Office des Ténebres

Les solennités de Pâques sont un des moments essentiels de la liturgie catholique. Elles commémorent la mort du Christ, sa mise au tombeau, sa descente aux Enfers et sa résurrection. Jusqu'au IVème siècle, Pâques rythme l'année liturgique avant d'être remplacé par Noël, la naissance du Christ, plus en phase avec les logiques humaines.

Les Offices des Ténèbres font partie des offices de lecture, les heures canoniales, qui, sur fond de tradition hébraïque, permettent de lire ou chanter, au long de la semaine, les 150 psaumes, et divers cantiques des Testaments. Ce sont des offices de prière, sans sacrements distribués.

Tous les ans, selon une très ancienne tradition, qu’ils sont probablement les seuls laïcs, dans tout le département des Alpes-Maritimes, à perpétuer, les pénitents blancs de Nice proposent aux fidèles, en liturgie, dans leur chapelle de la Sainte-Croix, au cœur du Vieux-Nice, les Offices des Ténèbres. Pourtant, peu de chrétiens laïcs les connaissent, moins encore les ont pratiqués : rappelons donc, brièvement, leur histoire, et leur sens initial, puis leur développement ultérieur.

Dès le VIII ème siècle, les trois derniers jours du carême, soit jeudi, vendredi, et samedi avant le dimanche de Pâques – formant le Triduum Sacrum pascal – sont distingués des autres jours par une transformation partielle de la liturgie : en particulier, dans les monastères et les couvents, les deux premiers offices réguliers quotidiens, matines (la fin de la nuit) où l’on chante 9 psaumes, et laudes (le début du jour) où l’on chante 5 psaumes, sont réunis en un seul office continu, chanté. Ce principe est bientôt adopté dans les liturgies paroissiales. Toutefois, dès la fin du XVI ème siècle, et à l’usage des laïcs, peu enclins à rejoindre leur église avant l’aube pour prier pendant deux heures en continu, les offices seront anticipés à la veille, facilitant ainsi la participation des fidèles. Leur mise en musique ultérieure les rendra encore plus abordables, et surtout plus attrayants.

Cette longue célébration est structurée sur le chiffre trois, dans une référence évidente à la Sainte Trinité, mais aussi comme le dit Michel de Marolles (1626) : « … parce que Notre Seigneur en employa autant [de jours], soit en ses travaux ou en sa sépulture ou bien à consoler ses Apôtres merveilleusement travaillés pour ce sujet. On y dit neuf psaumes, savoir trois à chaque nocturne, afin que nous sachions que Jésus-Christ mourut pour les Vierges, les Mariées, et les Veuves des trois Lois, Naturelle, Écrite et Évangélique ».

La célébration se vit donc sur trois jours successifs, les matines comportent trois nocturnes, chacun composé de trois psaumes et de trois leçons. Suivent les Laudes et leurs 5 psaumes. Pour les matines les leçons du premier nocturne sont extraites des Lamentations du prophète Jérémie, les leçons du deuxième nocturne sont choisies parmi les commentaires de Saint Augustin sur les Psaumes, les leçons du troisième nocturne proviennent des épîtres de Saint-Paul aux Corinthiens et aux Hébreux. Ce choix de textes – 14 au total - résulte d’une révision opérée pendant le concile de Trente, clos en 1563, et est respecté depuis.

Dans son souci didactique de mise en perspective de la liturgie (voire parfois de sa théâtralisation), le même concile conserve précieusement le rituel visuel. Des quinze chandelles fixées sur un chandelier triangulaire, ou en demi cercle, quatorze seront éteintes (une après chaque psaume). Elles l’étaient, le matin, dans les couvents, parce que le jour se levait, elles le seront, dans les églises paroissiales, le soir, pour contribuer à une mise en condition. L’extinction progressive de la lumière est, en effet, une façon très concrète de faire entrer le fidèle dans les ténèbres qui, selon les évangélistes, couvrirent la terre lorsque Jésus mourut sur la croix. Jésus avait dit à ses disciples « Je suis la lumière du monde », et l’extinction progressive des chandelles figurerait la gloire du Fils de Dieu qui disparaît peu à peu sous les ignominies de sa Passion. Au plan symbolique les quinze chandelles pourraient représenter les onze apôtres fidèles, les trois Marie et le Christ (représenté par la chandelle au sommet du chandelier, la seule qui ne sera pas éteinte).

A la fin de l’Office, les six grands cierges d’autel ayant été éteints au long du Benedictus, il ne reste plus, en tout et pour tout, qu’une chandelle allumée sur le chandelier : encore cette ultime lumière est-elle retirée du chandelier et cachée sous l’autel principal, symbolisant la mort du Christ et le doute des disciples (et donc le nôtre). Le Christ meurt alors, dans un grand tumulte : le tremblement de terre signalé par les évangélistes est mimé par des coups frappés par les fidèles (coups de missel sur les bancs, piétinements sourds, et même coups de bâtons). Dans le comté de Nice – et bien sûr dans la chapelle de la Sainte-Croix – les pénitents usent de claquettes ou claquoirs (tarabacoula) et de crécelles (coucha-carema). L’unique chandelle restée allumée peut alors jaillir, en symbole de la Résurrection attendue, à la verticale de l’Evangile ouvert sur l’autel, puisque c’est de la lecture de l’Evangile que notre foi est confortée, assurée, définitivement. La chapelle n’est plus éclairée que par cette unique chandelle, et se transforme en tombeau du Christ. Les disciples (les pénitents), et les fidèles présents, sortent dans l’obscurité, et le silence, pour attendre le troisième jour, et la gloire lumineuse de la Résurrection. Les portes de la chapelle sont donc refermées, non plus sur une simple chapelle, mais sur le tombeau du Christ.

Une liturgie aussi forte, aussi signifiante, a très tôt stimulé les plus grands musiciens, qui ont ainsi pris le relais des anciens chants monastiques, avec les encouragements, voire les commandes, des papes et des souverains. A partir de la Renaissance, les Offices des Ténèbres deviennent des spectacles prisés, pour lesquels les compositeurs produisent des oeuvres dramatiques. Parmi les grands compositeurs, citons

Sermisy

(1535), Moralès (1564),

(1575), Victoria (1581), Lassus (1585), Frescobaldi (1643), Carissimi (1674), Lambert (1662), Charpentier,Delalande, Couperin.

Le noyau musical minimum comporte les trois Lamentations de Jérémie (écrites sur la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor en -587, mais utilisées pour nous faire compatir à la douleur du Christ souffrant sa Passion dans le Jardin des Oliviers) et le Miserere. Toutefois, la célébration s’enrichit généralement de la psalmodie des antiennes d’ouverture et fermeture de chacun des quatorze Psaumes. S’y ajoutent souvent les répons à chacune des neuf Leçons, répons composés à partir de citations des évangiles. Enfin, le Benedictus final, lui-même, peut aussi être sujet à variation musicale.

S’agissant des Lamentations, chacune, excepté la troisième du vendredi, se divise en versets précédés d’une lettre hébraïque dans l’ordre de l’alphabet (Aleph, Beth, Ghimel, Daleth…), souvenir de la langue dans laquelle elles ont été écrites. Elle se termine par le verset "Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum" (Jérusalem, convertis-toi au Seigneur ton Dieu) inspiré du livre d’Osée et qui, à la manière d’une litanie, s’impose au fidèle comme la nécessité de se tourner vers Dieu.

S’agissant des répons, ce sont des textes qui relatent les épisodes de la Passion, extraits soit de la Bible, soit des sermons des Pères de l’Eglise, mais qui peuvent être aussi de libre invention. La structure du texte est en deux parties : le répons en tant que tel, suivi d’un verset. Cette forme particulière se reflète sur le plan musical généralement par une forme en rondeau A-B-A, la dernière section du répons étant reprise après le verset.

C’est sous cette forme très élaborée que l’Office des Ténèbres va atteindre son apogée au début du XVIII ème siècle. En effet, cette époque connaît en France un renouveau monastique d’une ampleur exceptionnelle, dû tout autant aux effets de la Contre-Réforme qu’à l’éclosion de vocations individuelles. Paris ne compte plus ses couvents, dont pas moins d’une soixantaine fondés entre 1600 et 1640. Si certains ordres observent une clôture stricte, beaucoup s’ouvrent sur le monde extérieur par l’aide aux pauvres et l’enseignement. Ils offrent aussi un refuge aux femmes seules et à celles auxquelles le repentir commande de se retirer du monde, temporairement ou à vie.

Un des établissements les plus connus pour sa mission éducative est Saint-Cyr, à quelques lieues de Versailles, fondé depuis peu par Mme de Maintenon. La maison est également réputée pour son rayonnement artistique en matière de théâtre et de musique. En 1686, Guillaume-Gabriel Nivers y est nommé maître de chant et organiste. Il compose de nombreux motets destinés aux offices de l’église. En 1733 seront publiés deux tomes de Chants et Motets à l’usage de l’Eglise et Communauté des Dames de la Royale Maison de Saint-Louis à Saint-Cyr.

Les Leçons de Ténèbres connaissent alors une grande vogue. On court en foule dans les couvents et les églises de la capitale pour entendre cette musique nouvelle, plus attractive que le plain-chant généralement pratiqué. Ainsi, les offices conventuels se transforment-ils peu à peu en de véritables concerts mondains. En 1705, Le Cerf de La Viéville écrit : « Mille gens ne vont plus à la grande messe ni à vêpres aux cathédrales, que quand l’évêque y officie avec une musique renforcée, et à moins qu’on soit sûr que les leçons [des ténèbres] seront travaillées de la main d’un compositeur fameux ». Il ne manque pas de s’offenser de cet engouement : « On loue des actrices qui, derrière un rideau qu’elles tirent de temps en temps pour sourire à des auditeurs de leurs amis, chantent une leçon le Vendredi saint ou un motet à voix seule le jour de Pâques. On va les entendre à un couvent marqué : en leur honneur, le prix qu’on donnerait à la porte de l’Opéra, se donne pour la chaise à l’église ».

Aujourd’hui la mode est passée, les ténèbres se sont répandues sur ces offices, qui ne sont plus célébrés qu’en de rares endroits, notamment chez les pénitents blancs de Nice.

Depuis des années, pendant la Semaine Sainte, la soprano Lisa Magrini ou divers ensembles vocaux ou musicaux, et particulièrement l’Ensemble Voxabulaire de Nice, qui apparaît là dans son registre préférentiel, la musique ancienne, accompagnent les pénitents blancs par des musiques rares, dans les soirées du mercredi et du jeudi (depuis plusieurs années, les pénitents blancs, appelés auprès de leur évêque, dans sa cathédrale, pour l’Office de la Passion et le Chemin de Croix, ne peuvent plus assurer le troisième Office des Ténèbres, celui du Vendredi Saint au soir).

Les chrétiens, les musicologues et amateurs de musique religieuse, ou tout simplement les curieux, sont vivement invités à y assister, le Mercredi Saint à 20 heures, et le Jeudi Saint à 20 heures.

Notons que, pendant la Semaine Sainte, la chapelle de la Sainte-Croix est en outre ouverte au public :

- le dimanche de la Passion, pour la messe des Rameaux, à 10h30 ;

- le Jeudi Saint, dès 14 heures, pour la messe de la Sainte-Cène, à 17 heures ;

- le Vendredi Saint, de 10 heures à 18 heures, pour le recueillement et la prière devant le reposoir fleuri (qui figure le Jardin des Oliviers, et contient le corps du Christ, en attente de la Résurrection) ;

- le dimanche de Pâques, pour la messe de la Résurrection, à 10h30.