Le mot de l'aumonier
APPRENDRE DE LA CROIX
Décidément, l’Evangile a toutes les audaces ! Quoi de commun en effet entre Jésus et cet animal, le serpent, auquel pourtant il se compare lui-même ?
Sans doute Nicodème était-il mieux armé que nous pour accueillir cette audace. C’était un docteur de la Loi, il connaissait la Torah sur le bout des doigts et, naturellement, ce curieux passage du Livre des Nombres que la liturgie a l’obligeance de nous remettre en mémoire.
A peine sortis d’Egypte, nous apprennent donc les Nombres, les Hébreux « murmurent ». Ils « récriminent » contre le Seigneur et contre Moïse. Aussitôt, le Seigneur lâche à la surface du désert des serpents si nombreux qu’ils déciment une grande partie du peuple. Celui-ci commence alors à se ressaisir, il rentre en lui-même, il prend conscience de son inconséquence, il crie vers Dieu. Et Dieu se ravise. Il ordonne à Moïse de couler un serpent de bronze et de le dresser au sommet d’un mât. Tous ceux qui regarderont vers lui seront guéris, sauvés d’une mort certaine. Le mot de la fin revient ici non pas à la mort mais à la vie.
Ce texte magnifique, l’Evangile le relit dans la lumière de Pâques. Il nous désigne ainsi en Jésus crucifié le vrai serpent qui donne et redonne vie. Il nous apprend à saluer dans sa mort comme le dernier de tous une « élévation » : quelle provocation tout de même quand on songe qu’à l’époque en particulier la croix était un supplice non seulement cruel mais aussi dégradant et infamant. Rien moins qu’une malédiction.
La croix : ce n’est pas un hasard si nos frères chrétiens d’Orient l’ornent volontiers de pierres précieuses. Certes, la croix reste la croix. Elle n’est pas belle en soi. Elle est belle de Celui qu’elle porte. D’un Dieu qui se donne à connaître là où on ne l’attend pas, ni dans la puissance, ni dans la grandeur ou la force, mais dans la mort et la mort d’un crucifié. D’un Dieu qui, en Jésus, prend jusqu’au bout le parti de l’homme qu’il aime non pas d’abord pour ses qualités et ses succès mais pour lui-même, et qu’il « élève » à la dignité de fils.
Cette croix lamentable et glorieuse : du fond de nos misères et de nos obscurités, le tout est de se tourner vers elle, de la regarder et d’abord avec les yeux du cœur, en définitive d’y croire pour en recevoir la joie. Et la communiquer, cette joie, au monde que Dieu aime tellement !
Comme d’autres dimanches au cours de l’année, c’est au nom de la croix que sommes aujourd’hui rassemblés dans votre chapelle, chers Pénitents Blancs de Nice. Et spontanément, nous pensons à Yann, votre frère, toujours si fidèle à l’Eucharistie qu’il aimait célébrer, avec vous, dans cette chapelle précisément, qu’il connaissait magnifiquement et qu’il avait tant de plaisir à faire découvrir ! Qui eût imaginé qu’il rejoindrait cet été la maison du Père ?
Ici, il était, en vérité, chez lui. En cet îlot au cœur du Vieux-Nice, il se savait accueilli, aimé pour lui-même. Comme nous tous, du reste, qui témoignons par notre présence que chacun peut trouver place dans l’Eglise née de la croix du Christ.
Voilà qui donne à penser dans le monde si vite élitiste qui est le nôtre, où il est si facile de jouer des apparences. Voilà qui nous appelle à nous mettre plus résolument que jamais à l’école de la croix : n’est-elle pas le chemin qui mène à la vie ?
(Nb 21, 4-9 ; Jn 3, 13-17)
FETE DE LA TOUSSAINT 2024
Les saints : on ne se lasse pas de les fréquenter ! Même par leurs petits côtés, ils nous sont attachants. Le Padre Pio n’était pas toujours très tendre avec ses pénitents. Le Père Damien fumait la pipe (il est vrai pour atténuer l’odeur de la lèpre qui ravageait les Iles d’Hawaï, dans le Pacifique, où il avait été envoyé). Catherine de Sienne avait un appétit d’oiseau et cela n’a pas manqué de lui jouer quelques tours…
Que voulez-vous ? Les saints ne sont pas des anges. Ils ont leurs pesanteurs et leurs misères. Ils sont de la même pâte que nous, tout comme nous pétris de chair et de sang. « La sainteté appartient d’abord à la terre », écrivait superbement un auteur du siècle dernier, Louis Lavelle. Et il continuait : « La sainteté témoigne que la vie que nous menons ici, toute mêlée au corps, avec ses faiblesses, ses trivialités, est capable (…) d’acquérir une signification qui la dépasse, qui nous apprend non seulement à la supporter, mais à la vouloir et à l’aimer. »
Oui, les saints sont, au milieu de nous, les témoins de l’invisible. De cet invisible que tout homme porte au fond de lui et qu’il ignore la plupart du temps. Pour le dire autrement : les saints nous apportent une sorte de révélation. Ils nous révèlent Dieu et, du même coup, ils nous révèlent à nous-mêmes.
Ne nous y trompons pas pour autant : les saints ne vivent pas hors-sol ! Ils sont de plain-pied avec la réalité. Rien de ce monde ne leur est indifférent. Leur communion avec Dieu ne les sépare pas de leurs semblables : elle les met au contraire, et d’une manière indépassable, en communion avec eux. Ils n’ont pas nécessairement réponse à tout. Mais ils ont souvent le mot juste et le geste approprié. Par leur présence, ils nous apaisent, ils nous simplifient. Ils nous rassurent et il arrive aussi qu’ils nous dérangent.
Parmi eux, certains ont laissé un nom dans l’histoire. Ils ont été des fondateurs d’ordres, des théologiens, des martyrs. Ils se sont dévoués sans compter pour les autres. Ils ne sauraient pour autant éclipser les saints « de la porte d’à-côté », ainsi que les appelle joliment le pape François : les parents qui éduquent avec amour leurs enfants, les hommes et les femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, les malades qui endurent l’épreuve sans se plaindre, les vieillards qui gardent le sourire… Les saints, à cet égard, nous donnent de croire encore en l’homme. Tant il est vrai qu’à voir le monde comme il va, on se demande parfois s’il n’est pas plus difficile de croire en l’homme qu’en Dieu !
« C’est le courage qui fait les saints » : j’aime beaucoup cette phrase de Louis Lavelle. De fait, les saints ont tous leur lot d’échecs, de tribulations, voire de persécutions. D’aucuns sont traînés dans la boue, rejetés par leurs proches… Or le courage qui les habite : en quoi consiste-t-il ? Quel est-il ? Rien d’autre que « la confiance dans une grâce qui vient de plus haut et qui est toujours présente », dit encore Louis Lavelle. Le courage est certes endurance, persévérance, volonté. Mais les saints nous le rappellent : il est, plus radicalement, confiance, docilité à l’amour.
N’ayons pas peur des mots : en chacun de nous comme en tout homme, il y a en puissance un saint ou un démon, en tout cas un « petit diable » ! Entre les deux, le saint et le démon, la frontière est plus mince qu’il n’y paraît. Le tout est alors de tout faire pour empêcher le saint en nous de mourir. Pas besoin pour cela de brider la nature qui est la nôtre ou de prétendre s’en évader. Il s’agit plutôt de l’évangéliser, de l’illuminer. Et d’accueillir simultanément la lumière qui brille en elle : ce que nous sommes n’est-il pas aussi un don de Dieu ?
Sur ce chemin, les saints sont nos alliés. Ils nous soutiennent. Ils nous prennent par la main. Ils ne prétendent pas se donner en exemple. Mais inciter chacun à découvrir à son tour sa vocation, là où il est. A trouver sa « propre patrie spirituelle », l’espace où il sera pleinement vivant.
Dans l’Eglise, il n’y a pas d’un côté des pécheurs et de l’autre des saints. Uniquement des hommes et des femmes qui sont engagés sur le même chemin, qui s’épaulent et qui savent tout devoir à la miséricorde du Père. Et nous sommes de cette foule innombrable qui déborde en vérité les frontières de l’Eglise visible et qui marche, courageusement et joyeusement, à la rencontre de son vrai visage, dans l’espérance du Jour où Dieu sera tout en tous.