Le mot de l'aumonier



Le voyage des Mages

« Décidément, ce n’était pas le meilleur moment pour partir en voyage. » C’est en ces termes que commence un merveilleux poème écrit au siècle dernier, dans les années trente, par un américain (1). De fait, à en croire notre poème, les Mages n’avaient pas choisi le moment le plus favorable pour prendre la route ! L’hiver avait commencé, la bise soufflait à travers les vallées. Accablés de fatigue, les chameaux se couchaient dans la neige, provoquant l’exaspération des chameliers. Alors les voyageurs se prenaient à rêver, ils se souvenaient des palais d’été qui, chez eux, descendaient doucement le long des pentes, et des vêtements de soie qu’ils portaient. Obstinément, ils n’en continuaient pas moins à avancer, malgré la faim, le froid, l’hostilité des villages où ils entraient, et les voix qui s’ingéniaient à convaincre de folie leur voyage.

Le poème s’achève sur ces mots des Mages : « Nous avons donc été, tout au long de ce chemin, menés vers quelque mort, ou bien une naissance. La naissance nous fut d’une extrême agonie, semblable à notre mort, une mort très cruelle. Nous sommes revenus chez nous, en nos royaumes. Mais ce n’est plus chez nous, en nos vieilles demeures… »

Comme c’est beau ! Et terrible. Chemin faisant, les Mages ont souffert mille morts, et c’était le prix d’une naissance. De leur vraie naissance. D’une naissance qui allait les transformer en profondeur, et faire d’eux, jusque dans leur pays, des voyageurs.

« Epiphanie » : ce mot qui sent si bon la frangipane et les fruits confis se traduit par « manifestation ». A la crèche, au jour de son baptême dans le Jourdain, à Cana où il change l’eau en vin, et jusque sur la croix : l’Eglise célèbre Dieu qui, en Jésus, se manifeste aux hommes. Non pas de loin mais de près, non pas de l’extérieur mais en devenant l’un de nous. Jésus est vraiment Dieu qui vient chez siens, chez lui. Manifestation inouïe, éclatante, et en même temps si discrète, qui fait entrer l’homme dans un nouveau regard sur lui-même et sur toutes choses.

A la fin, l’Evangile nous apprend que les Mages « repartent chez eux par un autre chemin ». « Par un autre chemin » : tout est là ! Le tout est de repartir, non pas seulement en arrière, comme si de rien n’était, mais autrement. Rappelez-vous à cet égard les disciples d’Emmaüs, dans l’Evangile selon S. Luc : après avoir connu la nuit, le désarroi, l’effondrement, eux aussi repartent vers leurs compagnons, mais par un autre chemin. Le chemin que l’Esprit de Jésus ressuscité découvre désormais à leur cœur.

En hommes religieux, les Mages étaient venus rendre hommage à un roi. Ils ont trouvé le Christ, et leur vie en a été bouleversée.

Il n’est pas d’heure pour partir. Il n’y a pas de bon ou de mauvais moment pour prendre la route. Il faut seulement y aller. Et chemin faisant, se délester, s’alléger, apprendre à faire confiance, à marcher dans la foi. L’homme est plus grand qu’il ne pense. Facilement, il s’enlise dans l’immédiat, il « s’agrippe à ses dieux », pour faire encore écho à notre poème. Les Mages nous ouvrent la voie. Sans discours, Ils nous passent le relais. Ils nous prennent dans leur prière, dans leur adoration. Ne les regardons pas seulement avec attendrissement : ils nous poussent en avant. Aujourd’hui, ils nous mènent vers quelque mort, ou quelque naissance. Déjà, ils nous entraînent sur un chemin de Pâques. Et ils nous le promettent : sur ce chemin, le roi qui vient de naître ne nous manquera pas. Son pain et sa parole nous seront fidèles au long de l’année qui commence, pour annoncer tout autour de nous que, oui, aujourd’hui, le Christ est né, et cela ne saurait être pour rien.

(1) Il s’agit de T. S. Eliot






« Viens, Esprit créateur, nous visiter ! »


Pas plus tard que ces jours-ci, alors que nous parlions de la Pentecôte, un frère de ma communauté m’a déclaré tout de go : « Il y en a tout de même à qui ça ne ferait pas de mal de se laisser visiter par l’Esprit Saint ! » Un instant, je me suis senti visé. Mais, déjà, mon frère continuait : « Après tout, un peu de dynamisme, un petit grain de folie, quoi de plus nécessaire dans la vie ? » L’Esprit Saint : nous avons tous besoin qu’il nous rende visite. Sans lui, rien n’est fort et rien n’est sain. C’est pourquoi nous l’appelons avec toute l’Eglise : « Viens, Esprit créateur, nous visiter, viens éclairer l’âme de tes fils, emplis nos cœurs de grâce et de lumière… » Ces paroles, nous les connaissons bien, elles appartiennent à un chef d’œuvre du chant grégorien, qui remonterait au XIè siècle. « Esprit » : arrêtons à ce mot. N’est-il pas décidément étrange, plus étrange qu’il ne paraît ? Pourquoi ne pas lui préférer le mot « souffle », plus concret et, surtout, plus biblique ? Rappelez-vous du reste : les premières pages de la bible sont traversées par le « souffle » de Dieu, qui plane sur les eaux, qui crée et qui éveille la vie. Au livre d’Ezéchiel, c’est ce même « souffle » qui s’empare des ossements desséchés au fond d’une large vallée et qui leur donne de se dresser. Pareillement, le livre des Actes des Apôtres parle d’un « souffle saint » qui « remplit » les apôtres au jour de la Pentecôte et qui leur donne de s’exprimer comme jamais, d’annoncer le Christ avec une assurance qu’ils ne se connaissaient pas. N’est-ce pas d’ailleurs parce qu’il est lui-même porté par le souffle, la respiration, que le chant grégorien se prête si volontiers à célébrer l’Esprit Saint, ainsi qu’en témoigne notre chant du « Veni Creator » ? Un seul parmi les évangiles se démarque de ce langage, et c’est l’Evangile selon S. Jean. Certes, chez lui, l’Esprit est souffle : il est d’abord « Paraclet ». Qu’est-ce à dire ? Dans tous les cas, « Paraclet » s’entend de quelqu’un dont la fonction est de se tenir aux côtés d’un autre pour le soutenir, le défendre, intercéder pour lui, un peu à la manière d’un avocat. Ainsi en va-t-il éminemment de Jésus. Ainsi en va-t-il de Celui qui, à partir de la croix, prend le relais de Jésus auprès des siens : comme Jésus, il assiste les disciples, il les encourage, il les affermit et singulièrement en continuant à les former, à les enseigner, exactement comme faisait Jésus. Aussi l’Evangile reconnaît-il en lui, très justement, un « second Paraclet ». L’Esprit : aucun mot ne saurait jamais épuiser ce qu’il est. On ne met pas la main sur lui : on en fait l’expérience. Il est la présence de Dieu à chacun, aussi pauvre et bancal soit-il. Il est l’hôte intérieur, inlassablement secourable et disponible. C’est pourquoi nous osons le demander par tous les temps, par toutes les saisons, non seulement pour nous-mêmes et pour nos proches, mais aussi pour l’Eglise, l’Archiconfrérie et toutes les Confréries de Pénitents, et pour le monde. Et nous le demandons non pas du bout des lèvres mais instamment, comme le « plus grand don de Dieu à l’homme », écrivait Benoît XVI, moins pour faire aboutir nos projets souvent trop courts que pour nous rappeler au Christ, à ses paroles, à ses manières, à son chemin. S’ensuivront nécessairement quelques remous. Des luttes, des combats, inévitables quand l’Esprit s’en mêle : mais n’est-ce pas le prix la joie ? La Pentecôte : au début du livre des Actes, elle nous avertit solennellement que l’Eglise est née du souffle de Dieu. C’est toujours bon à se rappeler ! Comme il est toujours bon de se rappeler que nul n’est dispensé de se laisser visiter par l’Esprit Saint : n’a-t-il pas encore beaucoup à nous dire, à nous enseigner ? Dans nos vies souvent stressées, dans nos cœurs souvent inquiets et tiraillés, dans nos têtes encombrées, ne lui refusons pas d’entrer ! Avec lui, nous serons vraiment efficaces, nous agirons en temps opportun, sans avoir besoin de rien forcer, nous témoignerons du Christ, notre vie, notre résurrection



JOUR DE PÂQUES !

« En prenant de l’âge, j’aime de plus en plus le chocolat. Cette boîte que l’on m’a offerte me fait vraiment plaisir. La seule pensée de faire une petite pause dans ma vie agitée et de lire un bon livre en piochant dans les chocolats me réconforte à l’avance. » Ces propos dans lesquels certains ne manqueront pas de se reconnaître : je les emprunte à une revue très sérieuse, naguère patronnée par les dominicains, et plus précisément à un article de cette revue, au titre décidément alléchant : « Méditation devant une boîte de chocolats ».

Le chocolat : comment s’en passer ? Surtout quand les confiseurs rivalisent de savoir-faire et d’imagination pour réjouir nos yeux et nos papilles. Mais Pâques, évidemment, ne se résume pas à une affaire de chocolat ! Ce qui nous met en joie, ce qui nous émerveille aujourd’hui, c’est la Résurrection de Jésus et la nôtre, c’est d’être remis en chemin, en vérité de naître à une vie nouvelle comme Marie de Magdala, Pierre et l’ « autre », le disciple que Jésus aimait.

Lui, c’est le plus vif, le plus rapide. Sans doute aussi le plus intuitif. Arrivé le premier au tombeau où le corps de Jésus avait été déposé, il aurait pu s’y engouffrer. Et comme Pierre, il n’aurait alors rien vu de plus qu’un drap et des bandelettes soigneusement pliées.

Or, il s’arrête. Il marque le pas. Moyennant quoi, quand il entre à son tour dans le tombeau, une clarté jusqu’alors inconnue se fait en lui, irrésistible, indélébile.

« Il vit et il crut » : quelle sobriété dans cette parole ! Deux ou trois mots, simplement nichés à même le texte de l’Evangile, comme un secret, comme un appel à entrer dans un nouveau regard, dans un autre rapport à soi-même, au monde, à la vie, à la mort.

« Voir » et « croire » : ces mots ont du reste une longue histoire dans la bible et singulièrement dans l’Evangile selon S. Jean. Rappelez-vous l’aveugle de la piscine de Siloé et tant d’autres qui sont plongés dans le nuit : ils ne voient pas mais ils comprennent, admirablement, ils sont autrement clairvoyants que la plupart de ceux qui sont censés voir. Et Jésus leur ouvre-t-il les yeux : ils le reconnaissent aussitôt, ils le confessent leur Seigneur, spontanément, comme allant de soi.

Rappelez-vous encore les foules pour lesquelles Jésus multiplie le pain et qu’il rassasie : elles le voient faire, elles ne croient pas pour autant en lui. Une fois passé le prodige, elles s’en retournent chez elles, déçues, irritées.

La vision physique ne fait pas tout. Certes, elle est bonne, elle est heureuse : elle a besoin d’être affinée, purifiée. Et Jésus s’y emploie tout le temps de ses apparitions à Marie de Magdala, à Thomas, aux disciples d’Emmaüs, tellement sidérés de l’avoir vu mort en croix. Ressuscité, il les ouvre à un regard toujours plus intérieur, de sorte que les uns et les autres le laissent aller, à la fin, paisiblement, sans avoir besoin de le retenir, dans la foi qu’invisible désormais, il ne leur est pas moins présent.

Et la croix, me direz-vous, qu’il est impossible d’ignorer dans la chapelle de l’Archiconfrérie, où elle est partout ? Elle est incontournable, car le Ressuscité est à jamais le Crucifié. Une seule et même personne, Celui dont la Résurrection avalise les choix, les paroles, les combats. Oui, Dieu était avec lui, tout proche. Comme il est avec nous, avec tout homme, à l’heure de l’adversité et jusque dans la mort. Il n’y a pas à choisir entre la Croix et la Résurrection. Sans la Résurrection, la Croix n’est que douleur et solitude. Sans la Croix, la Résurrection s’appauvrit, elle se vide de son sens.

Nous étions partis du chocolat. Sauf à être diabétique, pourquoi s’en priver, d’autant que le Carême est fini ? Sans compter que le chocolat est réputé bon pour tout : pour le moral, pour nos « petites cellules grises »… Pour la foi ? De fait, notre foi n’est pas toujours très solide, très vaillante. Il arrive qu’elle soit mise à mal par les événements, par les épreuves. La Résurrection est une trouée de lumière : elle-même ne nous engouffre pas moins dans un mystère sans fond ! C’est pourquoi il importe de revenir sans cesse à l’Evangile et de nous interroger sur ce qui nous fait vivre, sur ce que signifie être un homme, une femme, dans le monde froid et impersonnel à force d’être technicien, qui est souvent le nôtre.

La Résurrection : nous avons la grâce et le bonheur d’y croire, aussi imparfaitement cela soit-il. Elle change tout ! A nous d’en donner le goût et d’en transmettre la joie !