

     Obstinément, la Toussaint nous revient chaque année avec sa promesse de bonheur.

     Le bonheur : tous autant que nous sommes, nous en avons une idée. C'est par exemple d'être en bonne santé ou de se retrouver avec ceux qu'on aime. Cette soif de bonheur inscrite au plus profond de l'homme, Jésus l'assume. Il la prend en compte mais d'une manière étrange, en des termes qui ont de quoi nous étonner. Car il déclare heureux non pas ceux qui ont tout ou qui ne manquent de rien mais les pauvres, les affamés, les persécutés...

     Alors, avant de faire dire à Jésus ce qu'il n'a jamais dit, écoutons-le une fois encore.

« Heureux les pauvres de coeur » autrement dit ceux qui ne sont pas pleins d'eux-mêmes mais qui ont le coeur ouvert et qui sont capables de recevoir.

« Heureux les doux » non pas les mièvres ou les insipides mais ceux qui ne sont pas dans la toute-puissance.

« Heureux ceux qui pleurent » : il est souvent libérateur de pleurer, ce n'est pas une faiblesse. Quant à la consolation, elle vient nous chercher dans les larmes, la séparation et le deuil, non pas pour nous faire revenir en arrière mais pour aller plus loin.

« Heureux les miséricordieux » : la miséricorde n'a rien à voir avec la pitié, elle est compassion, capacité d'être saisi au plus profond de soi par le mal et la misère.

« Heureux les coeurs purs » : dans la bible, ont le coeur pur non pas ceux qui s'abstiennent de tous les plaisirs mais ceux qui se laissent façonner et transformer par le Seigneur.

« Heureux les artisans de paix » : la paix n'a rien à voir avec la tranquillité. Il faut la vouloir, elle est un combat. Surtout, elle passe par la parole et la reconnaissance de l'autre, c'est un long chemin.

« Heureux si l'on vous persécute (...) à cause de moi » : ces mots prennent un relief singulier au regard de l'actualité, quand tant de chrétiens sont persécutés au nom de leur foi.

     Ce sont là des paroles inépuisables. Loin de prêcher la résignation, elles voient grand, elles voient large. Elles mettent à nu sans pour autant condamner. Elles célèbrent le bonheur sans pour autant ignorer le malheur. Et rien qu'à les écouter, elles nous font du bien. Elles nous rendent plus vivants autrement dit ouverts et disponibles à ce que seul un autre, à savoir le Christ, peut nous offrir.

     Au fond, ces paroles dessinent une certaine manière d'être heureux, une certaine manière aussi d'être un homme. Et comme l'humour est propre à l'homme, vous me permettrez d'évoquer ces « petites béatitudes » si savoureuses :  

« Bienheureux ceux qui savent rire d'eux-mêmes, ils n'ont pas fini de s'amuser.

Bienheureux ceux qui sont capables de se reposer et de dormir sans chercher d'excuses : ils deviendront sages.

Heureux êtes-vous si vous regardez sérieusement les petites choses et paisiblement les choses sérieuses : vous irez loin dans la vie.

Bienheureux ceux qui pensent avant d'agir et qui prient avant de penser : ils éviteront bien des bêtises. »

     Il paraît qu'un saint triste est un triste saint. L'humour n'est donc pas étranger à la sainteté!

 

                                                             (Ap 7, 2-4.9-14; 1Jn 3, 1-3; Mt 5, 1-12a) 

                                              

   POUR  LA  CROIX  GLORIEUSE

 

   Au risque de les faire rougir, il faut reconnaître que les Pénitents Blancs ne manquent pas de talents ! Beaucoup se mettent au service des malades. D'autres sont férus d'histoire et de langue niçoises. Certains sont davantage artistes : en l'occurrence, les auteurs des dessins et des enluminures qui ornent nos livrets de messe à l'Archiconfrérie ; sans oublier celle à qui nous devons d'avoir fleuri la croix qui nous accueille en ce jour de fête.

    La croix : elle nous est encore familière. Elle ne l'a pas toujours été. Instrument de torture, supplice des esclaves, signe d'opprobre : elle n'avait rien de particulièrement séduisant aux yeux des premiers chrétiens. D'autant qu'elle renvoyait à ces derniers une question redoutable : comment Dieu avait-il pu laisser son envoyé, son bien-aimé, finir ainsi sur une croix ? A celle-ci d'ailleurs, comme signe de ralliement ou de reconnaissance, l'Eglise a longtemps préféré d'autres symboles. Ainsi du poisson : en grec, « ichtus », dont les lettres déclinent les titres du prophète de Galilée : « Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur ».On le comprend dans ce contexte : il a fallu attendre le cinquième siècle pour que la crucifixion soit enfin représentée, sur l'un des battants du porche de la basilique Sainte-Sabine, à Rome.

    Oui, incontestablement, la croix consacre un échec. A la croix, tout est fini, tout est perdu. Et pourtant, à même l'arbre mort de la croix, quelque chose fleurit, que l'on n'attendait pas, que l'on n'espérait plus.

     L'Evangile nous renvoie ici à un passage pour le moins curieux du livre des Nombres, quand des serpents brûlants déciment le peuple des hébreux durant leur marche au désert. Traditionnellement dans la bible, le serpent est l'image du mal et du péché. Or, en clouant un serpent de bronze au sommet d'un mât, Moïse opère un véritable tour de force : il démasque le mal qui mine le peuple de l'intérieur et du coup, en le démasquant, il le vide de son pouvoir.

    Sur la croix, Jésus prend la place du serpent pour qu'il n'y ait plus de place pour le mal et le péché. Avec lui, la vie nouvelle l'emporte définitivement. Avec lui, la croix devient signe d'espérance. Notre lieu de vérité aussi, à tous et à chacun. Dans une homélie qu'il prononçait en mars 2013 à la chapelle Sixtine, le pape François martelait : « Quand nous marchons sans la croix, quand nous édifions sans la croix et quand nous confessons un Christ sans croix, nous ne sommes pas disciples du Seigneur : nous sommes mondains, nous sommes des évêques, des prêtres, des cardinaux, des papes, mais pas des disciples du Seigneur. » Ces paroles s'adressaient à des cardinaux, elle sont aussi pour nous !

    Impossible, la croix, de l'ignorer, de la banaliser. Encore moins quand des frères chrétiens, en Orient ou ailleurs, meurent au nom de leur fidélité à la croix du Seigneur. Alors, comme le prieur de l'Archiconfrérie nous y engage, prions avec eux, sachons nous mobiliser pour eux.

    

                                                         (Lectures : Nb, 21, 4b-9 ; Ph 2, 6-11 ; Jn 3, 13-17)

 

PENTECOTE

« Parthes, Mèdes, Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce,

Romains, Crêtois et Arabes... » : c'est à un véritable tour du monde que nous invite le livre des

Plus précisément, tous ces gens, qui sont ils ? Des Juifs, venus en pèlerinage à Jérusalem à

l'occasion de la fête des Semaines, une cinquantaine de jours après Pâques. De tous les horizons,

ils ont pris la route pour commémorer le don de la Torah : la Loi qui rend libre.

Or ces pèlerins, les voici soudain confrontés à un événement qu'ils n'attendaient pas. Les Actes le

répètent à l'envi : ils sont stupéfaits, déconcertés, émerveillés. En un mot, déroutés par un bruit qui

fait bientôt place à une parole. Une parole que chacun entend désormais dans sa propre langue.

Une parole jusqu'alors inconnue et pourtant étrangement familière, à la fois brûlante et

Sans doute les disciples eux ­mêmes ne sont ils pas les derniers à s'étonner de ce qui arrive.

Jamais en effet ils n'avaient parlé ainsi, avec une audace et une assurance qu'ils ne se connaissaient

pas. Et qu'annoncent ­ils en définitive? Rien moins que les « merveilles de Dieu »: l'expression

n'est pas anodine, qui renvoie aux exploits de Dieu durant l'Exode, à savoir par exemple le passage

de la Mer Rouge, le don de la manne et de l'eau jaillie du rocher... Autant de hauts faits qui

accompagnent la marche des hébreux sur le chemin de leur libération. Autant de merveilles dont

Jésus prend le relais durant sa vie publique et qu'il accomplit dans sa Pâques, lui qui rend l'homme

La Pentecôte : ce n'est pas seulement hier, c'est aujourd'hui. L'Eglise n'en finit pas de naître à

elle ­même, au souffle de l'Esprit. Celui ­ci la travaille, il la renouvelle, il la décape aussi. Il fait de

ceux qui l'accueillent les témoins d'une parole qui leur est confiée et qui par conséquent ne leur

appartient pas. Avec la Pentecôte, Dieu veut en effet s'adresser à tous les hommes et les rejoindre

en vérité. Il veut se faire comprendre de chacun dans sa propre langue, autrement dit dans ce qui

fait son identité. Gardons nous de l'enfermer ou de lui faire obstacle !

Il revient dès lors à nos communautés de mettre en valeur les dons de chacun, tant de talents

souvent ignorés, en tout cas inexploités. L'Esprit en personne les suscite, lui qui vient non pas

remplacer Jésus mais « le replacer dans le cœur des disciples et sur leurs lèvres, et de leurs lèvres

dans d'autres oreilles et d'autres cœurs. » (1)

(Lectures : Ac 2, 1­11 ; Co 12, 3b­7.12­13 ; Jn 20, 19­23)

(1) Louis Barlet et Chantal Guillemin, « Le Beau Christ en Actes », éd. du Cerf, p. 39

QUESTION  DE  CHOIX

 

    « Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent. » C'est là un des versets les plus connus de l'Evangile. Tellement rabâché que nous risquons souvent d'en perdre la saveur et d'en gommer l'originalité !

     L'argent en effet : loin d'être déprécié, il est dans la Bible signe de bénédiction. Sans le moindre complexe, Abraham, Isaac et Jacob possèdent d'immenses troupeaux. Et le livre des Rois n'en fait pas mystère : au temps de Salomon, Jérusalem et son Temple ruisselaient d'or et d'argent ! 

     Sur cet horizon, seule pose problème la répartition des richesses. La législation du Deutéronome entend à cet égard garantir aux pauvres ce qui leur revient de droit, car eux aussi sont membres du peuple saint. Rappelez-vous ces paroles qui forcent l'admiration : « S'il y a chez toi un pauvre, l'un de tes frères, dans l'une de tes villes, dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne, tu n'endurciras pas ton cœur et tu ne fermeras pas ta main à ton frère pauvre, mais tu lui ouvriras ta main toute grande et tu lui consentiras tous les prêts sur gages dont il pourrait avoir besoin.» (Dt 15, 7-8)

La Loi pose ainsi le cadre d'un pacte social. Un pacte social dont les prophètes ne cessent de dénoncer les trahisons, quand il arrive aux riches de fausser les balances et d'exploiter leurs semblables.

     Une prescription unique en son genre mérite encore d'être signalée : celle du jubilé. Tous les sept ans, les israélites étaient en l'occurrence invités à remettre les dettes et à libérer les esclaves. La terre était mise en jachère et devenait propriété publique, le temps de ce repos sabbatique.

     Avec Jésus, le propos se radicalise. Dieu et l'Argent : personne avant lui ne s'était avisé de les opposer aussi nettement. Un antagonisme irréductible, une véritable concurrence se fait jour entre eux ou plutôt entre Dieu et cet argent qui est ici très précisément désigné dans le texte de l'Evangile selon S. Matthieu sous le nom d'une idole, à savoir Mammon. Mammon dont le nom dérive de la racine hébraïque « aman », à rapprocher de notre « amen » par quoi nous disons « oui, c'est vrai, c'est solide ». Mammon désigne ainsi ce qui est stable, ce qui est solide, ce en quoi il est possible d'avoir confiance ...du moins en apparence.

     Mammon : autrement dit, l'argent divinisé. L'argent gage de pouvoir, promesse de domination. Or derrière cet attrait de l'argent, combien de peurs ne se cachent-elles pas, à commencer par celle de la mort ?

     Au total, Jésus ne quitte pas le plan moral qui était celui de la Loi et des prophètes, il n'ignore pas les enjeux d'un juste usage de l'argent. Mais comme l'a bien montré un article dont je m'inspire ici largement (1), il va plus loin, il opère un déplacement qui nous introduit à un plan spirituel. La question en effet n'est plus seulement de savoir : que fais-tu de ton argent ? Elle devient : qu'est-ce que ton argent fait de toi ? Te sert-il de protection contre l'angoisse du lendemain par exemple et ultimement contre l'angoisse de la mort ? Bref, soit l'argent me rend dépendant de lui, soit je le maîtrise, je décide de sa fonction, de sa destination, j'en fais un ferment de relations, je m'en sers non pas pour détruire mais pour créer des liens.

     L'argent : Dieu sait la place qu'il tient dans notre monde et la fascination qu'il exerce ! Beaucoup sont prêts à lui sacrifier ce qu'ils ont de plus cher. A l'inverse, il s'agit pour l'Evangile de faire fond sur Celui qui est « l'Amen » de Dieu, le « Oui » au Père, pour qu'à notre tour, nous devenions des hommes et des femmes sur lesquels il soit possible de compter et de s'appuyer parce qu'ils sont libres pour Dieu.

 

                   

(1)               Daniel MARGUERAT , « Pour une spiritualité de l'argent » in « Lumière et Vie » n° 286.

 

 

                                                                  (Is 49, 14-15 ; 1 Co 4, 1-5 ; Mt 6, 24-34)

                                             

INOUBLIABLES  VIEILLARDS

 

   Comme chacun sait, des vieillards, il y en a qui sont insupportables et d'autres qui sont merveilleux.  Comme aujourd'hui, Anne et Syméon.

   Syméon d'abord : il est aussi vieux que la mémoire d'Israël. Ses yeux se sont usés : à force de veiller ? A force de scruter les Ecritures ? Toujours est-il qu'il voit clair, d'un regard devenu tout intérieur. Aussi, quand un petit d'homme vient à lui dans le Temple de Jérusalem, que rien ne distingue encore des autres enfants, il le reconnaît, il court à sa rencontre, il le serre contre son cœur, il le bénit. Et c'est ainsi que Syméon, avec Jésus dans ses bras, reçoit l'éternité autrement dit Dieu lui-même.

 

   Un chant monte alors à ses lèvres. Un chant de nuit. Un chant d'adieu qui est aussi un chant d'action de grâce. Non pas un chant triste ou funèbre mais un chant paisible et plein de confiance. Un chant dont nul n'est exclu et qui associe dans une même louange Israël et les nations.

« Maintenant, ô maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s'en aller dans la paix, selon ta parole... » : oui, « maintenant » que le Seigneur est venu, la mort peut bien arriver pour Syméon, elle a perdu sa puissance, elle est déjà vaincue.

Le « cantique de Syméon » : n'est-ce pas lui précisément qui accompagne jour après jour la liturgie des heures, la grande prière de l'Eglise ? Dans le silence de la nuit, à la fin de l'office des complies, les moines et ceux qui s'unissent à leur prière retrouvent ici les mots du vieillard pour remettre toutes choses à Celui dont la lumière ne connaît pas de couchant.

 

   Cet enfant, que sera-t-il donc ? Un signe de consolation, assurément. Et il faut entendre le mot avec la force qu'il revêt par exemple chez Isaïe, où il désigne la fin des pleurs, la fin des peines. Nul doute cependant qu'avec la consolation, l'enfant apportera aussi rien moins que la contradiction. Et c'est à Marie que cette vérité est confiée sans beaucoup de ménagement de la part de Syméon, il faut le reconnaître. « Un glaive te transpercera le coeur » : cette déclaration ou plutôt cette prophétie fait de la rencontre avec Syméon bien autre chose qu'une scène attendrissante. Tout l'Evangile est là, en miniature, qui participe du mystère de la croix.

 

   Quant à Anne, si bien nommée « la gracieuse ». A 84 ans, elle n'est plus de la première jeunesse ! Dans le Temple où elle est chez elle, elle s'active pourtant, infatigable. Et quand Jésus paraît, messagère de l'Evangile avant la lettre, elle se fait intarissable à son sujet.

 

   Anne et Syméon : deux vieillards qui ne vivent pas dans le passé. Mieux que personne, ils savent le prix de l'attente, le prix de la patience. Ils ne donnent pas de leçons. Bien au contraire, par un de ces paradoxes familiers de l'Evangile, ils se mettent à l'école d'un tout-petit. Ils passent et nous entraînent, avec les yeux illuminés du cœur, sur des routes toujours nouvelles, celles que l'Esprit ne cesse d'ouvrir, lui qui préside à toutes les vraies rencontres.

AVENT 2008

"Ah, si tu déchirais les cieux !"

Ils nous reviennent avec le temps de l’Avent : le calendrier de l’Avent, la couronne de

l'Avent et le livre du prophète Isaïe !

Ce que je cueille aujourd'hui dans ce livre, c'est d'abord un cri. Non pas un cri de

terreur ou d'épouvante, non pas encore un cri de joie, mais le cri d'un désir : "Ah, si tu

déchirais les cieux, si tu descendais !"

Ce cri, notez comme il est impérieux, ardent et même violent. Pour reprendre une

image de saison que nous trouvons également chez Isaïe : nous ne sommes que des

feuilles mortes, "ces feuilles mortes qu’on ramasse à la pelle", dit le poète. Nous

sommes las, fatigués, incapables de lutter, de résister plus longtemps. Nous n’en

pouvons plus de monter jusqu’à toi. Alors, Seigneur, si tu descendais, si tu te déplaçais,

si tu acceptais de t'abaisser jusqu’à notre terre! "Celui-la qui est descendu, c'est aussi le

même qui est monté au plus haut des cieux" (Eph 4). Comme il est lourd de sens, ce

verbe « descendre » dans la bouche du prophète !

Désirer : c’est important dans la vie, y compris dans la vie spirituelle, “Que vienne à

moi l’homme de désir", dit Jésus dans l'Evangile selon S. Jean. Et l'Avent est par 

excellence le temps du désir. Un temps où l’homme prend conscience que son désir le

plus vrai est aussi porté par le désir d'un Autre. Car Dieu le premier nous désire pour

faire Alliance avec nous.

Et c’est ainsi que désirer va de pair avec veiller, le mot d'ordre de la page d’Evangile

de ce dimanche. Par quatre fois, le verbe revient : c’est dire combien nous sommes

plus enclins à dormir ou à somnoler qu’à veiller! Pour autant, cette veille de l'Avent n'a

rien de crispé : elle invite surtout à regarder, à laisser le regard se poser sur ce que nous

ne remarquons pas toujours, elle est capacité d’étonnement.

"Ah, si tu déchirais les cieux!" : le cri d’Isaïe a été entendu. Il a été exaucé, mais de la

façon la plus improbable, quand Dieu s’est fait chair, quand il est descendu dans le sein

de la Vierge Marie. Et il est exaucé à chaque fois que nous nous rassemblons pour

célébrer l' eucharistie, elle qui ne cesse de raviver en nous l’attention aux autres, à nous-

mêmes et au Seigneur qui vient.

 

                                                          « Relevez la tête! »

    L'Avent : il faut reconnaître qu'il commence cette année sur des chapeaux de roue, avec une page d'Evangile pleine de rebondissements. Une page dans le goût des apocalypses. Rien n'y manque : ni les signes dans le soleil, la lune et les étoiles, ni la fureur des flots de la mer, ni la peur que soulèvent tous ces évènements.

     Or, c'est là précisément, sur ce fonds de déroute et de dislocation, que surgit une parole, un mot d'ordre pour le moins inopiné : « Redressez-vous et relevez la tête! » La tentation serait plutôt de fuir, de se cacher, de courber l'échine, bref de « s'écraser », au propre et au figuré. « Redressez-vous et relevez la tête! », dit Jésus. Non par défi, non par bravade ou arrogance, mais parce que votre rédemption, littéralement votre délivrance, est proche.

     Votre délivrance. Nous le comprenons à la lumière de ce mot : s'il est question de délivrance, c'est que nous sommes enfermés, emprisonnés, parfois même sans le savoir. Celui qui vient fait éclater les verrous de nos peurs et de nos conditionnements. Sa parole jette une lumière nouvelle sur la réalité de nos vies, non pour nous accuser mais pour que nous soyons libres, vraiment libres de prendre en mains nos vies. De sorte que les dislocations qui se produisent parfois en nous et autour de nous deviennent le signe moins de la fin que d'une libération.

     Et c'est ainsi que nous découvrons la dimension pascale de l'Avent. Oui, le Seigneur vient, et avec une telle force d'amour et de vie que nécessairement, ça craque comme au printemps, quand la vie renaît. Oui, il vient, dans la force de l'Esprit, dans la véhémence comme dans la douceur de sa parole. Une douceur dont l'écrivain Maurice Bellet osait dire qu'elle est le sel de la vie. Une douceur qui fait tellement défaut à notre monde souvent si dur, si impitoyable, où il est difficile de relever la tête!

     Avec l'Avent, c'est une nouvelle année qui commence aujourd'hui pour les chrétiens. Ranimons en nous le désir d'accueillir Celui qui est, véritablement, la délivrance, et qui nous associe à lui pour  la manifester.

                                                        (Evangile du 1er dimanche de l'Avent, Année C : Lc 21, 25...36)

 

 

POUR LA FÊTE DE LA TOUSSAINT

En ces jours de Toussaint, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer ces quelques lignes de Georges Bernanos, tirées de la « Lettre aux Anglais » (1946) : « Il y a des millions de saints dans le monde, connus de Dieu seul, et qui ne méritent nullement d'être élevés sur les autels, une espèce très inférieure et très rustique de saints, des saints de toute petite naissance qui n'ont qu'une goutte de sainteté dans les veines et qui ressemblent aux vrais saints comme un chat de gouttière au persan ou au siamois primé dans les concours. »

La Toussaint : avec Bernanos, elle nous invite donc à diriger nos regards non seulement vers les persans et les siamois mais aussi vers les chats de gouttière! Pour le dire plus religieusement : non seulement vers les grands saints du calendrier liturgique mais aussi vers « les saints de toute petite naissance », comme le note encore si délicieusement Bernanos.

Non qu'il s'agisse là de ce que l'on appelle les « petits saints »! Les « petits saints » sont la caricature des saints. Des gens imbuvables qui se donnent belle apparence, bref, des hypocrites. Ceux que nous fêtons aujourd'hui sont des saints authentiques, à savoir des gens dont la vie a le goût des Béatitudes.

Sont-ils pour autant irréprochables? Ils n'ont pas cette prétention. Sont-ils tous de bons chrétiens? Mieux que cela, assurément. D'ailleurs, la sainteté n'est pas l'apanage des chrétiens, elle déborde les frontières de l'Eglise visible...

Mais tous se laissent reconnaître à ces paroles qui ouvrent l'Evangile selon S. Mathieu et qui déclarent heureux des gens qui n'ont pas tout, des gens qui n'ont pas forcément tout réussi dans leur vie mais qui marchent, au souffle de la vie et de l'amour, et peut-être pour rien, jusqu'au jour où le Dieu Saint leur révélera leur véritable visage d'enfants de Dieu.

Cette sainteté-là n'a que faire d'exploits ou de records. Elle se vit plutôt dans l'opacité de chaque jour, dans la joie comme dans les larmes, en résistant et en faisant confiance, au risque même de se tromper. Elle consiste à vivre ce que nous avons à vivre et que nous ne choisissons pas totalement.

Comme le dit la première lettre de S. Jean : « Ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement... » Cela viendra plus tard, au dernier jour, et nous connaîtrons alors dans la pleine lumière ce que nous sommes vraiment : enfants de Dieu. C'est la bonne nouvelle de la Toussaint!

 

EPIPHANIE

 

Elle s'est donc posée au-dessus de la crèche, l'étoile! Et quelle étoile! Une étoile comme on n'en voit pas souvent. Une étoile qui joue à cache cache avec les hommes. Fantaisiste et pourtant fidèle, infiniment plus fiable que nos GSM! Elle est ici et elle est là, on en perd la trace et on la retrouve, jusqu'au moment où elle s'arrête pour de bon, « au-dessus de l'endroit où était l'enfant » (Mt 2, 9). Elle a fini sa course, il n'en sera jamais plus question dans l'évangile, et pour cause! Elle s'efface désormais devant un autre, devant celui qui est la vraie lumière.

Cette étoile: ceux qui la suivent n'arrivent pas au bout du voyage comme ils sont partis. Les mages qui ont marché à sa lumière, combien de découvertes n'ont-ils pas faites, combien de péripéties n'ont-ils pas vécues en chemin? Peut-être ont-ils perdu au passage quelques illusions. J'aime aussi à penser que leur cœur s'est ouvert et que leur regard s'est élargi. Si bien qu'en arrivant à Bethléem, ils sont prêts à accueillir ce qu'ils n'imaginaient pas: à travers un enfant, le visage de la paix, la lumière qui vient pour tous, la force au cœur de la faiblesse, la vraie grandeur au creux de la petitesse... Tout cela que Jésus manifestera par toute sa vie et jusque dans sa Pâques.

L'étoile : elle ouvre des horizons nouveaux, elle tire hors des sentiers battus, elle dessine des chemins qui ne figurent sur aucune carte, des chemins en forme d'exode. Et en la regardant, comment ne pas songer, à l'autre bout de la Bible, à cet autre grand symbole qu'est la colonne de nuée et de feu guidant autrefois les Hébreux dans le désert? Pareillement, les mages sont en marche vers la Terre Promise qui est le Christ, ils avancent vers son royaume qui est celui de l'amour, un royaume qu'ils saluent en se prosternant devant l'enfant de la crèche, eux qui ne se sont pas prosternés devant Hérode, le roi sans cœur et sans foi.

Oui, ils nous ressemblent, les mages, ils sont bien de chez nous, et c'est toujours un plaisir à Nice, dans cette chapelle, en commençant la messe de l'Epiphanie, de les entendre faire à l'enfant de la crèche leur compliment en niçois! Ils sont à l'image de notre humanité si bariolée, si contrastée, si noble dans sa quête de vérité. Notez qu'il n'est précisé qu'ils soient devenus chrétiens! Il est seulement dit qu'ils sont repartis « par un autre chemin »: comment seraient-ils d'ailleurs revenus en arrière, par le même chemin qui les avait conduits à Bethléem, eux qui avaient vu la lumière?

Et précisément: si la création est déjà tout entière transfigurée dans le Christ, les mages ne nous invitent-ils pas pour autant à ouvrir des chemins de dialogue, à mieux nous accueillir dans nos différences et même dans la diversité de nos confessions religieuses? Au seuil de la nouvelle année, dans la lumière de l'Epiphanie, souhaitons-nous d'inventer les chemins de rencontre et de fraternité que le Seigneur vient tracer avec nous.

 Textes de la liturgie: Is 60, 1-6; Eph 3, 2-3a.5-6; Mt 2, 1-12)

 

                                                   « JETEZ  LES  FILETS! »

 

    C'est donc en haute mer que Jésus nous entraîne! Nous sommes au bord du lac de Génésareth, encore appelé lac de Tibériade ou mer de Galilée. Venue l'écouter, la foule presse Jésus de tous côtés au point que celui-ci est obligé de monter dans une barque pour s'en dégager.

    « Avance au large et jetez les filets! » Comment ne pas l'entendre? Les filets, selon la double acception du verbe « jeter », il s'agit ici non seulement de les lancer mais aussi de les lâcher, autrement dit de les laisser tomber, de s'en débarrasser, littéralement de les abandonner. Etrange méthode en vérité, qui consiste à partir à la pêche sans filets!

    Or, le résultat ne se fait pas attendre : la pêche est si abondante que les barques enfoncent!

Notez au passage qu'il n'est plus question de filets dans la suite du texte. Et à quoi ceux-ci cèdent-ils désormais la place? A des compagnons qui arrivent à la rescousse. Des compagnons qui étaient pourtant déjà là et que les filets semblaient occulter.

    Cet épisode ne laisse pas de nous interroger. Il est si fréquent que l'homme veuille tout contrôler de sa vie, des événements, voire des personnes. Et à force de vouloir tout contrôler, il se prend inévitablement les pieds dans toutes sortes de filets! « Lâchez les filets », insiste l'Evangile.

Lâchez ce qui vous empêche de vivre, d'être vous-mêmes, tant d'images derrière lesquelles vous vous cachez, tant d'idées reçues auxquelles vous vous cramponnez. Voyez grand, voyez large, soyez généreux et audacieux, agissant non par calcul mais sur la parole de Celui qui guérit de la peur et  de l'effroi. 

    L'effroi: ce sentiment qui saisit d'abord l'homme devant la grandeur de Dieu et dont Jésus s'empare pour investir Pierre de sa vocation. « Ne crains pas, désormais, ce sont des hommes que tu prendras. » Toi qui a été pris sans le savoir, toi qui en lâchant tes filets est né à ma Parole, ce sont des hommes que tu prendras pour qu'ils vivent.

    « Jetez les filets! »: c'est l'Eglise tout entière qui est ainsi conviée à l'audace et à la confiance. Avec elle, nous voici embarqués, à la suite du Christ, forts de son Esprit et des compagnons qu'il nous envoie.

 

.                                                                          (Lectures: Is 6, 1...8; 1 Co 15, 1-11; Lc 5, 1-11)

 

 

« UN DETOUR POUR VOIR »

 

Il suffit parfois d'un événement ou d'une rencontre pour changer le cours d'une vie. D'après le livre de l'Exode, c'est là précisément ce qui arrive à Moïse, alors qu'il est en train de garder les troupeaux de son beau-père Jethro. Un étrange spectacle attire soudain son regard, qui le pousse à faire un détour pour voir ce qui se passe.

Un détour: ça n'a l'air de rien! Et pourtant, cela peut mener loin, sur des chemins inconnus, jusqu'aux portes de l'invisible! C'est un simple détour qui entraîne Moïse dans une aventure qu'il n'aurait jamais imaginée, de l'Egypte à la Terre Promise, de l'esclavage à la liberté, à la rencontre d'un Dieu dont nous n'avons jamais fini d'épeler le Nom. Et tout cela s'origine dans un regard, celui de Moïse intrigué par un buisson qui ne se consume pas, et celui de Dieu qui « a vu la misère de son peuple ».

A cet égard, le Carême n'est-il pas le temps moins des grandes résolutions que des petits détours? Autant de petits détours qui conduisent non pas dans des impasses mais vers la vie, à la rencontre des autres et de soi-même comme à la rencontre de Celui qui ne cesse de faire le plus long chemin vers les hommes.

Oui, heureux sommes-nous si nous osons de ces détours qui nous ouvrent à la Pâque de Jésus Christ, le vrai « buisson ardent » qui illumine nos cœurs.

 

(Lectures: Ex 3, 1-15; 1 Co 10, 1...12; Lc 13, 1-9)

 

L'ESPRIT SAINT ET NOUS

 

C'est une évidence : de nos jours, on n'écrit plus beaucoup! A l'heure du téléphone portable et du courrier informatique, rares sont les personnes qui prennent le temps d'écrire. Il y faut des circonstances particulières. C'est ainsi qu'en prison, les détenus guettent l'arrivée du courrier avec une impatience qu'on n'imagine pas de l'extérieur. Une lettre, une simple lettre revêt parfois beaucoup d'importance, elle constitue le dernier rempart contre l'isolement, l'ultime passerelle avec un monde qui échappe en partie.

Or, c'est précisément d'une lettre qu'il est question aujourd'hui, dans la première lecture, au livre des Actes des Apôtres. Cette lettre, nul doute que ses destinataires l'appelaient de tous leurs voeux, après les attaques dont ils avaient fait l'objet, à Antioche, en Asie Mineure. La communauté d'Antioche nous est d'ailleurs bien connue. Au lendemain de sa conversion, c'est elle qui accueille l'apôtre Paul. Elle était également réputée pour ses positions critiques envers la Torah et un certain nombre de prescriptions rituelles des juifs.

Dans ce contexte, la lettre que les Apôtres et les Anciens de Jérusalem lui envoient soulève un sujet brûlant : celui de l'intégration des païens à l'Eglise naissante. Que fallait-il exiger de ceux-ci? Fallait-il leur demander de respecter les traditions juives et notamment les prescriptions juridiques de la Loi de Moïse? On n'imagine pas aujourd'hui la révolution qu'a entraîné pour des chrétiens issus du judaïsme l'arrivée de nouveaux convertis appartenant à d'autres cultures... L'inconnu fait toujours peur...

Une chose est sûre: notre lettre va dans le sens de l'ouverture, dans le sens de la légèreté. Elle ne retient que quelques obligations qui vont d'ailleurs toutes dans le sens du respect de la vie.

Sans doute l'Esprit Saint a-t-il joué là un grand rôle. L'Esprit certes, mais aussi ceux qui ont dû faire des choix qui engageaient alors l'avenir de l'Eglise. Et ce qui fait toujours mon admiration dans la lettre qui nous intéresse, c'est précisément une affirmation qui vaut son pensant d'or : « L'Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de ne pas faire peser sur vous d'autres obligations que (celles) qui s'imposent. » Il n'y a pas ici d'un côté l'Esprit, de l'autre les Apôtres et les Anciens. L'essentiel tient à une conjonction qui exprime la connivence, voire la complicité qui existe entre eux. L'Esprit ne brise pas l'élan de l'homme, il ne ravale ses capacités, bien au contraire, il y fait droit. Pour lui, l'homme n'est pas un exécutant mais un allié, un partenaire, un interlocuteur. Cela dit combien le Dieu de Jésus Christ nous prend au sérieux. Et réciproquement, la grandeur de l'homme consiste à se laisser travailler par l'Esprit.

L'Esprit : c'est lui que nous allons particulièrement fêter à la Pentecôte. Un Esprit de vérité et de liberté. Un Esprit qui tourne vers les autres. Un Esprit de paix aussi, dans la ligne de ce grand texte de S. Paul : «(Le Christ,) c'est lui en effet qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait l'unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. (…) Il a voulu ainsi, à partir du juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix. (…) Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin et la paix à ceux qui étaient proches. » (Eph 2, 14-17) Cette paix n'est pas seulement tranquillité; elle est la paix qui dénonce tous les faux-semblants de paix, tout ce qui n'est pas encore la paix. Et c'est en nous fondant sur elle que nous devenons à notre tour artisans de paix.

A la veille de Pentecôte, prenons la mesure de la liberté de créer, d'inventer, d'aimer que nous donne l'Esprit. Ayons l'audace d'écrire avec lui le livre de notre vie, le livre de notre fraternité.

 

(Lectures : Ac 15, 1-2.22-29; Ap 21, 10-14.22-23; Jn 14, 23-29)

 

HISTOIRE DE CHIFFRES

Il n'est pas nécessaire d'avoir la « bosse des maths » pour le remarquer : il est souvent question de chiffres dans l'épisode de la multiplication des pains qui nous est proposé aujourd'hui.

D'un côté, douze apôtres et douze paniers pleins de morceaux de pain. De l'autre, cinq pains et deux poissons, et cinq mille hommes bientôt répartis en groupes de cinquante. Manifestement, ce n'est pas là un hasard. Tous ces chiffres ont quelque chose à voir les uns avec les autres.

Donc, au début, une foule au désert. Cinq mille hommes au ventre creux que Jésus fait asseoir par groupes de cinquante. Pour rester au plus près du texte, il faudrait dire qu'il les fait s'allonger ou se coucher par terre, à l'image du jour qui précisément se couche. Ces gens, Jésus les invite par conséquent à se reposer, à se détendre, comme s'il s'agissait pour eux de devenir réceptifs et de s'éveiller à une autre dimension, une autre réalité.

C'est alors qu'il prend les cinq pains. Oh pas grand chose en vérité, si peu de chose que les apôtres n'en font aucun cas, ne voyant pas comment ceux-ci pourraient servir à nourrir tant de monde! Or, ces cinq pains qui sont toute la richesse des Douze, tout ce qu'ils ont et au fond tout ce qu'ils sont, voilà que Jésus s'en saisit, il les rompt et il les donne, de sorte que tous ont de quoi manger.

Et le plus beau de cette page, c'est que les douze apôtres finissent par laisser la place à douze paniers remplis de morceaux de pain! Comme s'ils étaient eux-mêmes devenus du pain, comme s'ils s'étaient finalement donnés, eux qui ne pensaient qu'à renvoyer les foules pour qu'elles cherchent à se nourrir!

Avec pas grand chose, on peut beaucoup. Nous ne sommes peut-être pas grand chose, pas beaucoup plus que cinq pains et deux poissons, mais ce pas grand chose que nous sommes, c'est lui qui intéresse le Seigneur. Au point qu'il fait de nous ses disciples. « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Dans la vie, l'essentiel n'est pas d'avoir toujours plus. Il consiste à se donner, sans toujours chercher au-dehors la solution à nos problèmes. Cela peut changer beaucoup pour nous et aussi pour les autres. Le premier, Jésus l'a fait, lui qui s'est fait le pain de nos vies.

Fêter le Saint-Sacrement : n'est-ce pas d'abord rendre grâces, pour le Christ qui se donne dans sa Pâques, et pour ce que nous sommes, le corps du Seigneur, un corps aux multiples ramifications, appelé à devenir toujours plus aimant et solidaire au coeur du monde?

 

(Textes : Gn 14, 18-20; 1 Co 11, 23-26; Lc 9, 11b-17)

 

TOUSSAINT 2010

A coup sûr, ils sont bien différents les uns des autres, ceux qu'on appelle les saints.

Il y en a de sympathiques et aussi de plus rébarbatifs. Certains ont le sens de l'humour et d'autres sont plus austères. Certains sont partis à l'autre bout du monde et d'autres sont restés sur place. Certains ont été de grands savants et d'autres n'ont pas beaucoup fréquenté les bancs de l'école. Surtout, certains ont laissé un nom, ils ont été canonisés, et d'autres, les plus nombreux, sont tombés dans l'oubli.

Mais les saints : qui sont-ils? On a toujours tendance à les idéaliser. On est toujours enclin à en faire des monstres d'ascèse ou de piété. La réalité est sans doute beaucoup plus simple. Et dans les saints que nous fêtons aujourd'hui, j'aime à voir non pas d'abord des héros mais des hommes et des femmes qui, la plupart du temps sans le savoir, se sont laissés toucher par ces paroles immenses que nous croisons ce matin dans l'Evangile : « Heureux les pauvres de cœur, les doux, les affligés, les persécutés... » Autant de paroles immenses et déconcertantes qui ouvrent la voie d'un bonheur imprévu.

La sainteté : nul doute que l'Eglise n'en a pas le monopole. Les grandes traditions religieuses ont toutes leurs figures de sainteté et le monde est plein de saints qui s'ignorent. Il n'empêche : ce n'est rien moins qu'un véritable esprit de sainteté que nous recevons au baptême. L'apôtre Paul le répète à l'envie dans ses lettres : le baptême nous équipe d'un esprit qui fait de nous des saints, totalement et gratuitement. Et c'est là un esprit qui rend inventif, créatif, audacieux. Un esprit qui donne de faire ce que nous n'aurions jamais imaginé. Un esprit qui permet d'accomplir ce qui est juste, entendez ce qui est ajusté aux personnes, aux événements et à la Parole de Dieu. A cet égard, les saints n'ont jamais cultivé le conformisme! La sainteté ne nivelle pas, elle donne au contraire d'exprimer le meilleur de soi-même.

Oui, les saints sont nos amis. Ils nous portent. Ils nous comprennent de l'intérieur, eux qui ont partagé nos faiblesses et nos misères. Ils ont connu nos combats et, pour reprendre le mot de l'Apocalypse, ils sont « revenus de la grande épreuve », celle de la persécution et plus largement celle de la foi qui représente souvent un défi. Dans leur vie, ils ont surtout mis un peu plus d'amour que d'ordinaire. Cet amour qui est capable de transformer le monde et de changer la vie, la nôtre et celle des autres, c'est lui que nous ravivons à chaque fois que nous célébrons l'Eucharistie.

 

(Textes de la liturgie : Ap 7, 2-4.9-14, 1Jn 3, 1-3, Mt 5, 1-12a)

 

 

IL VIENT!

 

L'Avent : c'est d'abord une question de climat. Les premiers grands froids dans nos contrées, les premières grandes chaleurs sous d'autres cieux! Et puis, l'Avent, ce sont des chansons, des musiques, des chorals qui comptent parmi les plus beaux, comme ceux de Jean Sébastien Bach. Des airs qui pacifient et qui réconcilient. Avec l'Avent, c'est aussi le prophète Isaïe qui nous revient et qui nous entraîne jusqu'à celui qu'il désigne comme l'Emmanuel, « Dieu-avec-nous ». L'Avent : un temps habité par une présence, par une venue.

Car, oui, il vient! Il est même déjà là! Il vient dans la tendresse et la fidélité, dans l'ardeur et dans la douceur. Il vient et déjà il communique à la terre quelque chose de la bonté et de la joie auxquelles il n'est toujours facile de croire encore. Et voilà que tous ces mots si souvent usés refleurissent au souffle de sa bouche et redeviennent crédibles!

Il vient : c'est là, vraiment, une bonne nouvelle. Car sa venue ouvre l'horizon, elle dégage un nouvel espace, elle élargit et réchauffe le cœur. Elle démasque certes l'insouciance, l'indifférence, les engourdissements et les pesanteurs qui sont le lot des hommes. Mais si elle met à nu, c'est afin que nous le revêtions, lui! « Revêtez le Seigneur Jésus Christ », insiste S. Paul.

Cette venue : qui s'en aperçoit? Qui s'en inquiète et qui s'en réjouit? Noé le patriarche est ici la figure de tous les hommes de l'aurore. Lui dont la Genèse nous apprend qu'il marchait selon les voies de Dieu, combien de fois ne s'est-il pas senti bien seul parmi ses contemporains? Il veillait, il avait les yeux grands ouverts, il écoutait. Aux jours du déluge, sans hésiter, il s'est lancé dans la construction de l'arche. S'il a été sauvé, n'a-t-il pas également sauvé par-là même quelque chose du projet de Dieu?

Aujourd'hui comme hier et demain, le Seigneur vient. Il vient pour que nous allions à lui, du plus profond de notre désir. A lui qui nous attend et qui nous espère.

 

(Is. 2, 1-5; Rm 13, 11-14a; Mt 24, 37-44)

 

                                                           SEL  DE  LA  TERRE

                                         

         Qui ne connaît la formule rituelle qui termine la plupart des recettes de cuisine: « Ajoutez une pincée de sel et de poivre »? Quand j'étais enfant et que je rêvais de devenir non pas chapelain des Pénitents Blancs mais cuisinier, ces quelques mots faisaient mon admiration! Ils désignaient pour moi l'ultime touche qui déciderait de la réussite ou de l'échec d'un plat.

          Le sel: quelles ne sont pas ses vertus! Il donne du goût, certes, mais aussi il conserve, il purifie. En Israël, il fait partie du paysage, si j'ose dire, avec la Mer Morte encore appelée Mer de sel. Pour signifier la solidité indéfectible de l'Alliance entre Dieu et les hommes, la Bible parle volontiers d' « alliance de sel ». Et comment oublier la femme de Lot, changée en statue de sel pour s'être laissée fascinée par la destruction de Sodome et Gomorrhe?

         Impossible d'ignorer ces composantes quand Jésus lance à brûle-pourpoint dans l'Evangile aujourd'hui: « Vous êtes le sel de la terre ». Et il renchérit un peu plus loin: « Vous êtes la lumière du monde ». C'est là une bonne nouvelle et même une révélation pour tous ceux qui sont avec lui. Non pas une élite mais des gens dont la vie est peut-être souvent bien plate et insipide. Des gens qui découvrent en écoutant Jésus que leur vie apparemment si morne et routinière a pourtant du goût et de la saveur. Un goût et une saveur qu'ils ne lui connaissaient pas. Notez d'ailleurs que Jésus parle au présent: la bonne nouvelle n'est pas pour plus tard ou pour demain, elle est pour aujourd'hui!

         Evidemment, le risque est toujours ici pour le sel de « s'affadir ». Sauf que le verbe est à la fois beaucoup plus précis et beaucoup plus vertigineux dans le grec des évangiles. Comme le remarquait un frère de ma communauté, le risque pour le sel n'est pas tellement de « s'affadir » -le peut-il jamais?-, c'est de « devenir littéralement fou »! Autrement dit, de ne plus répondre à ce pour quoi il est fait, de ne plus répondre à sa vocation. Terrible écueil pour tous et pour chacun, quand nous ne sommes plus dans la vérité, quand la parole du Christ perd de son mordant pour nous!

         A cet égard, les recommandations du livre d'Isaïe restent d'actualité: « Partage ton pain avec celui qui a faim... Donne des vêtements à ceux qui sont nus... Ne te dérobe pas à ton semblable... »

Ces paroles n'ont-elles pas une saveur toute évangélique? Et dans la langue de la Bible, partager son pain, cela revient toujours à donner de soi-même, à reconnaître l'autre comme sa propre chair.

         Oui, le défi consiste à passer d'une vie insipide à une vie qui a du goût. Le chrétien n'est pas un doux rêveur. Il sait avoir du mordant, du répondant. Pour autant, nul besoin pour lui de mettre partout son grain de sel, rien ne serait plus insupportable! Mais face aux enjeux quotidiens ou plus exceptionnels, il sait répondre présent, au nom de la parole qui l'a saisi, celle de Jésus-Christ, le Messie crucifié.

         Une pincée de sel: en cuisine, c'est le secret d'un plat savoureux. C'est aussi le secret de la vie. Un peu de sel que l'on partage en signe d'amitié et d'hospitalité, comme le pain de l'Eucharistie.

 

                                                   (Lectures de la liturgie: Is 58, 7-10; 1 Co 2, 1-5; Mt 5, 13-16)

         

 

                                                        

         

CONSTRUIRE SUR LE ROC

Au fil des mois, ils ont bien avancé, les travaux de la chapelle Sainte-Croix! Seuls quelques échafaudages subsistent, la façade brillera bientôt de tous ses éclats!

Sans doute ces travaux nous renvoient-ils aujourd'hui à cette petite parabole où il est question de construire sur le roc. Le roc, c'est évidemment une vieille image dans la Bible. On songe aux psaumes, qui l'appliquent au Dieu vivant : « Mon rocher, mon rempart, c'est toi! » (Ps. 31, 4). Ou encore à ce rocher spirituel qui désaltère le peuple des Hébreux au temps de l'Exode. C'est enfin du creux du rocher que Moïse voit le Seigneur passer avec toute sa gloire.

Les derniers versets du Sermon sur la montagne font à leur tour allusion au roc auquel rien ne résiste. Il vaudrait d'ailleurs la peine de le relire dans son intégralité, ce fameux « sermon » qui n'a rien de rasoir ou de moralisant! Car il s'agit là de paroles de feu qui dilatent et qui tranchent dans le vif tout à la fois. Rappelez-vous : « Heureux, vous, les pauvres! », « Vous êtes le sel de la terre et

la lumière du monde! », « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens... ».

Que réclament-elles, ces paroles qu'une vie ne suffit pas à explorer? A être entendues et mises en pratique. C'est là presque une redondance. Pour la Bible en effet, entendre ne va pas sans agir. C'est dans la mesure où la Parole pénètre jusqu'au cœur qu'elle est vraiment entendue et qu'elle s'épanouit en action. L'Evangile renchérit pourtant en parlant de « mettre en pratique » : en grec, « poïen », un mot apparenté à « poète » et à « poésie » en français. Les paroles de Jésus ne demandent donc pas à être exécutées servilement, mais à être mises en œuvre à partir de ce que nous avons de meilleur, tant de richesses de cœur et d'intelligence! Elles deviendront alors la grande source d'inspiration de notre vie.

De nos jours, il est communément admis que plus rien ne tient, ou du moins plus grand chose. Ces dernières semaines, des régimes s'effondrent, qui étaient réputés inébranlables. Dès lors, par quoi nos choix seront-ils commandés? L'habitude, l'intérêt, les convenances ou la parole de feu de l'Evangile? Une parole qui nous introduit dans l'intimité de celui qui l'énonce. Heureux sommes-nous si nous construisons notre vie et celle de nos communautés en l'accueillant pour de bon!

 

(Lectures : Dt 11, 18.26-28.32; Rm 3, 21-25a.28; Mt 7, 21-27)

 

COURIR DE GRAND MATIN

Ce n’est un secret pour personne : dans la vie, on court beaucoup! On court après les rendez-vous, on court après le temps. On court pour être à l’heure ou du moins pas trop en retard. On court en tous sens, après le succès, la renommée, et même après le vent!

Dans la Bible aussi, on court beaucoup. A commencer par Abraham, aux chênes de Mambré où s’arrêtent trois mystérieux visiteurs. Abraham court à leur rencontre. Il se met en quatre pour les recevoir. Vite, il court encore apprêter un chevreau! Rien n’est trop beau pour ses hôtes.

Et voici que dans l’Evangile aujourd’hui, il est pareillement question de courir. Ils courent tous deux ensemble, Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait. Dans quel but? Animés par quel désir, par quel espoir? Eux dont le pas s’était alourdi et appesanti avec la Passion, voilà qu’il leur pousse comme des ailes! Et j’aime à croire qu’en courant ainsi, ils se délestent progressivement

du trop-plein de leur peur, de leur angoisse et même de leur culpabilité, pour s’ouvrir enfin à l’inattendu de Dieu.

Remarquez ici que les deux compagnons ne sont pas tout à fait au diapason. Le second court plus vite que le premier. Parce qu’il est plus jeune ou mieux entraîné? Rien n’est moins sûr! La réponse est à chercher ailleurs. Laissez-moi vous rapporter celle que j’ai trouvée pas plus tard que ce matin sous la plume d’un écrivain. L’autre disciple, celui que Jésus aimait : il ne dépasse Simon-Pierre « que parce qu’il se laisse dépasser par l’événement ». Un événement qu’il ne fait encore que pressentir mais qui déjà le soulève et le réclame dans sa foi. Lui d’ailleurs non seulement verra comme Pierre, mais encore il croira, il s’éveillera à Celui qu’il cherchait dans la nuit.

Oui, seule la résurrection peut nous soulever à notre tour, nous qui sommes parfois si lourds d’obstacles, si lourds de nous-mêmes, tellement rivés à notre petit moi que nous en ignorons souvent à quel point Dieu court le premier vers nous! Car il court comme le père a couru à la rencontre du fils cadet dans la célèbre parabole de l’Evangile selon saint Luc.

Puisse donc Pâques nous tenir en haleine et nous entraîner toujours plus loin, par des chemins inconnus. En effet, « la Pâque est passage d’une rive à l’autre, sans que jamais l’on aborde, sauf si l’on s’évade de la Pâque » (A. Neher). Le danger serait ici non seulement de faire marche arrière mais aussi de s’arrêter, de se croire arrivé, de s’installer purement et simplement.

Alors, ne faiblissons pas. Pressons le pas sans oublier pour autant de faire halte, de recharger les batteries, de prendre le temps de nous laisser inviter à la table du Seigneur pour accueillir sa parole et sa vie.

« Il est ressuscité, il est vraiment ressuscité! » Il est des jours où le cœur nous bat plus fort quand nous entonnons cette acclamation. Le don de Dieu n’est pas vain, il fait de nous des êtres neufs, il nous lance sur les traces du Ressuscité pour l’annoncer joyeusement!

(Lectures : Ac 10, 34a.37-43; Col 3, 1-4; Jn 20, 1-9)

 

POUR LA VÊTURE DE NOUVEAUX PÉNITENTS

« Et si nous parlions de la croix... » C'est par ces mots que commence une admirable page sur laquelle je suis tombé au cours de l'été. A l'époque, je m'étais promis de vous l'offrir aujourd'hui. Elle est signée du prieur du monastère de l'Atlas dans les années quatre-vingt dix : Christian de Chergé.

La croix : le frère Christian en distingue trois dimensions inséparables. Car la croix, c'est d'abord celle que dessine l'homme quand il ouvre les bras. Toute la tradition cistercienne l'atteste : l'homme est en effet cruciforme, il est en forme de croix. Cette croix qui embrasse et qui accueille, nul doute qu'elle a été inventée par Dieu. Il n'empêche : face aux menaces et aux dangers, l'homme risque toujours de refermer les bras, il a vite fait de se replier sur lui-même.

C'est ainsi que s'avance une deuxième croix. Elle consiste à prendre la première pour l'enchaîner brutalement au bois qui n'a pas épargné Jésus lui-même. Cette croix est celle de l'amour trahi. Une croix qui vient des hommes le plus souvent. Une croix qui est celle des génocides et des attentats, celle aussi de la maladie qui fond sans crier gare et celle de tant de situations que l'on ne choisit pas vraiment.

Et puis, il y a une autre croix, une troisième croix qui ressemble étrangement à la première. « Elle consiste », écrit encore le frère Christian, « à continuer à ouvrir les bras ou à réapprendre à ouvrir les bras précisément là où la vie nous blesse. » (1). Face au deuil, à la séparation, à l'incompréhension, à la trahison, à l'injustice... En d'autres termes, elle consiste à se tenir là où précisément il suffirait d'un rien pour que l'obscurité l'emporte et que tout bascule dans le néant.

En apparence ici, rien de changé par rapport à la première croix. Et pourtant, tout est différent. Car si l'homme ouvre les bras, c'est désormais en traversant les blessures de la vie.

A ce point commence un véritable chemin de croix. Et c'est sur ce chemin que vous vous engagez librement, Alain et Louis-Gilles, dans le sillage de tous ceux qui vous précèdent dans l'Archiconfrérie, à la suite notamment de Cécile, Florence, Elisabeth et Alain qui ont fait l'an dernier ce même pas que vous franchissez aujourd'hui. Or, si vous embrassez ce chemin, ce n'est certes pas par je ne sais quel goût morbide mais par amour de la beauté et de la vie. Pour avancer avec des frères et des soeurs. Pour ancrer aussi votre foi et votre baptême dans une tradition séculaire mais ô combien vivante. Est-il d'ailleurs besoin de vous rassurer à cet égard : impossible de s'ennuyer dans l'Archiconfrérie où les tâches ne manquent pas et où l'on cultive pas spécialement la morosité!

Ce chemin de croix n'est-il pas enfin un chemin de gloire, dans la mesure où il conduit au Père qui nous attend pour nous ouvrir un jour tout grand les bras? J'aime à croire ici que notre frère Jean-Hubert est en totale communion avec nous du creux de ces bras-là, lui qui avait le désir si vif de rejoindre aujourd'hui les rangs des Pénitents Blancs.

« Et si nous parlions de la croix... » La croix glorieuse commence avec l'homme, « dès la création de l'homme à l'image de Dieu », disait S. Bernard. Elle s'accomplit en tous ceux qui continuent à ouvrir les bras dans la force de l'amour vainqueur. Quelle plus belle vocation serait-il possible d'accueillir?

 

(1) Christian Salenson, « Prier 15 jours avec Christian de Chergé », éd. Nouvelle Cité, p. 43.

(Textes de la liturgie : Nb 21, 4b-9; Ph 2, 6-11; Jn 3, 13-17)

                                                EN  CES  JOURS  DE  TOUSSAINT...

 

       S'il est un jour béni des fleuristes, c'est bien celui de la Toussaint! A l'approche de la Toussaint en effet, les cimetières deviennent de grands jardins qui rivalisent de beauté.

       Enfant, des plus humbles bouquets aux parterres les plus somptueux, ce spectacle me transportait.   Je m'étonnais seulement que les gens qui venaient se recueillir ainsi auprès de leurs proches aient si peu l'air de ressuscités! Visiblement, certains n'agissaient que par devoir. Qu'en était-il du bonheur irrépressible que respirait chaque verset de l'Evangile que j'avais entendu le matin à l'église?

       « Heureux les pauvres de cœur, les miséricordieux, les artisans de paix!... » Ce sont là des paroles inoubliables. Des paroles inépuisables, qui viennent de loin, qui jaillissent tout droit du cœur de Jésus. A vrai dire les toutes premières paroles qu'il prononce en public dans l'Evangile selon S. Matthieu. Celles qui signent le début de sa prédication. Or, quand Jésus ouvre la bouche pour la première fois, ce n'est pas pour donner des leçons mais pour parler de bonheur!

       A qui s'adresse-t-il? A ceux qui sont là autour de lui sur la montagne, à ces gens qui nous ressemblent tellement! Des gens qui viennent peut-être de loin et qui triment dans la vie, qui ont connu des deuils et des revers de fortune et qui aspirent pourtant au bonheur, comme tout un chacun.

       Le bonheur : c'est précisément parce qu'il ne va de soi que Jésus en parle. Au nom d'un Dieu qui ne renonce pas au bonheur de l'homme. Les échecs, les démentis ne sauraient avoir raison de ce bonheur que Dieu promet au-delà de toute recette. Et ce n'est pas de la poudre aux yeux! Car le bonheur, voilà qu'il commence avec Jésus. Jésus qui se tourne vers les pauvres et les malades comme vers les hommes et les femmes de cœur, les hommes et les femmes de désir, aujourd'hui comme hier.

       Ce secret du bonheur : qui l'a pressenti, qui l'a goûté mieux que les saints? Car loin d'être d'abord des héros ou des monstres de vertu, les saints sont en réalité les plus humains des hommes. Des gens qui ont essayé de mettre un peu plus de bonheur, un peu plus de vraie justice, en un mot un peu plus de vie autour d'eux. Ils ont pu rencontrer des obstacles : ils ont été des vivants jusqu'au bout, rien d'autre que des vivants!

       Rappelons-nous ici les moines de Tibhirine : tout le monde aurait compris qu'ils quittent l'Algérie. Pourquoi sont-ils restés en définitive? Uniquement par amour de la vie, parce que la vie le réclamait. « Partir, c'est mourir », déclare l'un d'eux dans le film « Des Hommes et des Dieux ». La vie : c'est là toujours l'horizon des martyrs, ceux-là mêmes que l'Eglise primitive a voulu d'abord honorer en instaurant précisément la fête de la Toussaint.

       Ces paroles si redoutablement simples que sont les Béatitudes, laissons-les-nous ouvrir au bonheur et déployer la vie en nous. Le Dieu saint que nous célébrons n'est pas le Dieu des morts mais le Dieu des vivants, qui nous donne part dès aujourd'hui à son Esprit de sainteté.

        

                                              POUR  LA  CROIX  GLORIEUSE

 

      Ils sont donc quatre à revêtir aujourd'hui le sac des pénitents! C'est là un événement qui met en joie. Un heureux événement qui me renvoie aussi à ma propre prise d'habit chez les Dominicains, un soir de premières vêpres de la Croix Glorieuse, voici déjà quelques années...

      « Tu prendras l'habit pour la Croix Glorieuse » : dans un premier temps, ces paroles du maître des novices m'avaient passablement troublé. Entrer dans la vie religieuse sous le signe de la Croix n'avait rien de très rassurant! Que cette croix fût glorieuse me laissait néanmoins pressentir quelque chose d'immense, un cadeau inestimable dont je ne percevais pas encore la portée.

      La Croix : instrument de supplice, signe d'échec et d'infamie pour les contemporains de Jésus. Il aura fallu du temps, beaucoup de temps aux premiers chrétiens pour en percer l'insondable mystère, la décrypter à la lumière des Ecritures, en dégager toute la force novatrice, bref, pour donner du sens à ce qui n'en a pas.

      Et précisément, parmi les figures qui nous aident à entrer dans l'intelligence de la Croix, comment ne pas songer ici à ce fameux serpent d'airain dont nous parle le livre des Nombres? Manifestement, les serpents qui déciment le peuple d'Israël en marche vers la Terre Promise ne sont pas seulement les hôtes du désert, ils sont aussi l'image des tentations qui l'assaillent et du doute qui l'obsède. Et c'est ainsi qu'en clouant un serpent de bronze au sommet d'un mât, Moïse donne à voir le mal qui rôde. Il le démasque, et du même coup, il en affranchit ceux qui le regardent.

      La Croix : signe de nuit et signe de lumière plus claire que le jour. Signe de jugement qui dénonce le mensonge du monde. Signe de salut qui surgit là où on l'attendait le moins. Signe d'amour trinitaire du Père, du Fils et de l'Esprit, tous trois engagés dans une même Passion pour l'humanité.

      Elle nous ramène toujours à l'essentiel, la Croix. Elle signe la fin d'un monde et l'aube d'un monde nouveau. Avec elle, impossible de s'évader de la douleur des hommes mais impossible aussi d'évacuer l'espérance invincible qui nous vient de Celui qui s'est lié à elle pour toujours : Jésus le Christ. Car, en vérité, le trésor de notre vie n'est pas la croix mais uniquement la Croix du Christ, la Croix de Celui qui épouse toutes les nôtres pour y déposer sa vie.

      En ces jours où il est souvent question des moines de Tibhirine, à l'occasion de la sortie du film « Des hommes et des dieux », j'aime à rappeler les mots de Pierre Claverie, évêque d'Oran, sans doute assassiné parce qu'il en savait trop sur les moines de l'Atlas. Il disait : « Où serait l'Eglise du Christ si elle n'était d'abord là, au pied de la Croix de son Seigneur? (…) Je crois qu'elle meurt, notre Eglise, de ne pas être assez proche de la Croix de son Seigneur. Sa force et sa fidélité, son espérance et sa fécondité viennent de là, pas d'ailleurs ni autrement. Elle peut prier, elle ne brûle pas du feu de l'amour qui est fort comme la mort, car il s'agit bien d'amour et d'amour seul dont Jésus a donné le goût et tracé le chemin. »

      Se tenir auprès de la croix, non par goût morbide mais par amour de la vie, c'est là notre vocation de disciples du Christ et spécifiquement celle des Pénitents Blancs. Elle seule convertit, la Croix, elle seule fait déjà de nous tous des ressuscités. Alors, pour reprendre le mot d'une postulante de cette année, « laissez-vous porter » par elle, laissez-la vous conduire, vous ouvrir à la fraternité simple, libre et chaleureuse!

      Et en la contemplant, n'oubliez pas Marie. Quand elle apparaît à Bernadette, à Lourdes, la Vierge ne parle pas d'abord, elle fait le signe de croix. La fécondité de la Croix Glorieuse, qui mieux que Marie pourrait nous l'enseigner?

 

                                            (Textes de la liturgie : Nb 21, 4b-9, Ph 2, 6-11, Jn 3, 13-17)

 

POUR L ' ÉPIPHANIE

 

Combien étaient-ils donc, les Mages ? Deux, trois ou bien douze, comme le laissent entendre quelques listes du Moyen Age ? Nous ne le saurons jamais.

Une chose est sûre : depuis la nuit des temps, ils ne cessent de hanter l'imaginaire des hommes. Et s'ils forcent l'admiration, c'est moins par leur train, leur science ou leurs trésors que par ce je-ne-sais-quoi de léger qui les rend dociles à l'événement. Un événement qui prend d'abord la forme d'une étoile et qu'une parole ne tarde pas à éclairer.

« Et toi, Bethléem de Judée, tu n'es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Judée ; car de toi sortira un chef qui sera le berger d'Israël mon peuple. » Il se produit là, à l'intérieur de ce verset inspiré du prophète Michée, un déplacement décisif qui relance la quête des Mages. Ingénument, ceux-ci cherchaient un roi, les voilà propulsés dans une autre direction, à la rencontre d'un berger !

A la fin, une fois descendus à Bethléem, ils repartent par un autre chemin. Moins par prudence que par nécessité intérieure. Car ceux dont le cœur a été illuminé ne peuvent se contenter de revenir en arrière. Ils vont de l'avant, inventant d'autres routes au souffle de l'Esprit.

Les Mages : ils représentent bien davantage qu'eux-mêmes ! Ils figurent évidemment tous les êtres de désir qui marchent vers la beauté, la lumière et la vérité. A notre tour, comment ne pas leur emboîter le pas pour naître à notre vrai visage ?

 

(Lectures : Is 60, 1-6 ; Eph 3, 2-3a.5-6 ; Mt 2, 1-12)

 

                                                       PAR  UN  LONG  CHEMIN

 

     Comment ne pas revenir quelques instants sur le texte de la Genèse qui nous est offert aujourd'hui ? Une page admirable, inépuisable, qui se prête à de multiples lectures : anthropologique, psychologique, théologique... Une page qui a trait aux relations d'un père et de son fils comme aussi, plus largement, aux relations de l'homme avec Dieu.

     Tout commence avec un ordre dont la formulation est moins claire que ne le voudraient la plupart de nos traductions. En effet, à y regarder de près, Dieu ne demande pas d'abord à Abraham de sacrifier son fils mais de « monter avec lui pour sacrifier» : la nuance est de taille ! Rien ne dit encore ici quelle doit être la victime. C'est un peu comme si Dieu lui-même s'en remettait au choix

d'Abraham.

     On le devine sans peine en tout cas : c'est habité par mille et une questions que celui-ci

prend la route. Dans quels abîmes d'angoisse et de perplexité l'ordre reçu ne le plonge-t-il pas! D'autant qu'Isaac est un don de Dieu, l'enfant de la promesse : sans se contredire, comment Dieu pourrait-il maintenant reprendre ce qu'il a donné ? Comment pourrait-il en réclamer le sacrifice ?

      Il faudrait relire à cet endroit l'épisode pour en savourer la grandeur. La lenteur de la montée, ponctuée seulement de deux dialogues, l'éclipse de Dieu durant tout ce temps : autant d'éléments qui en accentuent la tension dramatique.

      Et puis, soudain, tout s'accélère. Abraham lève le couteau pour immoler l'enfant. Celui que le texte désigne à l'envie comme « son » fils, « son » unique, il choisit de ne pas se le réserver. Il meurt  en réalité lui-même à toute mainmise sur ce qu'il a de plus cher.

      Mais plus loin qu'Abraham, c'est évidemment Dieu qui est ainsi visé. Un Dieu dont l'image est sans cesse à revisiter. Un Dieu dont la parole donne à chacun d'exister enfin dans l'ouverture d'une Alliance.

      A la fin, il n'est plus question d'Isaac. Abraham redescend de la montagne, seulement accompagné de ses serviteurs. En offrant ce qu'il a reçu, il s'ouvre à la communion.

      N'est-ce pas là, pour nous aussi, le chemin ? 

 

                                             (Textes de la liturgie : Gn 22, 1...18 ; Rm 8, 31b-34 ; Mc 9, 2-10)

 

                                                                    PASSION

   Qu'ajouter au récit de la Passion ?

   De la Passion, il y aurait pourtant beaucoup à dire ! Avec l'Evangile selon S. Marc, elle nous arrive en tout cas dans sa version la plus courte et la plus ancienne. Une admirable version qui met en scène non seulement Jésus mais aussi une foule de personnages dont nous reconnaissons les noms, même en niçois !

   La Passion : elle n'épargne personne. Ni la foule, ni les romains, ni les autorités juives. Seules quelques femmes sont encore là, qui accompagnent Jésus depuis la Galilée. Et Simon de Cyrène, réquisitionné pour aider Jésus à porter sa croix.

   Quant aux apôtres, l'Evangile ne fait pas mystère qu'ils ont leur part de responsabilité dans le drame qui se noue. Pour eux, c'est l'heure de la débandade. Il n'y en a pas un pour racheter l'autre. Ils cèdent à la peur, à la panique, au désarroi. Ils se dérobent les uns après les autres, à l'image de cet étonnant jeune homme dont il nous est dit ici qu'il « s'enfuit tout nu » pour échapper à ceux qui voulaient se saisir de lui (Mc 14 , 51-52). Mystérieux personnage en vérité, auquel fait écho un autre jeune homme que les femmes trouveront en allant au tombeau, au matin de Pâques, cette fois-ci revêtu d'une robe blanche, vivant témoin de la Résurrection.

   La Passion met à nu. Elle se joue des apparences. Chez Pilate, les soldats peuvent se moquer de Jésus en le saluant du titre de roi : ils ne croient pas si bien dire ! Méthodiquement, inlassablement, la Passion prend les disciples à rebours de leurs illusions, elle opère une véritable déconstruction de l'image de Dieu que l'homme véhicule spontanément. Au pied de la croix, après la mort de Jésus, seul un étranger, un centurion de l'armée romaine se montre capable de voir la présence de Dieu dans le crucifié ensanglanté : « Vraiment, cet homme était fils de Dieu ! »

   Jésus, lui, ne se plaint pas. Atteint de toutes parts au plus profond de lui-même, il ne fléchit pas, il résiste, il persévère jusqu'à la fin, jusqu'à l'extrême où il s'écrie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » La question a d'autant plus de relief qu'elle est la dernière parole de Jésus dans l'Evangile selon S. Marc. Et c'est là une prière aux frontières de l'indicible comme un cri de déréliction impossible à relativiser, où se fondent tous les pourquoi du monde.

   Manifestement, la Passion ne consacre pas l'échec de Jésus. Elle n'est pas davantage précipitation vers le malheur mais continuation du combat qui a été le sien durant toute sa vie.

   Et précisément à cet égard, la fête des Rameaux donne le ton, elle indique la direction. Elle ne rappelle pas en effet le souvenir d'un homme qui court à sa ruine, elle célèbre déjà  le libérateur que

nous fêterons à Pâques.

   Avec les pénitents de l'Archiconfrérie de la Sainte Croix, nous avons rendez-vous avec la Passion du Seigneur. Celle-ci n'est pas une simple péripétie, un accident ou une parenthèse. Elle est le signe d'un amour sans retour, qui ne veut rien ignorer de l'immense passion des hommes à travers le temps et l'espace. La Passion : osons-nous en approcher et puiser en elle cet élan qui est seul capable de rendre la vie passionnante, au sens fort du mot.

 

                         

        

                                                                TOUSSAINT

 

     Le savez-vous ? Avant d'être appelés « chrétiens », les disciples de Jésus ont été connus sous le nom de « saints ». Et « saints », ils l'étaient ! Non pas au titre de leurs qualités personnelles mais en vertu de leur appartenance au Christ. Par le baptême en effet, nous devenons un temple saint dans le Seigneur, un sacerdoce royal, une nation sainte. Nous participons de la sainteté même de Dieu.

     Quelle audace ! Une audace qui en dit long sur la dignité de ceux qui sont renés de l'eau et de l'Esprit. Cette dignité, ils ne la tirent pas d'abord de leurs mérites mais d'un Autre qui est le seul Saint, Jésus Christ.

     La Toussaint : en ce sens, elle est par excellence la fête des baptisés. La nôtre, par conséquent !

Il n'empêche qu'elle s'adresse non seulement aux chrétiens mais aussi, beaucoup plus largement, aux hommes et aux femmes de tous les temps. Ce que désigne la Toussaint, c'est effectivement l'horizon ultime de la vie : la sainteté que Dieu offre en partage à l'humanité.

     Comment l'ignorer ? Sans préjuger des élans et des réussites qui jalonnent son existence, l'homme reste souvent insatisfait. Sa bonne volonté ne lui épargne pas les blessures, les échecs, les ratées. Il connaît la maladie et, un jour, la mort. Sa vie porte la marque d'une incomplétude.

     C'est là que la Toussaint lui arrive comme une Bonne Nouvelle. Car s'il est inachevé ou, pour le dire familièrement, s'il n'est pas « fini », l'homme n'en reste pas moins promis à une plénitude, à un accomplissement. Pour reprendre le mot de la première lettre de S. Jean, ce que nous sommes n'a pas encore été pleinement révélé mais le sera. Dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu mais, alors, nous le reconnaîtrons en pleine lumière.

     Sur cet horizon que déploie la Toussaint, que nous revient-il sinon de nous mettre en route et d'avancer au souffle des Béatitudes ? A l'aune de celles-ci, il s'agit de passer de l'orgueil et de la possessivité à la douceur, à l'humilité, à la pauvreté. Quel passage en vérité ! Un passage infini, à rebours de la plupart des logiques du monde. Un passage où l'ultime se donne, déjà présent et agissant.

     Ce sera là notre chemin de sainteté. Rappelez-vous : Ste Bernadette n'a pas été canonisée pour avoir vu la Sainte Vierge mais pour avoir vécu de l'Evangile. Mettre un peu de bonheur et de paix autour de soi, rendre service... : cela nous appartient sans qu'il soit pour autant interdit de se faire plaisir ! Son angoisse du salut des âmes n'empêchait pas S. Jean-Marie Vianney de se détendre en jouant aux cartes...

     Encore une fois : l'essentiel est de se lever. Le reste appartient à Dieu, lui qui saura faire de nous des saints.

 

                                  

                                      « REDRESSEZ-VOUS ET RELEVEZ LA TÊTE »

 

     A en croire certaines rumeurs, la fin du monde, c'est pour bientôt ! Nous serons en tout cas fixés  le 21 décembre. Pour ma part, je ne suis pas trop inquiet. Je suis même sûr que nous serons tous au rendez-vous pour fêter Noël.

     Il n'empêche : l'Avent nous entraîne aujourd'hui en pleine apocalypse. Nous nous attendions peut-être à d'autres accents, à d'autres paysages, moins abrupts, moins rocailleux. L'Evangile ne fait pas dans la demi-teinte, il ne fait pas dans la demi-mesure.

     Remarquez-le cependant : ici comme ailleurs dans la Bible, l'apocalypse n'entend pas décrire par le menu ce qui doit arriver. A y regarder de près, elle ne se complaît pas davantage dans des scénarios terrifiants. Surtout, elle n'est pas à prendre au pied de la lettre. Elle relève en réalité de ce qu'on appelle un genre littéraire. Comme son nom l'indique, elle est tout orientée vers une « révélation ». Ce qu'elle désigne, ce n'est pas d'abord une catastrophe mais une venue sans pareil que rien ne laissait pressentir. En l'occurence, la venue de Celui qui n'épouse encore que les traits d'une figure mystérieuse héritée du Livre de Daniel : le « fils de l'homme » auquel Jésus aimera s'identifier.

     Précisément, le « fils de l'homme », qu'apporte-t-il ? La terreur ? Le châtiment ? Rien d'autre en vérité que la rédemption, autrement dit : la délivrance. Et c'est là un mot rare qui n'apparaît nulle part ailleurs dans les évangiles.

     Du coup, à la faveur de cette venue, peut retentir une parole qui compte parmi les plus étonnantes que je connaisse : « Redressez-vous et relevez la tête ». Il faudrait la graver à tout jamais dans notre mémoire, cette parole qui vient nous chercher dans nos peurs et nos enfermements, nos déprimes et nos découragements, dans le chaos qui est parfois le nôtre. « Relevez la tête » : non par bravade, défi ou provocation mais à cause de Celui qui nous rend, tous et chacun, à notre humanité.

     Oui, pour le dire familièrement, dans notre monde comme parfois dans notre vie, « ça craque » de tous les côtés. Nous sommes alors tentés de baisser les bras et de tout quitter. Il arrive même que nous soyons sur le point de « craquer ». Mais peut-être tous ces craquements ne sont-ils pas étrangers à une transformation, à une délivrance qui s'opère en profondeur. Une délivrance qui est de l'ordre d'un enfantement.

     Cette délivrance, encore faut-il y consentir. Elle ne se fait pas sans nous. Elle réclame l'adhésion de notre cœur. Or, nous le savons d'expérience, notre cœur risque toujours de s'alourdir, de s'empâter et de se prendre à son propre piège alors qu'il est appelé à vivre et à s'ouvrir.

     Au seuil de l'Avent, osons guetter mieux que la fin du monde : un commencement, un nouveau départ dans la vie, rien moins que la création nouvelle à laquelle nous sommes promis et que nous n'avons jamais fini d'accueillir.

    

 

                                                                 VISITATION

 

     Comme elle fait plaisir à voir, Marie !

     Si j'en crois l'Evangile, elle s'élance aujourd'hui dans la montagne, vive et légère ! Elle traverse la nature, elle traverse l'histoire et le temps, point minuscule et pourtant immense, que rien n'arrête, que rien ne retient.

      Avec Marie, c'est manifestement de l'air frais qui entre soudain dans la maison de Zacharie. Un air neuf. Rien moins que le grand souffle de Dieu.

      La Visitation, comme on l'appelle : vous aurez remarqué qu'elle est d'abord placée sous le signe d'une salutation. « Quand Elisabeth entendit la salutation de Marie » : par un extraordinaire raccourci du texte, Marie se fait ici tout entière salutation. Et celle-ci est tellement irrésistible qu'elle fait littéralement bondir le petit dont Elisabeth est enceinte. Ce petit dont nous apprendrons bientôt qu'il a même bondi de joie dans le sein de sa mère! C'est tout simplement merveilleux, à la fois si humain et si dense. Un peu comme si la vie à peine éclose répondait à Celui qui en est déjà la plénitude.

      La salutation de Marie : elle connaît à partir de là plus d'un rebondissement. Elle commence par libérer chez Elisabeth des accents inouïs, digne d'un véritable prophète : « Bénie es-tu entre les femmes et béni le fruit de tes entrailles. » C'est elle, Elisabeth, qui salue maintenant, plus loin que Marie, l'avenir que celle-ci porte en elle et qu'elle porte pour tous.

      Et l'Evangile d'enchaîner : « Comment ai-je ce bonheur » ou, en serrant le texte de plus près : « D'où cela pour moi que la mère de mon Seigneur vienne jusqu'à moi ? ». Les mots se bousculent sur les lèvres d'Elisabeth. Et ce choc des mots dans sa bouche trahit la stupeur qui l'a saisie. Car ce qui s'achève là, avec elle, n'est-ce pas précisément ce long voyage qu'a entrepris celle qui est saluée désormais non plus par son prénom,  au demeurant si commun, si ordinaire, mais par le titre de « mère de son Seigneur » ?

       « Bienheureuse celle qui a cru à l'accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur » : ce dernier verset décode ce qui s'est passé, qui est de l'ordre de la foi et aussi du bonheur.

       Oui, il vient, le Seigneur ! Mais s'il vient, n'est-ce pas en définitive pour que nous nous mettions debout, pour que nous nous levions ? Rappelez-vous Marie : elle s'était d'abord levée pour ensuite partir dans la montagne, comme portée par le petit qui était à la fois son enfant et déjà son Seigneur. « Se lever » : le mot commande tout ici et, à quelques heures de Noël, il n’évoque rien moins que Pâques.

       A nous aussi de nous lever, de devenir bénédiction les uns pour les autres, dans l'accueil de la grande bénédiction de Noël !

 

                                                  (Textes :  Mi 5, 1-4 ; He 10, 5-10 ; Lc 1, 39-45)

      

                                                 « SI  JE N'AI  PAS  LA CHARITÉ... »

 

    Il suffit de l'avoir un jour entendue pour ne plus l'oublier. Je veux parler de ce qu'il est convenu d'appeler l' « hymne à la charité ». Une page admirable, qui compte parmi les plus belles de toute la bible.

    Or, c'est d'une manière pour le moins déconcertante que s'ouvre cette page : « Si je n'ai pas la charité... ». Celui qui parle ici n'est pas le premier venu, il s'agit en effet de l'apôtre Paul qui s'est dépensé sans compter au service de ses frères. « Si je n'ai pas la charité » : simple hypothèse, me direz-vous, sauf qu'elle n'est pas toujours sans fondement !

     « Charité » : le mot a pris des rides en français, il n'a pas forcément bonne presse. « Faire la charité » a trop souvent le goût de la condescendance. « Amour » serait-il en l'occurence préférable ? Mais c'est là sans doute un « mot vagabond qui a trop voyagé », disait non sans finesse une grande théologienne, France Quéré. « Ses naufrages ne se comptent plus, il nous est revenu tout abîmé... »

     « Amour » ou « charité » : à vous de choisir ! La réalité que ces mots désignent échappe en tout cas aux définitions, à tel point qu'elle ne se laisse d'abord décliner que négativement. Rappelez-vous d'ailleurs

S. Paul : « L'amour ne jalouse pas, il ne se vante pas, il ne se gonfle pas d'orgueil, il ne fait rien de

malhonnête, il ne s'emporte pas, il ne se réjouit pas de ce qui est mal. » Nous pourrions continuer : l'amour

n'est pas obséquieux,  il n'est pas indiscret, il ne trompe pas, il ne se paye pas de mots...

     L'amour : rien d'autre que lui nous conduit au cœur même du Dieu ineffable, il en est pour ainsi dire l'épiphanie. Et ce n'est pas un hasard si la théologie le range parmi les vertus théologales, aux côtés de ses sœurs, la foi et l'espérance. C'est en effet un don, un de ces charismes dont les Corinthiens étaient si friands.

Le don de Dieu par excellence qui nous introduit tout droit dans la connaissance de ce qu'Il est.

     L'amour : qui n'en voudrait ? A cet égard, l'évangile nous offre aujourd'hui une scène décidément bien  étrange. L'enfant du pays revient chez lui, à Nazareth où il a grandi. Or, très vite, le fossé se creuse entre

Jésus et les siens. Ces derniers croient le connaître, il leur échappe déjà, il n'entre plus dans leurs schémas.

Une incompréhension se fait jour, si radicale que Jésus ne tarde pas à être rejeté, hors de la ville. « L'amour n'est pas aimé », répétait S. François. Quand il vient, il dérange, il entraîne par des chemins inconnus, il

suppose des changements et des transformations auxquels les hommes ne sont pas toujours prêts.

      « Si je n'ai pas la charité » : que faire pour l'avoir, cette charité insaisissable ? A coup sûr, rien de plus

que ce que nous faisons. La plupart du temps, l'essentiel n'est pas de faire plus mais de faire autrement.

L'amour n'est pas d'abord de l'ordre de la quantité, il est de l'ordre d'une présence et d'une présence qui nous dépasse.

      Si nous participons à l'eucharistie,  n'est-ce pas précisément pour apprendre à aimer ? C'est dans la

mesure où je communie au Christ que je peux vraiment rencontrer l'autre pour m'ouvrir, dans cette

communion avec lui, à la communion avec le Père. Mais si la charité a une dimension personnelle, elle a pareillement une dimension communautaire. Nul ne peut l'assumer à soi seul. C'est dans l'eucharistie qu'ensemble nous devenons le corps du Christ, l'Eglise, signe vivant de l'amour du Seigneur.

      « Si je n'ai pas la charité, je ne suis qu'un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante » : sans la

charité, la vie sonne creux. Mais elle rend un son juste, dès que nous déchiffrons ensemble la grande

partition de la charité.

    

       

SUR LA TRACE DE L’ÉTOILE

 

A leur tour, ils sont arrivés. Un peu après les anges et les bergers, guidés par une étoile.

L'étoile : longtemps avant les mages, elle s'est levée au ciel de la Bible. Et le premier à l'avoir distinguée de son regard perçant, c'est un curieux personnage, un mage lui aussi, qui répond au nom de Balaam.

Un beau jour, raconte le livre des Nombres, Balaam est convoqué par le roi de Moab. Ce dernier s'alarme de l'essor des hébreux dans la région au point qu'il envoie chercher Balaam pour les maudire. A son corps défendant, Balaam se met en route, il selle son ânesse dont le comportement ne tarde pas à l'intriguer : tantôt elle s'écarte du chemin pour aller à travers champs, tantôt elle rase les murs ; pour finir, elle se couche sans demander son reste. Fort contrarié, son maître la reprend vertement, il la frappe jusqu'au moment où la malheureuse bête se met à parler et à expliquer que, par trois fois, l'ange du Seigneur lui a barré la route, l'empêchant d'aller plus loin !

Au terme du voyage, Balaam bénit ceux-là mêmes qu'il était censé maudire et il prophétise : « De Jacob monte une étoile, d'Israël surgit un homme (qui dominera beaucoup de peuples). »

L'étoile que discerne Balaam, c'est elle qui s'arrête aujourd'hui au-dessus de l'enfant pour désigner en Jésus la vraie lumière qui brille dans les ténèbres. Ces ténèbres qu'incarnent dans l'Evangile Hérode et toute sa clique. Eux détiennent le savoir. Ils sont d'ailleurs capables de renseigner utilement les mages. Mais à la différence de ces étrangers, ils ne bougent pas, ils campent sur leurs positions, ils restent sourds à la Parole dont ils sont pourtant les dépositaires.

La geste des mages : c'est déjà tout l'Evangile en miniature !

A la fin, sans autre forme de procès, l'étoile disparaît. Elle a rempli sa mission. Les mages repartent, le cœur brûlant de la lumière qu'ils ont trouvée et qui leur donne d'inventer désormais des chemins nouveaux.

Dans leur sillage, permettez-moi de vous partager encore un texte que je viens moi-même de recevoir. Il s'agit là d'un vrai petit bijou ! « Je dis à l'homme qui gardait l'entrée de l'année : « Donne-moi une lumière pour trouver mon chemin à travers l'inconnu. » Et il me répondit : « Entre dans les ténèbres et mets ta main dans la main de Dieu. Cela sera pour toi plus utile qu'une lumière et plus sûr qu'un chemin familier. » Alors je me mis en route et, trouvant la main de Dieu, marchai joyeusement au cours de la nuit. »

Forts de la main de Dieu, nous pouvons entrer dans l'année qui s'ouvre.

 

                                                         TOURS ET DÉTOURS

 

     La tour de Pise, la tour de Londres ou encore la tour Eiffel, sans parler de la tour de Babel, qui ne les connaît ? De toute évidence, la tour de Siloé n'a pas la même notoriété. Sauf qu'il en est explicitement question dans l'Evangile selon S. Luc.

     La chute de la tour de Siloé provoquant la mort de dix-huit personnes d'une part, l'affaire des Galiléens d'autre part : deux tragédies dont l'historicité ne fait guère de doute même si rien ne permet de la vérifier. Pourquoi en effet l'Evangile les aurait-il inventées ?

     Autant d'événements en tout cas qui s'inscrivent dans la longue série des catastrophes qui jalonnent l'histoire et qui laissent l'homme désemparé, aux prises avec des questions sans réponse.

     Pour autant, ces événements, si des gens les rapportent aujourd'hui à Jésus, ce n'est sûrement pas par hasard.  Lui-même le laisse d'ailleurs entendre : si certains viennent ainsi le trouver, n'est-ce pas pour insinuer que l'homme a toujours une part de responsabilité dans ce qui lui arrive ? « Après tout, ils ne l'ont pas volé ! » : ce genre de réflexion ne nous est pas forcément étranger, il faut bien l'avouer, devant les malheurs des autres.

     De quoi témoigne cette réaction sinon d'un vieux fonds de culpabilité qui voit le jour dès que l'homme est confronté à ses propres limites et qui n'hésite pas à imputer le malheur à une faute, voire à un péché ? Or, cette collusion du malheur et de la faute, Jésus la récuse catégoriquement. Il la refuse net et ce n'est pas sans ironie qu'il demande à ses interlocuteurs si les victimes des catastrophes qu'ils énumèrent seraient « de plus grands pêcheurs » qu'eux-mêmes .

     Pour Jésus, aucune culpabilité ne revient en l'occurence aux victimes. Dans l'affaire des Galiléens, si péché il y a, il est à chercher du côté de Pilate qui a ordonné un véritable massacre, et nulle part ailleurs.

     Et Jésus de déplacer alors la question : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière. » Ce qui est à redouter, ce n'est pas je ne sais quel châtiment de Dieu mais bien davantage l'écroulement de notre être spirituel. Il s'agit donc de se ressaisir et de changer de cap. Bref, de se convertir ou, si vous préférez, de faire « un petit détour », à la manière de Moïse. Oh certes, il est des détours qui finissent en impasses mais il en est d'autres qui ouvrent sur de larges avenues. N'est-ce pas précisément à la faveur d' « un petit détour pour voir », comme le dit superbement le livre de l'Exode, que Moïse a été entraîné vers des horizons inconnus ? Le buisson qui brûlait sans se consumer, ce buisson sans pourquoi qui l'intriguait si fort est alors passé dans son cœur. « Notre cœur n'était-il pas tout brûlant au-dedans de nous quand il nous expliquait les Ecritures ? », diront un jour d'autres pèlerins, au retour d'Emmaüs, à l'autre bout de l'Evangile selon S. Luc.

    Le carême : non pas un temps pour se flageller, même si l'on est pénitent ! Mais un temps pour s'ouvrir à la grâce qui façonne en nous, à travers la Pâques du Christ, l'humanité nouvelle.

 

                                              (Lectures : Ex 3, 1-8a. 10. 13-15 ; 1 Cor 10, 1-6. 10-12 ; Lc 13, 1-9)

 

                                                   LE  SOUFFLE  DES  BÉATITUDES

 

« Bienheureux ceux qui ne se prennent

pas au sérieux, et savent rire d'eux-mêmes :

ils n'ont pas fini de s'amuser.

Bienheureux ceux qui savent

distinguer une montagne d'une taupinière :

il leur sera épargné bien des tracas.

Heureux êtes-vous si vous savez

regarder sérieusement les petites choses

et paisiblement les choses sérieuses :

vous irez loin dans la vie.

Heureux êtes-vous si vous savez

admirer un sourire et oublier une grimace :

votre route sera ensoleillée.

Bienheureux ceux qui pensent avant d'agir,

et ceux qui prient avant de penser :

ils éviteront bien des bêtises. (…) »

   En ce jour de la Toussaint, ne valent-elles pas un détour, ces « petites béatitudes », comme les appelle leur auteur, Joseph Folliet ? Et sans doute ne sont-elles pas tout à fait étrangères à la page de l'Evangile selon S. Matthieu, qui proclame aujourd'hui heureux non seulement les pauvres de cœur, les doux et les miséricordieux mais aussi les affligés et les persécutés.

   Devant des paroles à ce point déconcertantes, impossible de ne pas se sentir démuni et décidément bien petit! Qui pourrait en effet se prétendre véritablement pauvre, doux et miséricordieux ? Les béatitudes : nul n'en sera jamais quitte. Il n'empêche : aussi décapantes soient-elles, elles ne nous condamnent pas. Il s'en dégage au contraire une infinie tendresse. Tous et chacun, individuellement et collectivement, elles viennent nous chercher dans nos convoitises et ce besoin de juger et de dominer qui est le nôtre pour nous réorienter vers nous-mêmes et en définitive vers notre bonheur.

   Car il est ici question de bonheur. Non pas d'un bonheur qui serait d'abord suspendu à nos succès et à nos performances. Non pas davantage un bonheur qui serait oublieux du malheur. Mais un bonheur qui tient à quelqu'un. A Jésus, l'homme des béatitudes, lui en qui les béatitudes ont pris chair et qui nous révèle un Dieu qui passe tout ce que nous pouvions en imaginer. Un Dieu d'infinie pauvreté, autrement dit de disponibilité totale. Un Dieu « dont il est plus vrai de dire qu'il est pauvre que de dire qu'il est riche, étant donné l'expérience que nous faisons souvent de la richesse et étant donné l'expérience qu'il nous fait faire de sa pauvreté » (1). Un Dieu qui n'est pas extérieur au malheur des hommes et qui pleure avec ceux qui pleurent. Un Dieu de miséricorde et d'une telle pureté que S. Jean nous dit : il n'y a que lumière en lui . Un Dieu qui donne sa paix.

   Ces béatitudes, petites et grandes : heureux sommes-nous si nous nous laissons réorienter par elles, vers nous-mêmes et vers les autres, pour en vivre humblement, jusqu'au jour où Dieu sera tout en tous. Rappelons-nous : « dans la communion des saints, il n'y a qu'entraide, vocations complémentaires, besoin mutuel les uns des autres » (2). Dès maintenant, n'est-ce pas là ce qu'il nous revient d'annoncer ?

 

(1)              Albert Besnard op in « La Vie Spirituelle », n°627, p. 564

(2)              Ib., p. 566

 

 

                           

 

 

                                                   PAROLES  POUR  UN  AVENT

 

          « Dieu, tu as choisi de te faire attendre tout le temps d'un Avent », écrivait jadis le P. Jean Debruynne. Certes, il est des attentes insupportables et interminables. Mais il en est d'autres qui nous creusent, qui nous élargissent et qui nous font gagner en profondeur.

           L'attente de l'Avent est de cet ordre-là, où Dieu se laisse désirer. Une attente tout entière orientée vers une venue sans pareil : la venue de Celui qui se tient déjà au milieu de nous, présence discrète et active, aimante et désarmante, tellement inimaginable qu'elle ne cesse de nous prendre de court, nous et le monde dont nous sommes, si souvent pressé et agité.

           L'attente : les premiers chrétiens ont dû en prendre la mesure. Eux qui tenaient le retour du Christ pour imminent ont fini par se rendre à l'évidence : ce retour tardait au point que certains se décourageaient et commençaient à s'assoupir et à céder à la fausse paix que l'Evangile selon saint Matthieu associe précisément aux jours de Noé, à ces jours où l'on buvait, où l'on mangeait, où l'on se mariait, sans chercher beaucoup plus loin.

           Aussi le mot d'ordre de S. Paul dans la Lettre aux Romains acquiert-il ici un relief singulier : « C'est le moment, l'heure est venue de sortir de votre sommeil ! » L'attente ne rend pas moins urgent de se réveiller, autrement dit d'accueillir dès à présent le jour qui s'est levé dans le Christ, au matin de Pâques.

           A cet égard, notre attente sera nécessairement active et solidaire de la longue marche des hommes vers la lumière. Elle osera des pardons et des gestes de paix. Elle sera tissée d'efforts et surtout de disponibilité. Car si Dieu attend beaucoup de nous, il est clair que nous avons d'abord tout à attendre de lui. L'essentiel sera de nous décider à consentir à lui dans la foi et à ses promesses, aussi improbables nous paraissent-elles certains jours.

          Un instant, écoutons encore le poète : « Toi, Dieu, tu as choisi de te faire attendre le temps de tout un Avent. Parce que tu as fait de l'attente l'espace de la conversion, le face à face avec ce qui est caché, l'usure qui ne s'use pas . »

 

                                                                  (Lectures : Is 2, 1-5 ; Rm 13, 11-14a ; Mt 24, 37-44)

 

 

          

                                                 VARIATION  POUR  L’ÉPIPHANIE

 

     Depuis longtemps, les pâtissiers annonçaient leur venue. Enfin, ils sont de retour, pour la joie des gourmands et de beaucoup d'autres !

     Les mages : ils n'ont pas fini de livrer leurs secrets, de découvrir leurs trésors. Aussi rien d'étonnant qu'au fil des siècles, ils se soient prêtés à d'infinies variations. Parmi celles-ci, j'en retiens une, librement adaptée d'un auteur anglophone, Paul Flucke, qui m'a semblé particulièrement heureuse.

                                                            

 

     L'ange se tenait sur le seuil de la crèche quand trois visiteurs se présentèrent.

     « Nul ne peut entrer s'il n'offre un présent. Un présent selon son coeur », annonça-t-il.

     Le premier, Gaspard répondit : « J'ai ce qu'il faut : des lingots d'or, et du plus fin.»

     Mais tandis qu'il s'agenouillait pour les offrir à l'enfant, l'effroi le saisit : dans sa main tendue, l'or s'était changé en un marteau !

     L'ange lui dit avec douceur : « Ce que tu tiens en ta main, c'est le marteau de ta convoitise, dont tu t'es servi pour exploiter les gens à ton profit. »

     De honte, Gaspard baissa la tête et voulut partir. Mais l'ange le rattrapa : « Ton présent, il te reste à l'offrir. »

     « Comment ? Un marteau, à un roi ? »

     « C'est pour cela que tu es venu. Tu ne saurais le reprendre. Il est trop lourd. Laisse-le ici ou il te détruira.»

     « Mais l'enfant ne peut même pas le soulever ! »

     « Lui seul en est capable », reprit l'ange.

 

     Alors s'avança le docte Melchior.

    « Qu'as-tu apporté ? », interrogea l'ange.

    « De l'encens qui fleure les jours d'antan et les terres disparues. »

    Il tira de sa robe un flacon d'argent. Mais aussitôt qu'il l'eût pris, celui-ci devint de l'argile.

    Saisi de stupeur, Melchior déboucha le flacon, le porta à ses narines et s'écria :

    « C'est du vinaigre ! »

    « Tu as apporté ce dont tu es pétri », commenta l'ange. « Amertume, envie, ressentiment. Tu as cherché la science et tu n'as recueilli que du poison. »

     Melchior essaya de cacher le flacon d'argile mais l'ange lui toucha le bras :

     « Tu dois laisser ici ton présent. »

     « Mais si l'enfant en buvait ? »

     « Ce scrupule, laisse le ciel s'en charger. »

 

     Arriva le dernier visiteur, Balthasar, capitaine de légions innombrables. Il tenait en sa main un coffret scellé de cuivre. « C'est de la myrrhe », dit-il, « le butin le plus précieux de mes plus hautes conquêtes. »

     Il s'avança. Et voici qu'aux pieds de l'enfant gisait sa propre lance.

     « C'est impossible, j'ai été ensorcelé par mes ennemis. »

     « Tu dis plus vrai que tu ne croies, tu n'as vécu que pour vaincre et tu as été vaincu », commenta l'ange.

     Balthasar s'empara de l'arme : « Comment la laisser ? Il n'y a là qu'un enfant ! La lance pourrait le transpercer. »

     Mais l'ange répliqua : « Cette peur, laisse le ciel s'en charger. »

 

     Le marteau, le vinaigre, la lance : que sont-ils devenus ? C'est là une autre histoire. On raconte en effet que, bien des années plus tard, on les vit, sur une colline solitaire, hors de la ville. Mais n'ayez crainte : ce fardeau, le ciel en prit soin, comme lui seul en est capable.